Les
inondations dans la région de Montréal
Normalement, les
inondations ont lieu au printemps lors de la fonte
des neiges. Cette année, en janvier, sous
des froids arctiques, des riverains des rivières
des Prairies et des Mille-Îles se sont retrouvés
les pieds dans l'eau.
Les spécialistes
pointent du doigt le frasil, de petits grains
de glace qui colonisent le dessous du couvert
de glace et qui s'accrochent au fond des rivières.
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On est en plein hiver, au mois de janvier
et la rivière déborde. Le coupable ne
peut pas être la fonte des neiges puisqu'il fait
un froid arctique. Le plus bizarre; plus il fait froid,
plus l'eau envahit les berges. Si le temps se réchauffe,
le niveau baisse. L'envers de toute logique? Que se
passe-t-il? Cette question, bien des gens vivant sur
les bords des rivières des Prairies et des Mille
îles, qui traversent l'archipel de Montréal,
se la posent. En guise de réponse, on leur désigne
un suspect : le frasil, une sorte de glace bien spéciale.
Jean-Phillipe Saucet est ingénieur
et spécialiste de l'hydraulique des glaces au
Groupe conseil Lasalle et il connaît bien le frasil.
Jean-Philippe Saucet : « Le frasil, ce
sont des pellicules de glace qui se forment par grands
froids dans les zones qui sont à surface libre,
c'est-à-dire les zones de la rivière qui
ne sont pas recouvertes par un champ de glace. Mais
dans les zones où la vitesse d'écoulement
est plus grande, la glace ne se forme pas spontanément
et reste à surface libre. L'eau reste alors en
contact avec le froid intense de l'atmosphère
et génère de la glace qui prend l'aspect
de petites particules qu'on appelle le frasil. »
Les grains de frasil ont un comportement
singulier. Ils se mélangent aux eaux vives comme
des grains de sable. Lorsque la rivière s'élargit,
le courant ralentit. Une couche de glace recouvre la
surface et, contrairement au sable qui se déposerait
dans le fond de la rivière, le frasil sédimente
dans l'autre sens. Plus léger que l'eau, il se
dépose sous la couche de glace formant ainsi
des dunes inversées de frasil. Plus il fait froid,
plus il y a de frasil dans l'eau et plus les dunes sont
importantes.
Sous ces véritables barrages suspendus,
l'eau fait son chemin. Frasil et eau créent ainsi
une énorme pression qui soulève peu à
peu le couvert de glace. Résultat : le niveau
de la rivière monte, l'eau envahit les rives
et c'est l'inondation. Cette année, le frasil
a eu un complice : les pluies inhabituelles de l'automne
ont maintenu un débit important dans les rivières,
ce qui a retardé la formation du couvert de glace.
La venue subite des grands froids a surpris la rivière
sans sa gaine protectrice. Résultat : les eaux
vives de la rivière des Prairies se sont transformées
en véritable usine de frasil. Elles en ont généré
une quantité considérable, soit des millions
de mètres cubes.
Jean-Philippe Saucet : « Nous
sommes plus habitués à voir des inondations
aux printemps à la suite de la débâcle.
Ce qu'on appelle un embâcle, en général,
est le résultat du morcellement du couvert de
glace. C'est un phénomène soudain qui
se produit en quelques heures et qui crée des
inondations immédiates. Les dunes de frasil,
elles, sont l'accumulation au fil des jours, ou même
au fil des semaines, de ces grains de frasil qui se
déposent progressivement. Ce n'est pas un phénomène
brusque, mais au contraire, un phénomène
de croissance lente et de rehaussement progressif des
niveaux d'eau. »
Le frasil ne se contente pas de coloniser
le dessous des glaces. Il s'attaque aussi au fond des
rivières. Lorsque l'eau vive devient très
froide au contact de l'air, elle peut se retrouver en
état de surcongélation, c'est-à-dire
que l'eau reste liquide malgré des températures
sous zéro. Dans ce cas, le frasil peut se former
au contact des parois. On assiste alors à la
formation de glace de fond sur les roches, une glace
poreuse qui peut recouvrir le lit des rivières.
Son épaisseur peut atteindre plusieurs mètres,
relevant d'autant le niveau des eaux.
Alertée par la hausse des niveaux
des rivières des Prairies et des Mille Îles,
la Sécurité publique a formé un
comité de crise. On a fait appel à Michel
Leclerc, de l'Institut national de recherche scientifique.
Michel Leclerc, professeur à l'Institut
national de recherche scientifique - centre Eau, Terre
et Environnement (INRS-ETE) : « Le [problème],
ce n'est pas le frasil lui-même. Quand il coule,
ce n'est pas un problème. Quand il va s'accumuler
en grande quantité à un endroit, ce qui
fait que l'eau ne circule plus très bien, l'eau
percole [circule à travers une substance sous
l'effet de la pression] au lieu de couler. Dans de telles
conditions, le niveau d'eau remonte automatiquement.
