HOMÉLIE DU 5 NOVEMBRE 2006
31e dimanche du temps ordinaire

CHAPELLE DE LA MAISON MÈRE-MALLET
Soeurs de la Charité de Québec (Québec)

Entretien avec Anne Fortin, théologienne

Job (19, 25)
Sagesse (1, 13-14)
Jn (10, 17-18a)
Jn (12, 27-28)
Jn (17,1-4)

Question:
Anne Fortin, les textes de saint Jean qu'on vient d'entendre sont d'une grand densité, il est question de don, d'angoisse, de glorifier le Père et avec vous ce matin, on va pousser la réflexion, on va laisser ces textes nous creuser, creuser des chemins en nous. Et ce n'est peut-être pas la chose la plus facile à faire mais on va méditer sur notre propre finitude, pas la mort des autres mais la nôtre, à la lumière de ce texte si profond de saint Jean. Et ce qui frappe d'entrée de jeu, c'est ce don. Ma vie nul ne la prend, je la livre de moi-même.

Anne:
Quand Jésus parle ainsi c'est sûr qu’il s'inscrit dans le don qu'il a reçu de sa propre vie, le don qu'il a reçu du Père et il ne conçoit pas sa vie comme étant sa propriété. Et ce que ça me dit sur ma propre vie et sur ma propre mort, c'est que c'est un don et que je dois m'inscrire dans ce don-là. Ce qui est incroyable, c'est que Jésus nous montre un chemin très difficile à suivre, c'est celui de la non possessivité de ma vie. On ne m'enlève pas ma vie, on ne me l'enlève pas, ce n'est pas à moi, c'est quelque chose que j'ai reçu et que je donne de la même façon que je l'ai reçu. C'est très difficile d'arriver à vivre cela, mais je pense que Jésus nous montre un chemin, nous montre quelque chose qui nous amène un espace autre en nous par rapport à notre vie et à notre mort.

Question:
Il reçoit sa vie du Père, il la donne.

Anne:
Voilà.

Question:
Et c'est le chemin dans lequel nous sommes invités, nous aussi, dans ce moment ultime à nous inscrire, mais on voit aussi l'angoisse de Jésus.

Anne:
C'est ça. Ce don là il le vit au creux de l'angoisse. Je pense que le texte est très important. Jésus dit: «Mon âme est troublée, je ne sais que dire.» Que dire? Que dire dans la détresse, dans l'angoisse, dans la profondeur où on est saisi par ce moment ultime? Et Jésus a tout partagé de la condition humaine. Il a tout de notre vie y compris l'angoisse, y compris la peur, y compris cette incapacité de nommer son rapport à soi dans cette mort-là qui est affreuse. Donc, au creux de cette détresse qu'est-ce qu'il voit? Il voit son incapacité de parler, son incapacité comme il dit de glorifier Dieu. Il dit: «Père, glorifie ton nom, parce que moi j'y arrive plus, j'arrive plus à rien dire.» Et là, la voix qui vient et qui dit: «Je l'ai fait, je l'ai glorifié et je le glorifierai encore et je suis présent et ma parole est avec toi.» Et qu'est-ce que ça peut être de mieux que de recevoir une parole qui nous vient d'ailleurs au lieu du plus profond de notre angoisse, de notre détresse. Et je crois qu'il y a là ce lieu du partage avec le Père de ce don-là et de cette capacité d'ouverture aux autres en disant: «Je la donne ma vie et je la donne.» Mais dire cela, c'est simplement parce qu'il y a eu cette parole du Père qui retentit en nous, mais ça, ça implique d'être descendu très profond dans l'angoisse.

Question:
Et cette capacité aussi de la dire, d'oser tout porter vers son père, cette angoisse.

