Le
fameux Programme canadien de contrôle des armes à
feu devait nous coûter 2 millions de dollars. C'est
ce qu'on disait aux contribuables, lors de l'adoption de la
loi en 1995. Pouvait-on se douter que neuf ans plus tard,
cette loi, qui oblige les Canadiens à enregistrer leurs
armes à feu, allait coûter 2 milliards de dollars?
Comment expliquer cette effarante escalade des coûts?
Une équipe de Zone libre a fait enquête.
Le
13 juin 1995, la loi qui va obliger tous les Canadiens à
enregistrer leurs armes à feu passe au vote. Les conservateurs
et les réformistes se prononcent contre la loi. Le Bloc québécois
vote pour. Les libéraux votent massivement pour la loi. Mais,
coup de théâtre : des députés libéraux
de circonscriptions rurales osent voter contre la ligne de leur
parti. Le résultat du vote : 192 pour et 63 contre.
La loi est adoptée.
Une
loi qui va se buter à la résistance des propriétaires
d'armes à feu. Ces derniers devaient déjà enregistrer
leurs armes à feu à autorisation restreinte, comme
les revolvers, et toute nouvelle arme achetée. Mais pour
la première fois au Canada, le gouvernement Chrétien
veut faire enregistrer toutes les armes. Une tâche monumentale.
Ne pas enregistrer son arme est une infraction criminelle, passible
de prison.
Le
vote s'était pris sur la promesse du ministre de la Justice
de l'époque, Allan Rock, que cela ne coûterait que
2 millions de dollars, net, après revenus. Mais en 1995,
les dépenses se chiffraient à 85 millions de dollars.
En 2000, c'était rendu à 327 millions de dollars.
En 2002 : 688 millions de dollars. Et aujourd'hui, on
parle de 2 milliards de dollars!
Pourquoi
cette escalade des coûts? Une équipe de Zone libre
s'est rendue à Ottawa pour poser des questions. Mais elle
s'est heurtée à des portes fermées. Par la
loi d'accès à l'information, Zone libre a découvert
que des centaines de millions de dollars ont été dépensés,
comme s'il s'agissait d'une petite caisse.
Les
dérapages
Zone
libre a réussi à retracer les dérapages
coûteux, à partir du moment où Anne McLellan
a pris les rênes du programme, en 1997. D'abord, il y a trente
permis différents, et les formulaires comptent jusqu'à
huit pages. Le système informatique est engorgé :
trop de données doivent être enregistrées. De
plus, il y a 90 % d'erreurs ou d'omissions sur les demandes
de permis. Et les formulaires changent plusieurs fois. En 1998,
la responsable du programme, la ministre Anne McLellan, engage la
firme EDS pour mettre sur pied un système informatique. Coût : 1
million de dollars. Cette firme est bien connue à Ottawa.
C'est EDS qui a échoué à informatiser les pensions
de vieillesse du fédéral, en 1997. C'est aussi EDS
qui n'a pu terminer son contrat au Québec pour uniformiser
les systèmes informatiques du gouvernement - le fameux projet
GIRES. En 2002, après 32 amendements au contrat, le système
informatique a coûté 227 millions de dollars. Et il
ne suffit pas à la tâche. Il faut dire que le client,
le Centre des armes à feu, a demandé 2000 changements
informatiques. Par exemple, le permis, qui coûtait 60 $,
a été réduit à 10 $, pour ensuite
être gratuit un certain temps. Le gouvernement a remboursé
ceux qui avaient payé. Presque 8 millions de dollars. Une
dépense imprévue. Sans compter que les remboursements
ont été faits à la main. Le système
informatique n'ayant pas prévu une telle chose.
Anne
McLellan, qui représente Edmonton, nomme à la tête
du Centre canadien des armes à feu l'Albertain Garry Webster.
Il va dépenser 205 000 $ en frais de voyage, entre
Edmonton et Ottawa, en 18 mois. Cela fait scandale.
Autre
dépense imprévue sous le règne d'Anne McLellan : les
frais de cour. L'Alberta traîne Ottawa en Cour suprême
sur la question de la légalité de la loi. Une longue
bataille juridique. A quel coût? Personne ne peut le dire.
En juin 2000, la Cour suprême donne raison à Ottawa,
mais permet aux provinces de ne pas administrer le programme. C'est
alors Ottawa qui va administrer le programme à la place des
provinces récalcitrantes. Autant de dépenses non prévues.
Une à une, les provinces se retirent du programme des armes
à feu. Aujourd'hui, huit provinces refusent même de
poursuivre en cour ceux qui n'enregistrent pas leur armes. Seules
deux provinces le font : le Québec et l'Île-du-Prince-Édouard.
