REPORTAGE
— 2004-02-24 LE PONT JACQUES-CARTIER: UN DANGER
PUBLIC?
«Les
statistiques disent que la majorité des gens qui ont
choisi le pont n'avait que choisi le pont. Si on les empêche
de sauter du pont, il n'y a absolument aucune preuve qu'ils
vont aller ailleurs.»
- Paul G. Dionne, coroner
Le
pont Jacques-Cartier
de Montréal a une bien triste réputation. Ils
sont trop nombreux à s'y rendre pour mettre fin à
leurs jours. Coroners, directeur de la santé publique
et psychologues exigent que le gouvernement fédéral,
responsable du pont, agisse immédiatement pour éviter
d'autres morts. La Société des ponts fédéraux
a refusé, jusqu'à présent, d'y installer
des barrières anti-saut. Elle soutient qu'une telle
mesure ne servirait qu'à déplacer le problème.
Pourtant, Washington et Toronto ont pris les grands moyens,
et les résultats sont probants.
L'an
passé, 13 personnes se sont suicidées en sautant
du pont Jacques-Cartier. Après le Golden Gates de San
Francisco, c'est le deuxième pont d'où l'on
se suicide le plus au monde. Ce pont est l'une des icônes
de Montréal, mais derrière cette image se cache
un triste bilan. À la veille de fêter ses 75
ans, le pont Jacques-Cartier compte des centaines de suicides.
En
ce début de janvier, tout le Québec avait rangé
son jardin depuis quelques mois. Monique Lapointe, elle, n'a
pas eu le temps ni le cur de s'y lancer l'automne passé.
Le 12 septembre dernier, Étienne, son fils unique de
24 ans, s'est suicidé en sautant du pont Jacques-Cartier.
«Je
continue à vivre, mais en même temps, 24 heures
sur 24, quoi que je fasse, je pense à ça, je
pense à lui surtout. C'est comme avoir une maladie
chronique. Moi, je considère que j'ai attrapé
une maladie chronique qui ne se guérit pas, qui ne
se guérira jamais, et je dois vivre avec.» - Monique Lapointe, mère
d'Étienne
Le suicide d'Étienne reste un acte inexpliqué.
En avril dernier, un événement inconnu l'a perturbé.
Étienne a été pris en charge par les
milieux psychiatriques, qui n'ont pas eu le temps de poser
un diagnostic clair. Mais, comme 90 % des gens qui se
suicident, il était atteint psychiquement.
«C'est
sûr qu'il y a beaucoup de façons de se suicider,
mais moi, je pensais que le pont Jacques-Cartier était
une valeur sûre. C'est pour ça que je l'ai choisi.» - Did Bélizaire
Did
Bélizaire est paraplégique à vie. Quelques
jours après Étienne, le 20 septembre, l'homme
de 34 ans décide de mettre fin à ses jours.
Embourbé dans les dettes, il avait tenté une
dernière fois de s'en sortir au Casino de Montréal.
Au milieu de la nuit, il perd tout, se rend au pont Jacques-Cartier,
et saute.
Il ne meurt pas, mais perd l'usage de ses jambes. Aujourd'hui,
au Centre de réadaptation de Montréal, Did pense
à son acte à chaque coup de roue. Avant ce 20
septembre, il était un grand sportif. Il regrette de
ne pas avoir été freiné dans son coup
de folie: «Moi, je mesure 6 pieds 7. La barrière
qui est là, je l'ai enjambée sans aucun problème.
[ ] C'est sûr que s'il y avait une barrière
de 20 pieds, je n'aurais jamais eu la force de grimper. Non,
je ne l'aurais pas fait.»
Tout le monde peut franchir la barrière du pont Jacques-Cartier.
Elle mesure 1,40 mètre, soit 4,5 pieds.
La question du déplacement
Au
Centre Champlain de la Sécurité du Québec,
on garde un il constant sur le pont à l'aide
d'une dizaine de caméras. Il y en a quatre qui visent
les trottoirs. Si les surveillants aperçoivent d'éventuels
candidats au suicide, les policiers sont immédiatement
alertés. L'an passé, il y a eu 45 interventions
policières où l'on a dû reconduire des
personnes dans les centres hospitaliers de la région.