Anne:
Oui, et c'est ça que les textes nous montrent. Ils nous montrent le chemin de cet acte de parole. Il faut parler, dans la mort, dans l'angoisse, il faut parler. On le sait aujourd'hui notre modernité nous dit bien qu'il faut parler, nommer les choses. Mais les textes bibliques déjà il y a 2000 ans, nous montrent le chemin d'une parole qui n'a pas peur de dire sa peur justement et qui n'a pas peur de dire: «Je ne sais plus quoi dire.» Et de dire: «Dans ce lieu-là j'ai besoin d'une autre parole qui me vienne d'ailleurs.» Donc dans mon angoisse face à ma mort, c'est une parole qui me vient d'ailleurs que je reçois étant dans la limite de ma capacité de me dépasser et bien c'est le Père qui me montre le chemin. Et les écritures pour moi qu'on partage aujourd'hui, ces textes qui deviennent parole de Dieu pour nous, nous montrent effectivement comment avancer dans l'inconnu de la mort.

Question:
Anne Fortin, l'espérance, la résurrection pour un chrétien, où la situe-t-on?

Anne:
J'aime beaucoup le dernier texte qu'on avait sur la vie éternelle. Il y a le mot vie éternelle et souvent on voit la vie éternelle comme une, bon enfin il n'y aura plus ces contraintes de temps. Mais d'après le texte qu'on a de Jean aujourd'hui, la vie éternelle c'est de connaître Dieu et de connaître son fils Jésus Christ. Donc c'est ici et maintenant dans cette présence de Dieu qu'est la vie éternelle où il y a un dépassement de notre limite dans le temps et l'espace. Et la résurrection c'est de connaître Dieu, d'être avec Dieu, d'être proche de Dieu et que Dieu se fait proche de nous. Donc, ça déplace un peu l'axe en disant, bon bien il y a la vie, il y a la mort, il y a la résurrection, la résurrection et cette présence, cette espérance au coeur de la souffrance et de l'angoisse. Cette vie éternelle elle nous est promise et c'est maintenant que l'horizon s'ouvre et c'est maintenant que l'espérance prend toute notre vie en elle.

Question:
Il y a aussi cette capacité peut-être, cette façon de dire que la souffrance est porteuse aussi de vie.

Anne:
Mais elle est porteuse de vie en autant qu'elle nous ouvre sur les autres. Parce que la souffrance c'est de nous ouvrir sur la souffrance des autres. Notre souffrance, je le dis souvent, il faut pas le prendre personnel. La maladie qui m'atteint, ce qui m'assaille et qui va me faire mourir bientôt, c'est pas à moi que ça s'adresse, c'est à l'humanité, c'est la condition humaine et je partage la condition humaine dans cette souffrance-là. Et ça peut m'ouvrir à toute cette souffrance-là dans le monde qui est tournée vers la même espérance. Donc je ne suis pas seul dans cette souffrance-là même si on le sait très bien qu'au moment ultime on est, on le dit assez, on est seul. Mais on est fils de Dieu, fille de Dieu, porteur de cette condition humaine-là, de frères et de soeurs qui fait que nous ne sommes pas abandonnés dans la mort. Et je pense que là il y a une espérance qui est difficile à monnayer, ça se monnaye pas par moins de souffrance, ça se monnaye pas par moins de peur. C'est l'ouverture sur la condition humaine. Tous mes frères et toutes mes soeurs souffrent comme moi, alors ça ne m'est pas épargné. Je peux le prendre personnel et me révolter, dire: «Pourquoi moi?» Ou je peux dire: «Ils sont tous avec moi, on est tous ensemble.»

Question:
Parce que notre société ne veut pas voir la souffrance. Et vous dites qu'elle ne nous appartient pas. C'est comme si on doit prendre une distance face à sa maladie. Ce n'est pas ma maladie, mais à l'intérieur de cette maladie, je suis un être souffrant avec l'humanité entière.