Troy
Reeb
Entretemps,
les cafouillages se multiplient. Troy Reeb, un journaliste de Global
News, à Ottawa, révèle à Zone
libre un cas de gaspillage éhonté. Le journaliste
raconte qu'il s'est procuré, dans une boutique de surplus
informatique, des lecteurs de code barres du Registre canadien des
armes à feu. On sait que ça vient du Registre parce
que c'est indiqué sur l'emballage. Ces lecteurs étaient
en vente dans cette boutique à 5 $ chacun. Le gouvernement
avait payé 984 $ pour chacun de ces lecteurs de code
barres! Selon le journaliste, on parle d'une perte pour le gouvernement
canadien d'environ 30 000 $.
Encore
aujourd'hui, l'enregistrement des armes a des ratés. Michel
Leblanc, de Saint-Hyacinthe, raconte qu'il lui aura fallu 16 mois
pour se procurer un permis. Harry Walker, d'Halifax, a reçu,
lui, cinq certificats pour une seule et même arme.
La
moitié des armes de poing sont devenues illégales.
Des citoyens ont préféré apporter leur fusil,
même légal, à la police, plutôt que de
l'enregistrer. Au Québec, 30 000 armes ont été
détruites, peu importe leur valeur. Frustrés, plusieurs
propriétaires d'armes à feu déchirent leurs
permis, brûlent les certificats d'enregistrement.
Les
trouvailles de la vérificatrice générale
Alan
Gillmore
L'équipe
choc de la vérificatrice, dirigée par Alan Gilmore,
a scruté à la loupe les finances du programme. L'enquête
dure plus d'un an. Des milliers d'heures de travail avec les bureaucrates
du ministère de la Justice. Alan Gilmore ne sait toujours
pas combien d'argent a été dépensé : « Ils
nous ont donné ce qu'ils ont pu. Nous leur avons dit que
c'était incomplet. Ils nous ont répondu qu'ils n'avaient
rien de plus. Et c'est là que nous avons arrêté. »
Alan Gilmore jette l'éponge, il arrête le travail de
vérification. Le système de comptabilité du
ministère ne fonctionne pas. Pourtant, dit-il, le ministère
a dépensé 560 000 $ pour justement mettre
à jour ce système de comptabilité. Le coût
global du programme demeure la grande inconnue. Ce vérificateur
d'expérience, auteur d'une vingtaine de vérifications,
n'a jamais vu une telle escalade des coûts : « Ils
avaient une bonne partie des données sur les dépenses
qu'ils contrôlaient, mais ne savaient rien sur celles qu'ils
avaient …oublié de contrôler. » Oublier
de comptabiliser les 135 millions de dollars en remboursements à
la GRC et aux gouvernements provinciaux! Oublier les frais de contestation
judiciaire en cour suprême ainsi que le coût total de
location des bureaux!
Le
3 décembre 2002, la vérificatrice générale
dévoile que le programme des armes à feu va coûter
1 milliard de dollars - 500 fois plus que prévu. Le ministre
Martin Cauchon, qui a remplacé Anne McLellan en janvier 2002,
va devoir expliquer un gaspillage dont il n'avait même pas
idée.
Le
député Garry Breitkreuz tente depuis huit ans de savoir
ce qui se passe avec ce programme : « Martin
Cauchon ne nous écoutait pas alors. Il ne tenait pas compte
de notre recherche. Ses fonctionnaires lui disaient de ne pas m'écouter.
Selon moi, c'est un affront au processus parlementaire, et visiblement,
les fonctionnaires n'informent pas le ministre comme il faut. »
Il fait 400 demandes en vertu de la Loi d'accès à
l'information. Des données qu'il s'empresse de mettre sur
son site web.
Ce
jour là, Sheila Fraser déclare : « Je
trouve épouvantable le coût, la croissance des coûts
et je trouve ça inexcusable que les parlementaires n'aient
pas été informés. » C'est
une dure journée à la Chambre des communes pour Martin
Cauchon. Il devra faire face au feu nourri de questions sur le programme.
Les attaques les plus dures venant bien sûr du député
Breitkreuz. Au moins sept fois, les députés demandent
le coût total du programme, sans avoir de réponse.
Des députés libéraux s'en prennent aux ministres
libéraux.
Encore
plus d'argent pour le programme
La
plupart des dépenses - 70 % - provenaient de budgets
supplémentaires, ce qui veut dire qu'elles n'avaient pas
été calculées! La vérificatrice a trouvé
cela très troublant.
Garry Breitkreuz
Malgré
le scandale financier du Programme canadien des armes à feu,
le gouvernement va tenter de le sauver en injectant encore plus
d'argent. Le 5 décembre 2002, Martin Cauchon demande 72 millions
de dollars supplémentaires. C'était prévu depuis
quelque temps. Mais là, deux jours après le rapport
de Sheila Fraser, ça tombait particulièrement mal.
