Il est 10 h 30.
C'est le début d'une courte nuit pour Audrey-Anne.
Après
quelques heures, son père est réveillé
par sa fille malade. Quelques
minutes plus tard, il doit retourner auprès de
son enfant. Chez les Fiset-Ouellette,
ce scénario se répète toutes les
nuits.
« De 3 h 30 à 5 h 30
ce matin, tu avais de la difficulté à respirer...
Ça ne
fonctionnait pas. Papa a tout essayé, mais il n'y
avait rien à faire. »
La
petite Audrey-Anne, âgée de deux ans et demi,
est atteinte de la maladie de Tay-Sachs,
une maladie neurologique qui s'explique par l'absence
d'une enzyme essentielle à notre développement
physique et mental.
Depuis un an,
ses parents vivent un véritable enfer. Ils doivent
veiller jour et nuit sur elle. Tous les matins, ils la
nourrissent en la gavant, puisque la petite ne peut plus
rien avaler.
Ces parents assistent
impuissants à la mort de leur enfant. Audrey-Anne
est aveugle et deviendra possiblement sourde. Elle n'a
plus de tonus musculaire et elle fait aussi des convulsions
à répétitions.
Une maladie très rare
À la naissance,
rien n'annonçait la maladie d'Audrey-Anne. Elle
a été un bébé dodu, en pleine
santé, qui comblait de bonheur ses parents. Mais
à 9 mois, elle a présenté les premiers
signes de retard dans son développement. Puis,
quelques mois plus tard, tombe l'horrible verdict des
médecins : la petite est atteinte de la maladie
de Tay-Sachs, une maladie extrêmement rare. Si rare
en fait, qu'on leur apprend que leur fille est le seul
cas au Canada. Pour les parents, c'est le choc, ils n'ont
jamais entendu parler de cette maladie :
« C'était
une maladie essentiellement reliée aux gens
de la communauté juive ashkénaze.
Or, nous sommes franco-canadiens d'origine. »
|
La
maladie de Tay-Sachs fait partie des nombreuses
maladies dites « orphelines ».
Des maladies qui, prises individuellement, n'attirent
pas l'attention parce qu'elles ne touchent qu'une
faible proportion de la population, mais qui,
ensemble, font beaucoup de victimes.
Pour transmettre la maladie à leur enfant,
les deux parents doivent être porteurs du
gène. Le risque que l'enfant en soit atteint
est
alors de 1 sur 4.
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Le couple Fiset-Ouellette ne savait évidemment
pas qu'ils étaient porteurs du gène assassin
de Tay-Sachs avant que leur petite naisse. Et pourtant,
Lucie avait pris toutes les précautions pour ne
pas avoir d'enfant malade en passant, avec son conjoint,
une série de tests en laboratoire privé.
Mais ils apprendront plus tard qu'ils n'avaient pas passé
un test spécifique pour la maladie de Tay-Sachs.
« C'est correct Audrey, il ne faut pas que
tu aies peur. Laisse sortir,
bébé, c'est bien, laisse aller... On t'aime. »
Le couple refuse
de croire qu'il est le seul à vivre ce drame. En
s'informant et en fouillant sur Internet, Denis et Lucie
découvrent qu'il existe une souche Tay-Sachs d'origine
franco-canadienne. Ils se mettent donc à la recherche
de familles québécoises qui vivent la même
épreuve.
Ils ne sont pas seuls
Denis
et Lucie livrent un combat
de tous les instants pour éviter que d'autres aient
à vivre le même cauchemar, à commencer
par les membres de leurs propres familles.
Les Fiset sont une
grande famille de 14 personnes originaire du comté
de Portneuf. Ils ont une trentaine d'enfants et de petits-enfants.
En juin dernier, M. Fiset les avait formellement convoqués
à Deux-Montagnes, là où il habite
aujourd'hui, pour les informer de l'importance
d'un dépistage de la maladie. Il
en avait profité aussi pour inviter d'autres familles
ayant perdu des enfants atteints d'une des « maladies
orphelines ». Denis et Lucie voulaient
démontrer que, contrairement à ce qu'on
leur avait dit, ils n'étaient pas les seuls Franco-Canadiens
à être touchés par la maladie de Tay-Sachs.
