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REPORTAGE  —  21 mars 2004

 
Les inondations dans la région de Montréal

Normalement, les inondations ont lieu au printemps lors de la fonte des neiges. Cette année, en janvier, sous des froids arctiques, des riverains des rivières des Prairies et des Mille-Îles se sont retrouvés les pieds dans l'eau.

Les spécialistes pointent du doigt le frasil, de petits grains de glace qui colonisent le dessous du couvert de glace et qui s'accrochent au fond des rivières.

Journaliste: Claude d'Astous
Réalisatrice: Louise Paquet

On est en plein hiver, au mois de janvier et la rivière déborde. Le coupable ne peut pas être la fonte des neiges puisqu'il fait un froid arctique. Le plus bizarre; plus il fait froid, plus l'eau envahit les berges. Si le temps se réchauffe, le niveau baisse. L'envers de toute logique? Que se passe-t-il? Cette question, bien des gens vivant sur les bords des rivières des Prairies et des Mille îles, qui traversent l'archipel de Montréal, se la posent. En guise de réponse, on leur désigne un suspect : le frasil, une sorte de glace bien spéciale.

Jean-Phillipe Saucet est ingénieur et spécialiste de l'hydraulique des glaces au Groupe conseil Lasalle et il connaît bien le frasil.

Jean-Philippe Saucet : « Le frasil, ce sont des pellicules de glace qui se forment par grands froids dans les zones qui sont à surface libre, c'est-à-dire les zones de la rivière qui ne sont pas recouvertes par un champ de glace. Mais dans les zones où la vitesse d'écoulement est plus grande, la glace ne se forme pas spontanément et reste à surface libre. L'eau reste alors en contact avec le froid intense de l'atmosphère et génère de la glace qui prend l'aspect de petites particules qu'on appelle le frasil. »

Les grains de frasil ont un comportement singulier. Ils se mélangent aux eaux vives comme des grains de sable. Lorsque la rivière s'élargit, le courant ralentit. Une couche de glace recouvre la surface et, contrairement au sable qui se déposerait dans le fond de la rivière, le frasil sédimente dans l'autre sens. Plus léger que l'eau, il se dépose sous la couche de glace formant ainsi des dunes inversées de frasil. Plus il fait froid, plus il y a de frasil dans l'eau et plus les dunes sont importantes.

Sous ces véritables barrages suspendus, l'eau fait son chemin. Frasil et eau créent ainsi une énorme pression qui soulève peu à peu le couvert de glace. Résultat : le niveau de la rivière monte, l'eau envahit les rives et c'est l'inondation. Cette année, le frasil a eu un complice : les pluies inhabituelles de l'automne ont maintenu un débit important dans les rivières, ce qui a retardé la formation du couvert de glace. La venue subite des grands froids a surpris la rivière sans sa gaine protectrice. Résultat : les eaux vives de la rivière des Prairies se sont transformées en véritable usine de frasil. Elles en ont généré une quantité considérable, soit des millions de mètres cubes.

Jean-Philippe Saucet : « Nous sommes plus habitués à voir des inondations aux printemps à la suite de la débâcle. Ce qu'on appelle un embâcle, en général, est le résultat du morcellement du couvert de glace. C'est un phénomène soudain qui se produit en quelques heures et qui crée des inondations immédiates. Les dunes de frasil, elles, sont l'accumulation au fil des jours, ou même au fil des semaines, de ces grains de frasil qui se déposent progressivement. Ce n'est pas un phénomène brusque, mais au contraire, un phénomène de croissance lente et de rehaussement progressif des niveaux d'eau. »

Le frasil ne se contente pas de coloniser le dessous des glaces. Il s'attaque aussi au fond des rivières. Lorsque l'eau vive devient très froide au contact de l'air, elle peut se retrouver en état de surcongélation, c'est-à-dire que l'eau reste liquide malgré des températures sous zéro. Dans ce cas, le frasil peut se former au contact des parois. On assiste alors à la formation de glace de fond sur les roches, une glace poreuse qui peut recouvrir le lit des rivières. Son épaisseur peut atteindre plusieurs mètres, relevant d'autant le niveau des eaux.

Alertée par la hausse des niveaux des rivières des Prairies et des Mille Îles, la Sécurité publique a formé un comité de crise. On a fait appel à Michel Leclerc, de l'Institut national de recherche scientifique.

