Secrets de scénariste : Sonia Bonspille Boileau
En cette période où bien des gens passent plus de temps à la maison qu’auparavant, pandémie oblige, les séries télé sont quasiment devenues un service essentiel.
Si une grande partie des personnes passionnées du petit écran sont familières avec le format télévisuel, peu d’entre elles connaissent les rouages du métier de scénariste de séries télé. C’est dans cette optique que nous avons eu l’idée de lancer Secrets de scénariste
, des billets où vous pourrez en savoir davantage sur ce métier hors de l’ordinaire ainsi que sur la vision de ceux et celles qui le pratiquent.
Le dernier scénario de Sonia Bonspille Boileau a beaucoup fait jaser au cours des dernières semaines. La série Pour toi Flora, qui sera diffusée à ICI Télé au printemps 2022, racontera l’histoire des pensionnats autochtones à travers deux personnages centraux arrachés de leur famille pour y être assimilés. C’est la toute première série de la cinéaste et scénariste mohawk qui a notamment signé le documentaire Last Call Indien ainsi que les longs métrages Le dep et Rusic Oracle. Nous avons eu la chance de lui parler il y a quelques jours.
Voici le compte rendu de cet entretien.
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D’où t’est venue la passion pour l’écriture et la scénarisation?
Au secondaire, j’aimais beaucoup écrire n’importe quoi, n’importe quand. J’étais l’ado typique des années 90 qui s’enfermait dans sa chambre, écoutait de la musique et écrivait sur n’importe quoi : les peines d’amour, les amitiés, la vie, les grandes questions de la vie. Bref, des anxiétés d’ado.
J’ai réalisé que je m’exprimais beaucoup plus facilement à l’écriture qu’à l’oral et c’est encore vrai aujourd’hui, je pense. J’ai parfois de la misère à exprimer mes idées, mes émotions, quand je parle, surtout avec des gens près de moi. À l’écrit, ça sort beaucoup plus facilement.
Je pense que ça vient de là à la base. J’ai étudié en arts et lettres au Cégep Lionel-Groulx parce que je voulais faire du théâtre. Finalement, j’ai réalisé que j’aimais beaucoup plus l’écriture et l’arrière-scène que le jeu. Je n’étais pas très bonne comédienne. Dans le fond, au cégep, il y a deux choses qui se sont concrétisées : j’ai découvert que j’aimais mieux mettre les gens en scène au lieu de jouer et j’ai réalisé à quel point j’aimais lire et écrire.
Comment une idée de scénario te vient-elle en tête? Est-ce un processus parfaitement conscient ou plutôt aléatoire?
Je pars toujours de moi. Je ne veux pas dire que mon processus est égocentrique parce que ça sonne plutôt négatif, mais j’écris toujours à partir de quelque chose qui me dérange; un sujet qui vient me chercher, qui me fait mal, m’empêche de dormir. Si ça fait plusieurs fois que je me réveille pendant la nuit et que je n’arrive pas à m’endormir en raison d’un sujet spécifique qui m’habite, je me dis qu’il faut que je le creuse. Évidemment, comme je suis une personne mohawk et des Premières Nations, il y a beaucoup d’injustices face aux Autochtones dans les 20 dernières années qui sont venues me chercher. Je pense que c’est pour ça qu’instinctivement j’ai gratté ces enjeux avec mes scénarios parce que ça me touche. Dans le fond, si c’est pas quelque chose qui vient de mes tripes, je me sens inadéquate. (Rires) Si je n’ai pas l’impression que ce que j’écris a de l’allure, c’est parce que c’est trop loin de moi. Je me vois mal un jour écrire une espèce de science-fiction hyper masculine. Il faut toujours que je trouve le lien entre le sujet et moi pour que je puisse écrire facilement, pour que ce soit le plus vrai possible.
Vises-tu toujours à aborder différents thèmes d’une production à l’autre?
En fait, je me rends compte à quel point ça évolue depuis un petit bout. Quand j’ai fini mes études en cinéma à Concordia, je me suis dit qu’il y avait trois sujets que je voulais vraiment aborder dans le monde de la télé et du cinéma. D’abord, c’était la question de l’identité parce que je suis mêlée (rires), dans le sens où mon père est Québécois et ma mère est Mohawk. Je me suis toujours sentie un peu perdue entre les deux. Je voulais aborder l’identité, les femmes autochtones disparues et assassinées ainsi que les pensionnats. Ce sont les trois enjeux qui mettent feu à mon ventre. Là, je suis déjà rendue au troisième sujet; c’est écrit et exorcisé, comme on se lance en production cet été. Je me sens un peu plus libérée côté écriture.