Dans
leur bataille, Denis et Lucie ont frappé
à toutes les portes pour comprendre ce
qui leur arrivait.
Dans leurs recherches,
ils ont découvert :
* Que les premiers cas d'enfants Tay-Sachs chez
les Franco-Canadiens ont été retracés
il y a une trentaine d'années dans la région
de Rimouski, plus particulièrement au Témiscouata
et près d'Edmunston, au Nouveau-Brunswick.
*
Que, comme dans la communauté juive de
Montréal, il y a eu là-bas des tests
de dépistage, mais qui ont été
abandonnés depuis.
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Bien que Denis et Lucie sachent qu'ils ne peuvent rien
faire pour sauver leur fille Audrey-Anne, ils n'abandonnent
pas pour autant. Dans sa croisade, Denis Fiset est retourné
dans sa région natale, la région de Portneuf,
pour alerter la population de la présence du gène
de Tay-Sachs. Il a aussi téléphoné
dans des cliniques de fertilité pour voir si on
renseigne suffisamment les gens sur les maladies génétiques.
Le
couple a aussi rencontré à Québec
de hauts fonctionnaires du ministère de la Santé
pour tenter de les convaincre de faire davantage de tests
de dépistage génétique. Ils ont aussi
été reçus par le président
de l'Association des obstétriciens et gynécologues
du Québec (AOGQ), le docteur Claude Fortin,
qui leur a donné raison : les médecins
devraient informer davantage leurs patientes enceintes
des diverses maladies génétiques qui existent.
Les
chiffres...
* Au Québec, 1 personne sur 150 est
porteuse du gène de Tay-Sachs. Mais dans
certaines régions, le taux est beaucoup
plus élevé :
1 sur 96 au Saguenay-Lac-Saint-Jean.
* Le taux atteindrait des proportions inquiétantes
dans la communauté juive et dans la région
du Bas-du-Fleuve. Il y aurait 1 porteur sur 30
chez la communauté juive ashkénaze.
Quant à la région de Rimouski, on
parle de 1 porteur sur 14 personnes.
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Après des mois de démarches du couple Fiset-Ouellette,
le ministère de la Santé a finalement admis
qu'il y a eu, au cours des 10 dernières années,
au moins 10 cas d'enfants Tay-Sachs au Québec.
Denis et Lucie ne sont donc pas seuls.
Les autorités
soutiennent cependant que le taux de porteurs de 1 sur
14 dans la région du Bas-du-Fleuve, tel qu'indiqué
par la Société des obstétriciens
et gynécologues du Canada, est nettement exagéré
et dépassé.
La solution : un dépistage massif?
Les
généticiens affirment qu'un dépistage
massif ne serait pas justifié au Québec,
pas plus d'ailleurs que pour les autres « maladies
orphelines ». Ces maladies sont beaucoup trop
nombreuses et pas toujours concentrées géographiquement.
Les spécialistes
espèrent qu'un jour, on pourra détecter
les porteurs des gènes assassins par un seul test
génétique, ce qui représente un défi
de taille pour la science. Malheureusement, l'erreur de
la nature dont est victime Audrey-Anne aurait été
difficile à éviter : elle n'est pas
née dans une région à risque. Mais
on se demande si ses ancêtres n'y auraient pas récolté
le gène qui l'a rendue malade.
La
courte vie d'Audrey-Anne ne sera pas vaine. Sa maladie
a au moins alerté les membres de sa famille de
la bombe qui sommeille en eux. Ses parents se préparent
à la voir partir, mais en s'assurant qu'elle laissera
un précieux héritage. Ils viennent d'ailleurs
de mettre sur pied une fondation visant à sensibiliser
la population à la maladie de Tay-Sachs et aux
autres « maladies orphelines ».
En attendant que l'information fasse son chemin, ils profitent
des derniers moments qu'ils ont avec elle.
« On ne pourra jamais changer la destinée
de cette enfant. On peut juste l'aimer fort, la sécuriser
et lui procurer
du confort, en sachant que, malgré tout,
elle va partir. »