Michel Leclerc, professeur à l'Institut national de recherche scientifique - centre Eau, Terre et Environnement (INRS-ETE) : « Le [problème], ce n'est pas le frasil lui-même. Quand il coule, ce n'est pas un problème. Quand il va s'accumuler en grande quantité à un endroit, ce qui fait que l'eau ne circule plus très bien, l'eau percole [circule à travers une substance sous l'effet de la pression] au lieu de couler. Dans de telles conditions, le niveau d'eau remonte automatiquement. Il faut donc un débit élevé, un bouchon de glace et une grande accumulation de frasil. Les inondations ne tiennent jamais à un facteur unique, mais toujours à une conjonction de facteurs. »

Les avis sont partagés quant aux solutions. Doit-on baisser le débit des rivières? Cela ne diminuerait pas la production de frasil. Faut-il plutôt augmenter le débit en espérant que la pression déloge les dunes de frasil et les glaces de fond?

De toute façon, on ne peut pas jouer facilement avec le débit de ces rivières qui dépendent des eaux de l'Outaouais. Le barrage Carillon, qui est un barrage au fil de l'eau, n'a pas de réservoir pour retenir les eaux. Il faudrait faire appel à des barrages beaucoup plus éloignés dans le bassin supérieur de l'Outaouais et les effets ne se feraient sentir que de quatre à cinq jours plus tard.
Dans le doute, on veut comprendre ce qui se passe vraiment sous les glaces. Une première visite, en hélicoptère, permet d'avoir une vue d'ensemble de tous les tronçons de la rivière. Puis, sur la glace, il faut forer des trous, mesurer l'épaisseur du frasil, analyser le type de glace, vérifier les endroits où l'eau passe encore et la force du courant.

Sur la rivière Des Prairies, ces travaux attirent l'attention sur un tronçon à la hauteur de l'île Perry. À cet endroit, le courant se trouve étranglé entre le couvert de glace et la glace de fond formée par le frasil. On y observe donc une hausse d'environ deux mètres du niveau des eaux et une accumulation de morceaux de glace. Le pari du comité d'experts : ouvrir une brèche dans cet étranglement pour écouler progressivement le trop plein d'eau. Il faut surtout éviter les remèdes de cheval, les solutions qui déclencheraient une réaction en chaîne et qu'on ne pourrait pas contrôler par la suite. La dynamite est trop dangereuse, on risquerait la libération soudaine d'une grande masse d'eau qui ferait d'énormes dommages en aval.

Michel Leclerc : « Si on dit que dans un tronçon de rivière, il entre 700 mètres cubes par seconde, si le niveau d'eau ne monte pas durant une certaine période, cela veut dire qu'il sort 700 mètres cubes. Donc, combien a-t-on d'eau en surplus, en amont, à passer? C'était de l'ordre d'un million de mètres cubes. Il s'agit de faire une saignée qui semble petite par rapport à l'ensemble du débit qui coule, mais qui est suffisante sur une période d'une journée pour faire pencher la balance du bon côté. »

Au début, la grenouille, une pelle mécanique amphibie, ne suffit pas à la tâche. Deux pelles mécaniques de plus grande capacité montées sur une barge ouvrent peu à peu une brèche. Au même moment, la région est envahie par du temps plus doux.

Michel Leclerc : « Le frasil, c'est de la glace qui vient à peine de geler et il suffit qu'il y ait une eau un petit peu plus chaude, de quelques dizaines de degrés, pour la faire fondre. Et la rivière fait son chemin à travers le frasil. »

Que ce soit à cause de la brèche, du temps doux ou les deux à la fois, le trop-plein d'eau s'écoule sous la glace, à travers les dunes de frasil, sans causer de dégât en aval. La rivière n'est plus une menace.

Du côté de la rivière des Mille îles, qui coule au nord de Laval, il y a problème au pont Mathieu à Terrebonne.
Michel Leclerc : « Sous ce pont, il n'y a jamais de soleil. Il n'y a pas d'apport calorifique par la radiation solaire. Le frasil qui coule sous le pont dans des conditions comme celles du début du mois de janvier, vont tendre à aller se coller sur les piles du pont et sur le roc. Le frasil s'est empilé sur une épaisseur à peu près équivalente à la section de l'écoulement disponible. »

Sous le pont Mathieu, la glace a une épaisseur de 4 mètres et, à certains endroits, atteint presque le tablier. La solution? Découper la glace de fond pour permettre à la rivière de retrouver son cours.

Sur les deux rivières, les riverains ont regagné leurs demeures. Les inondations de cet hiver ne prédisent en rien l'importance de la prochaine crue printanière, mais lorsqu'on vit en zone inondable, il faut s'attendre à se retrouver les pieds dans l'eau. Pour eux, ce n'est que partie remise.

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