J’ai l’impression que j’ai dit ce que j’avais à dire, alors je me sens plus libre de me laisser inspirer par d’autres choses, qui viennent me chercher évidemment. Ça ne change pas; ça doit venir de mes tripes. Je vois plus de possibilités.
On dirait qu’il y a quelque chose là qui pèse moins sur mes épaules que j’ai quelque chose à dire, j’ai quelque chose à dire, j’ai quelque chose à dire
. J’ai l’impression que si tu m’avais posé cette question-là il y a 10 ans, ma réponse aurait été vraiment différente. J’aurais eu une mission : Je veux parler de ça. Ça, c’est un enjeu dont je veux absolument traiter.
Je me sens un peu libérée et je me dis que je vais voir ce qui m’empêche de dormir dans les prochaines années, ce qui m’inspire. Les prochains sujets seront peut-être plus positifs, je ne sais pas. Je vais laisser le temps me guider.
Quels sont les ingrédients essentiels pour créer une bonne série?
Si je me fie à ce que tout le monde me dit, je dirais l’authenticité. Si tu crées des personnages qui ont des dialogues authentiques, ça part déjà bien. Il n’y a rien qui m’écœure plus que de regarder une série où je me dis : Voyons, il y a pas un chat sur la Terre qui parle de même.
C’est un turn off total. J’ai plein d’exemples en tête, surtout dans les séries américaines à pompon. Pour moi, il doit y avoir une authenticité dans les personnages, dans les mots.
Je pense que ce qui fait que certains de mes projets fonctionnent bien, c’est qu’ils mettent un point de vue unique de l’avant, mais que les thèmes y étant abordés sont grands et universels. Il faut que n’importe qui puisse s’identifier à l’histoire, aux personnages.
J’ai réalisé que pour faire passer certains messages, surtout à contenu autochtone, il fallait que j’ouvre grand, que je prenne des thèmes comme la famille, les problèmes interpersonnels, tous ces enjeux qui viennent chercher tout le monde, et que je les plante dans quelque chose de spécifique.
Comme ça, les gens s’identifient à ce qu’ils voient, même si c’est une autre culture ou une autre perspective. Ça, je trouve ça beau. Ça crée une liaison entre le public et les personnages à l’écran. Je suis très consciente de ça quand j’écris. Est-ce que les gens vont se reconnaître dans cette émotion-là? Dans cet échange-là? Même si c’est ancré dans un contexte qui est loin d’eux.
Qu’est-ce qui est le plus difficile dans l’écriture?
Étant donné que j’écris des histoires ancrées dans la réalité, souvent basées sur des histoires vraies et des témoignages, c’est très lourd émotivement. C’est arrivé souvent qu’en plein milieu d’une scène, je braille ma vie parce que je m’identifie beaucoup à ce que j’écris. Je suis très consciente que j’écris ce qui est déjà arrivé, ce que des gens ont vraiment vécu. C’est la raison pour laquelle ça m’a pris presque trois ans pour écrire Pour toi Flora, ma série qui sera bientôt en production. Ça m’a pris trois ans et ce n’est pas par paresse, c’est vraiment parce que c’était très dur émotivement à écrire. C’était pénible de penser que des enfants, des familles ont vécu ça. Pour moi, ça a été le bout le plus dur. Pour mes prochains projets, je suis certaine que d’autres défis que je ne connais pas encore se pointeront le bout du nez.
Qu’est-ce qui est le plus satisfaisant?
Finir. (Rires) Aboutir à quelque chose. En fait, pour vrai, ce que j’aime le plus, c’est quand tu laisses dormir un scénario, puis quand tu le relis, tu te dis que c’est vraiment bon. Ça fait du bien parce que souvent, on dit : Ark, à quoi je pensais? C’est donc ben pas bon!
(Rires) Mais les petits moments où tu te dis : Wow, j’ai écrit ça! C’est donc bien fort!
sont très satisfaisants. J’avoue que ces petits moments-là, ça me confirme que je suis peut-être à la bonne place, que j’exerce sûrement le bon métier. Ça, c’est cool.
Ta série Pour toi Flora aura comme trame centrale l’histoire des pensionnats autochtones. Qu’est-ce qui est plus intéressant dans la fiction que dans le documentaire lorsqu’on aborde un sujet aussi chargé?
J’ai compris quand j’ai fait Le dep, mon premier long métrage de fiction, que j’essayais tout le temps de passer des messages à contexte un peu politique ou social dans mes documentaires, ce qui faisait que je rejoignais des gens qui connaissaient déjà le sujet. Quand tu vas voir un documentaire sur un enjeu particulier, c’est parce que forcément, ça t’intéresse. Quand j’ai fait Le dep, il a été présenté à l’international et les gens y étaient très réceptifs. Ils étaient impliqués dans la trame, les personnages, et, par conséquent, s’intéressaient au contexte autochtone. C’est là que j’ai réalisé à quel point j’allais rejoindre beaucoup plus de personnes qu’avec le documentaire parce que ces personnes qui n’avaient peut-être pas d’intérêt envers les enjeux autochtones étaient captivées par l’histoire, vivaient des émotions, voulaient comprendre.