Une surveillance qui n'est pas sans faille, comme le fait
remarquer Richard Lessard, directeur de la Santé publique
Montréal-Centre: «On a vu deux cas, l'automne
dernier, où les personnes en détresse sur le
pont ont été interpellées, dans un cas
par des travailleurs, dans un autre par des policiers, et
les personnes ont sauté parce que c'est trop facile
de sauter en bas du pont Jacques-Cartier. La clôture
est trop basse.»
Le
coroner Paul G. Dionne le sait bien, lui qui a déjà
ramassé une quinzaine de corps sous le pont Jacques-Cartier.
Aujourd'hui, il se bat contre la Société des
ponts fédéraux, propriétaire du pont,
pour ériger des barrières anti-saut.
Mais
si on installe de telles barrières, est-ce que les
gens iront se suicider ailleurs, dans le métro ou sur
un autre pont? En octobre 2002, un groupe de travail de 17
personnes, composé de psychiatres, suicidologues, policiers
et même de propriétaires du pont, a rédigé
un rapport qui dément la croyance populaire. Le phénomène
de déplacement serait moins fréquent que prévu.
«Les
statistiques disent que la majorité des gens qui ont
choisi le pont n'avait que choisi le pont. Si on les empêche
de sauter du pont, il n'y a absolument aucune preuve qu'ils
vont aller ailleurs.» - Paul G. Dionne, coroner
Conclusion unanime de ce rapport: l'installation de barrières
constitue la seule mesure efficace pour prévenir les
sauts à partir d'un pont. C'est la solution à
retenir pour le pont Jacques-Cartier. Tout le monde semble
d'accord, sauf que rien n'a été fait.
Un rapport de faisabilité est sorti un an plus tard,
en octobre dernier. Les ingénieurs proposent différentes
barrières anti-saut, dont le prix varie de 5 à
13 millions de dollars. Et pour assurer une efficacité
à 100 %, ils font appel à un spécialiste
du suicide. Marc Daigle doit fournir une opinion objective
sur le bien-fondé d'une telle installation et analyser
en profondeur le phénomène de déplacement.
En conclusion, il n'affirme pas que les barrières seraient
efficaces à 100 %, ce qui est impossible dans
le domaine de la psychologie. Toutefois, il les recommande:
«Si la barrière est le moindrement bien faite,
on s'entend que presque personne ne va sauter du pont Jacques-Cartier.
Le problème n'est pas là du tout. Les barrières
sont très très efficaces. La seule question
qui subsiste est: est-ce que les gens qui ne se suicideraient
pas du pont iraient se suicider sur un autre pont? Ça,
c'est une autre question. Si on parle uniquement des ponts,
il y a une recherche, qui est blindée, qui démontre
très bien, dans le district de Washington, qu'il n'y
aurait pas de déplacement.»
Les exemples de Washington
et Toronto
À
Washington, le pont Duke Ellington et le pont Taft sont situés
un à côté de l'autre. Deux ponts de la
même hauteur, au même endroit. En 1986, la ville
de Washington a fait ériger des barrières anti-saut
sur le Duke Ellington, pour protéger les cinq ou six
personnes en détresse qui sautaient dans le vide chaque
année. La ville ne protège pas le pont Taft,
moins célèbre. Or, une fois que les barrières
ont été installées sur le Duke Ellington,
on n'a pas observé d'augmentation de suicide du pont
Taft. L'exemple est très révélateur,
d'autant plus que les deux ponts commencent exactement au
même endroit.
À Toronto, la ville a aussi installé, au coût
de 6 millions de dollars, des barrières anti-saut sur
le viaduc de la rue Bloor, où il y avait de nombreux
suicides. Comme le pont Jacques-Cartier de Montréal,
le viaduc n'est pas choisi au hasard. Les personnes en détresse
privilégient des symboles, des icônes.