Il faut donc un débit élevé, un
bouchon de glace et une grande accumulation de frasil.
Les inondations ne tiennent jamais à un facteur
unique, mais toujours à une conjonction de facteurs. »
Les
avis sont partagés quant aux solutions. Doit-on
baisser le débit des rivières? Cela ne
diminuerait pas la production de frasil. Faut-il plutôt
augmenter le débit en espérant que la
pression déloge les dunes de frasil et les glaces
de fond?
De toute façon, on ne peut pas
jouer facilement avec le débit de ces rivières
qui dépendent des eaux de l'Outaouais. Le barrage
Carillon, qui est un barrage au fil de l'eau, n'a pas
de réservoir pour retenir les eaux. Il faudrait
faire appel à des barrages beaucoup plus éloignés
dans le bassin supérieur de l'Outaouais et les
effets ne se feraient sentir que de quatre à
cinq jours plus tard.
Dans le doute, on veut comprendre ce qui se passe vraiment
sous les glaces. Une première visite, en hélicoptère,
permet d'avoir une vue d'ensemble de tous les tronçons
de la rivière. Puis, sur la glace, il faut forer
des trous, mesurer l'épaisseur du frasil, analyser
le type de glace, vérifier les endroits où
l'eau passe encore et la force du courant.
Sur la rivière Des Prairies, ces
travaux attirent l'attention sur un tronçon à
la hauteur de l'île Perry. À cet endroit,
le courant se trouve étranglé entre le
couvert de glace et la glace de fond formée par
le frasil. On y observe donc une hausse d'environ deux
mètres du niveau des eaux et une accumulation
de morceaux de glace. Le pari du comité d'experts
: ouvrir une brèche dans cet étranglement
pour écouler progressivement le trop plein d'eau.
Il faut surtout éviter les remèdes de
cheval, les solutions qui déclencheraient une
réaction en chaîne et qu'on ne pourrait
pas contrôler par la suite. La dynamite est trop
dangereuse, on risquerait la libération soudaine
d'une grande masse d'eau qui ferait d'énormes
dommages en aval.
Michel Leclerc : « Si on dit que dans
un tronçon de rivière, il entre 700 mètres
cubes par seconde, si le niveau d'eau ne monte pas durant
une certaine période, cela veut dire qu'il sort
700 mètres cubes. Donc, combien a-t-on d'eau
en surplus, en amont, à passer? C'était
de l'ordre d'un million de mètres cubes. Il s'agit
de faire une saignée qui semble petite par rapport
à l'ensemble du débit qui coule, mais
qui est suffisante sur une période d'une journée
pour faire pencher la balance du bon côté. »
Au début, la grenouille, une pelle mécanique
amphibie, ne suffit pas à la tâche. Deux
pelles mécaniques de plus grande capacité
montées sur une barge ouvrent peu à peu
une brèche. Au même moment, la région
est envahie par du temps plus doux.
Michel Leclerc : « Le frasil, c'est de
la glace qui vient à peine de geler et il suffit
qu'il y ait une eau un petit peu plus chaude, de quelques
dizaines de degrés, pour la faire fondre. Et
la rivière fait son chemin à travers le
frasil. »
Que
ce soit à cause de la brèche, du temps
doux ou les deux à la fois, le trop-plein d'eau
s'écoule sous la glace, à travers les
dunes de frasil, sans causer de dégât en
aval. La rivière n'est plus une menace.
Du côté de la rivière des Mille
îles, qui coule au nord de Laval, il y a problème
au pont Mathieu à Terrebonne.
Michel Leclerc : « Sous ce pont, il n'y
a jamais de soleil. Il n'y a pas d'apport calorifique
par la radiation solaire. Le frasil qui coule sous le
pont dans des conditions comme celles du début
du mois de janvier, vont tendre à aller se coller
sur les piles du pont et sur le roc. Le frasil s'est
empilé sur une épaisseur à peu
près équivalente à la section de
l'écoulement disponible. »
Sous le pont Mathieu, la glace a une
épaisseur de 4 mètres et, à certains
endroits, atteint presque le tablier. La solution? Découper
la glace de fond pour permettre à la rivière
de retrouver son cours.
Sur les deux rivières, les
riverains ont regagné leurs demeures. Les inondations
de cet hiver ne prédisent en rien l'importance
de la prochaine crue printanière, mais lorsqu'on
vit en zone inondable, il faut s'attendre à se
retrouver les pieds dans l'eau. Pour eux, ce n'est que
partie remise.
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Historique des inondations à Montréal
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