Anne:
L'humanité souffre, il faudrait être bien, bien fermé pour pas être conscient de la souffrance partout autour de nous. Pas juste ici dans ce qu'on vit, dans notre ville, elle est très présente la souffrance, mais partout à travers la planète il y a une solidarité dans cette souffrance-là. Donc moi je suis solidaire. Par exemple, moi je me sens solidaire des femmes en Afrique qui souffrent. Je me sens solidaire des femmes en Amérique latine qui vivent des souffrances très particulières. Je me sens proche d'elles. Mais on ne veut pas le voir comme vous dites. On ne veut pas se sentir menacé par ça, parce que si je sens que ma vie m'appartient, ce qui m'enlève ma vie me menace. La souffrance me menace, et là on est dans un cercle vicieux pris tout seul avec soi. La différence du chemin que nous montre Jésus c'est qu’il y a le Père qui nous fait frères et soeurs dans l'espérance de sa promesse. Mais c'est pas une spiritualisation pour sortir, pour s'enfuir, c'est une descente dans la profondeur de ce que Jésus nous montre comme n'étant pas si simple que ça.

C'est sûr que c'est pas simple et c'est pour ça qu'il faut qu'on reprenne les textes de l'Évangile continuellement en disant aujourd'hui ça me fait ça, demain ça me fait quoi, après demain et à l'heure de ma mort comment je réagirai? Mais j'ai besoin de ces textes-là, j'ai besoin de la parole de Dieu comme dit Jésus: «Père, glorifie ton nom, dis quelque chose, parce que moi je ne sais plus quoi dire.» Et les écritures sont cette parole qui vient nous dire quelque chose. On a besoin d'une parole qui nous vienne d'ailleurs, celui qui m'accompagne dans la mort, des fois il est très démuni. Qu'est-ce que vous voulez, on est tous démunis face à la mort et c'est là qu'il y a un tiers qui est l'écriture, cette parole de Dieu qui vient nous rejoindre chacun dans notre expérience. Le texte biblique vous dit quelque chose, le texte me dit quelque chose, mais ensemble nous devons revenir à cette parole qui nous est donnée, qui nous vient d'ailleurs. Là il y a une richesse extraordinaire où il y a une parole qui nous accompagne, qui nous précède, qui nous interroge, qui nous dit: «Va plus loin.» Qu'a fait Jésus dans sa mort? Comment il a traversé cette mort? Il a traversé l'angoisse, il a traversé l'incapacité de connaître d'avance le chemin. Il a dû s'en remettre au Père et il nous montre un chemin.

Question:
Alors le besoin profond de s'enraciner chaque jour davantage, c'est un chemin qui est toujours à refaire dans la parole, la parole qui donne vie, la parole qui peut tout transformer en don, un peu à l'image de ces femmes qui sont ici aujourd'hui, des Soeurs de la Charité qui ont tout donné au service des plus pauvres, des plus démunis.

Anne:
Je pense que c'est l'Évangile vivant qu'on a à recevoir, qu'on a à entendre. Comment on peut avoir mis sa vie depuis 30, 40, 50 ans au service des autres? Quelle parole de Dieu qui nous interpelle? Je pense que là il y a quelque chose qui est dérangeant pour nous qui vivons notre petite vie de petit gens affairés avec notre travail. On dit oups, il y a quelque chose d'autre là. Il y a d'autres gens qui ont fait autrement. J'ai à recevoir le choc de ce don-là et à le répercuter, pas pour me culpabiliser, mais pour me dire: «Il est où le don dans ma vie? Où est-ce que ça se passe le don?» Donc je pense que ce que nous vivons aujourd'hui est exemplaire de cette présence avec toutes celles qui ont fondé ces communautés de dons au Québec. On est imbibés par le don, le don dans la vie, dans l'accompagnement dans la mort, dans le souvenir des morts et dans l'espérance qui nous porte tous. Je pense que, de vivre ça, comme vous le disiez tout à l'heure, dans ce lieu très précis où des femmes ont donné leur vie, ça nous donne un autre sens sur la mort et sur la résurrection.


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