«Le
viaduc était devenu un aimant, il attirait les personnes
suicidaires. Plus de la moitié de tous les suicides
commis sur les ponts de Toronto se produisent précisément
là. Et pourtant, des ponts, à Toronto, il y
en a beaucoup.» - Al Birney
Après
un suicide fort médiatisé, le nombre de personnes
qui sautaient du viaduc Bloor a presque doublé. Une
commission d'enquête, menée par le coroner Wiliam
Lucas, a été instituée, et la Ville de
Toronto a installé des barrières. Selon le coroner
Lucas, «il n'est pas rare, pour des adolescents ou
toute personne prise dans un dilemme de ce genre, de réagir
de manière très impulsive, spontanée.
En quelques minutes, le geste est posé.»
Le coroner Lucas ne voyait aucun autre endroit à Toronto
qui méritait à ce point d'être protégé,
même pas les stations de métro.
«Nous
allons peut-être découvrir que le taux de suicide
ailleurs ne bougera pas. Mais au moins, nous aurons bloqué
l'accès à un endroit où des suicides
impulsifs se produisaient.» - Isaac Sakinofsky, suicidologue
Et le pont Jacques-Cartier?
À
Montréal, il y a eu un premier rapport en octobre 2002,
dirigé par Richard Lessard, qui arrivait à la
conclusion que des barrières étaient le moyen
le plus efficace pour prévenir les suicides sur le
pont Jacques-Cartier. Et puis il y a eu un deuxième
rapport un an après, en octobre dernier, dans lequel
le psychologue Marc Daigle arrivait lui aussi à la
conclusion que des barrières étaient un bon
moyen de prévention.
«C'est
une toute petite partie de la prévention du suicide,
mais il faut la faire. Il faut la faire parce que c'est relativement
facile. C'est relativement facile de construire une barrière
pour empêcher quelqu'un de sauter d'un pont.» - Marc Daigle, psychologue
En dépit de toutes ces recommandations, le propriétaire
du pont a demandé une troisième étude
pour analyser les conclusions des deux premiers rapports.
Pour ça, il fait appel à Luc Granger, un psychologue
spécialisé en méthodologie, mais pas
du tout en suicide. Pour lui, il est inutile de placer des
barrières. Ce ne serait, écrit-il, «qu'un
cataplasme qui ne changerait rien de significatif au problème
du suicide au Québec».
«La
vraie question que l'on doit se poser en termes de société
et en termes, je pense, de dépense de fonds publics,
c'est: Si j'enlève un moyen pour tel coût,
est-ce que j'ai vraiment diminué le taux en général?» - Luc Granger, psychologue
Le 8 octobre dernier, la Société des ponts
fédéraux a émis un communiqué
de presse dans lequel elle prononçait un non catégorique
aux demandes de barrières anti-saut sur le pont Jacques-Cartier.
On affirme que ça ne réduira pas le taux de
suicide au Québec et que c'est bien trop cher.
Toutefois,
le 26 janvier dernier, à Ottawa, lors de la visite
de l'équipe d'Enjeux, André Girard, de
la Société des ponts fédéraux,
a été visiblement moins catégorique.
Il a même présenté un croquis. L'idée
est non pas de remplacer la barrière, mais d'y ajouter
une extension. Ce projet, c'est une demi-mesure. Ce n'est
pas une vraie barrière anti-saut. Selon André
Girard, le fait de rehausser la barrière actuelle donnera
juste plus de temps aux policiers pour intervenir auprès
d'éventuels candidats au suicide. En plus, ce n'est
pas très cher, à peine 1 million de dollars,
plutôt que les 5 à 13 millions initialement prévus.
Du croquis aux appels d'offres et à l'installation,
la Société des ponts fédéraux
se donne jusqu'à la fin juillet pour surélever
les barrières. En même temps, André Girard
prépare les 75 ans du pont Jacques-Cartier, qui seront
célébrés dans un an et demi. Pour cette
grande fête populaire, il mijote un projet de 5 millions
de dollars.
À
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