Le député Breitkreuz : « D'habitude,
on ne s'attarde pas aux fonds supplémentaires, on s'en tient
au budget alloué. Mais là, ils voulaient 72 millions
de dollars de plus. Je me suis préparé en informant
tous les députés de la Chambre. Je leur ai dit :"La
vérificatrice générale a dit qu'il y a un problème
avec le programme des armes à feu et qu'on nous cache la
vérité. Il ne faudrait pas approuver cela." […]
C'est très grave. Un député libéral
qui refuse d'approuver un budget peut se voir évincé
du caucus, même voir sa candidature aux prochaines élections
écartée par le premier ministre. Les députés
libéraux d'arrière-ban sont allés voir Don
Boudria et Martin Cauchon en disant qu'ils ne pouvaient approuver
cela. »
Martin
Cauchon : « Le fameux vote avant Noël,
où on est en pleine tourmente, Don Boudria me dit que ça
va être compliqué, voire impossible, si on maintient
la composante armes à feu dans les éléments
budgétaires. » Don Boudria, leader parlementaire : « Nous
avons conclu qu'il fallait enlever l'item en question des crédits
budgétaires. » Pour retirer sa demande
de crédits supplémentaires, le gouvernement a besoin
de l'accord de tous les parlementaires. Le vote est retiré.
C'est une première pour les libéraux de Chrétien.
Et une victoire pour le député Breitkreuz.
Martin
Cauchon
Mais
au lendemain de l'histoire des crédits supplémentaires
retirés à la hâte, que fait Martin Cauchon?
M. Cauchon : « Je perdais un montant
d'un côté et là je me retrouvais comme ministre
dans une situation où je faisais ce qu'on appelle du cash
management - c'est connu à Ottawa. C'est-à-dire que
je prends des sous à une place et je les mets à l'autre
place. Du déplacement d'argent jusqu'à ce qu'on puisse
arriver à l'autre étape budgétaire, et réussir
à avoir notre vote. »
Le
député Breitkreuz : « Le
cash management, qu'est-ce que ça veut dire? En fait, ils
empruntaient au Conseil du trésor. Par la Loi d'accès
à l'information, j'ai appris que le programme des armes à
feu avait dérapé, qu'il existait plusieurs comités
spéciaux pour le gérer, et qu'ils empruntaient au
Conseil du trésor. »
Don
Boudria : « C'était seulement
des crédits budgétaires intérimaires. Il y
a un autre groupe de crédits adoptés en mars 2003
et là, il a réussi à se reprendre. »
Le 24 mars 2003, le Parlement accorde le fameux budget - les 72
millions de dollars - pour alimenter le programme des armes à
feu.
Mais
pas moyen de couper dans le système informatique qui continue
de coûter cher, très cher. Après la tentative
de EDS de créer un système informatique, les firmes
CGI et BDP doivent tout recommencer! Un contrat de 300 millions
de dollars pour le créer, l'installer et le faire fonctionner.
Aujourd'hui encore, le système informatique n'est pas installé.
CGI et BDP demandent 15 millions de dollars de plus. Et, par la
loi d'accès à l'information, Zone libre a appris
avec surprise que la compagnie EDS, celle qui avait échoué
à équiper le Centre des armes à feu d'un système
informatique, a un nouveau contrat de 115 millions de dollars. Elle
aura reçu, au total, 410 millions de dollars. Tout compris,
le système informatique aura coûté 725 millions
de dollars. C'est beaucoup d'argent pour une loi qui n'est pas appliquée
dans la plupart des provinces.
En
conclusion
Sheila
Fraser
Un
milliard de dollars a déjà été dépensé,
comme l'a révélé la vérificatrice générale,
avec les coûts informatiques, les dépenses occultes
et les frais courants. Le programme des armes à feu va nous
coûter 2 milliards de dollars avant d'être fonctionnel.
Le gouvernement Martin a nommé Anne McLellan à nouveau
à la tête du programme. Ses bureaucrates doivent analyser
les déboires du programme, bref enquêter sur la patronne!
La vérificatrice générale, Sheila Fraser, s'est
promis de vérifier à nouveau les finances de ce programme : « Le
programme des armes à feu n'est vraiment pas acceptable. »
Et c'est le pire gouffre financier qu'elle ait vu.
L'émission
Zone Libre est diffusée sur les ondes
de Radio-Canada le vendredi à 21 h.
Elle
sera présentée en rediffusion dans le cadre
de l'émission Place publique, le jeudi
à 12 h 30, et sera alors enrichie par des
commentaires et des discussions en direct. En outre, on répondra
à des questions des téléspectateurs soulevées
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