C’est à ce moment que j’ai saisi tout le pouvoir de la fiction : tu lis des émotions et tu t’attaches à des personnages qui sont peut-être loin de toi, mais tu t’identifies à eux, donc tu es forcément plus ouvert, plus intéressé à leur parcours, à leur réalité, à leur histoire.
Pour moi, c’était un peu ça avec Pour toi Flora : je ne voulais pas faire un documentaire qui n’allait être vu que par des gens intéressés par le sujet. Je souhaitais créer une dramatique qui viendrait chercher les gens par les tripes, qui les plongerait dans une histoire et créerait de l’empathie, envers les personnes qui ont vécu ces situations ou qui les vivent encore. Je pense qu’il est là, le pouvoir de la fiction.
As-tu des objectifs en tête avec cette série vis-à-vis du grand public?
Oui, mais c’est pas nécessairement dans le contenu, plus dans le contenant. Je pense que c’est notre plus grand objectif en tant que boîte de production autochtone : on voulait un projet qui allait être fait par et pour les Autochtones, en les impliquant devant et derrière la caméra. Leur faire de la place dans l’univers du cinéma et de la télé au Québec et au Canada. On n’a pas encore de place, surtout pas au Québec malheureusement. Dans le Canada anglais, il y a un peu plus d’ouverture, il faut dire qu’il y a plus d’Autochtones, mais au Québec, on est un peu en arrière là-dessus.
Les créateurs autochtones, il y en a, mais on est dans notre petit cercle; on se connaît entre nous, mais ça ne débloque pas. Jason [Brennan, producteur et réalisateur de Nish Média,] et moi, on a une boîte de production autochtone, mais on est aussi impliqués dans le milieu non autochtone. On a le luxe d’agir un peu comme un pont. On va faire cette série parce qu’on a l’expérience et le professionnalisme pour y arriver tout en amenant des gens avec nous.
On a investi beaucoup dans la formation, dans du mentorat. Il va y avoir tellement de gens du milieu artistique qui vont être impliqués comme comédiens, comme figurants et au niveau de la direction artistique et de la caméra. Tout le personnel clé, les chefs de département savent que c’est ce qu’on veut faire et ils sont très ouverts à ça. On s’est entourés d’une équipe qui avait les mêmes objectifs que nous.
Il faut donner la chance aux personnes autochtones souhaitant travailler en télé d’acquérir de l’expérience pour qu’elles puissent ensuite aller raconter leurs propres histoires, pour lancer le processus créatif de leur bord. On est quand même fiers de cette démarche et on espère que ça va paraître à l’écran.
Quels ont été les principaux défis dans l’écriture du scénario?
Le côté traumatisant, je dirais. Un autre des grands défis, c’était de ne pas tomber dans ce que j’appelle « le trauma porn ». Pour moi, c’était super important que la série soit écrite avec beaucoup de respect pour les personnes survivantes. Ça aidait beaucoup qu’elles lisent les scénarios; elles pouvaient me guider pour que ce soit fait avec délicatesse et respect. Je sais que parfois, on a envie de montrer des scènes très dures à l’écran. On a envie de bousculer. Je ne voulais pas tomber dans de la violence gratuite. Je trouvais ça parfois difficile d’être sur la ligne; oui, c’est important de raconter ce qui est arrivé et c’est vrai que la réalité est très dure présentement, mais il fallait suggérer ces douleurs sans nécessairement montrer la torture et l’abus visuellement. Ça a été un défi assez difficile.
Heureusement, j’avais des diffuseurs qui étaient compréhensifs, qui abondaient dans le même sens que ma conseillère en scénarisation et moi. Le travail d’équipe s’est très bien déroulé. J’ai été vraiment choyée d’avoir des gens respectueux du sujet aussi à Radio-Canada.
L’autre défi d’importance, c’était que la série ne pouvait s’écrire rapidement. J’admire les scénaristes qui sont capables de pondre 10 scénarios en un cycle de développement. Je ne comprends pas. (Rires) Moi, je réfléchissais tout le temps. C’était un processus beaucoup plus long que prévu pour moi. Je pensais que j’allais être capable d’écrire la série en un an et ce n’était pas du tout réaliste.
Sonia Bonspille Boileau, merci beaucoup!
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La série de fiction autochtone Pour toi Flora sera diffusée au printemps 2022 sur ICI Télé.
À bientôt pour un autre billet de la série Secrets de scénariste
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