À
50 km à l'ouest de Maniwaki, dans la forêt
de l'Aigle, on tente depuis 5 ans une expérience
de foresterie nouvelle, autour du concept de «
forêt habitée ». L'objectif est de
faire coexister les activités d'exploitation
forestière, de tourisme, de chasse et de pêche
sur un territoire forestier de 115 kilomètres
carrés. Une société de gestion,
formée de représentants du milieu, s'est
engagée à aménager la forêt
de manière durable, respectueuse de la capacité
de régénération de la ressource.
Un modèle pour l'avenir?
Des arbres à perte de vue, à
20 km de Maniwaki. Ici, on ne remarque que le silence
et la silhouette majestueuse des grands pins. C'est
en 1996 qu'a débuté l'expérience
de la forêt de l'Aigle. Sept organismes locaux,
dont une coopérative sylvicole, deux clubs de
chasse et pêche et le peuple amérindien
Kitibanzibi, s'associent pour fonder une société.
Leur but : exploiter de façon durable cette ancienne
réserve forestière.
La
forêt de l'Aigle est un petit territoire de 140
kilomètres carrés. Mais il possède
un joyau : des énormes pins, qui couvrent le
tiers de la surface totale. Pins rouges, pins blancs,
ils sont issus d'un feu, survenu à la fin du
19e siècle, et n'ont jamais été
récoltés depuis. Une rareté au
Québec. « On a de la chance avec
la forêt de l'Aigle. Il y a là une richesse
forestière hors du commun. Il y a des revenus
très intéressants à faire avec
l'exploitation forestière. Non seulement pour
le volume, mais pour la qualité. Ces arbres,
on s'en sert pour faire des poteaux électriques,
des poteaux de téléphone »,
explique Marc Beaudoin, ingénieur forestier et
directeur de la Corporation de la gestion de la forêt
de l'Aigle. Des pins comme ceux-là, droits et
sans nuds, peuvent se vendre de 300 à 600
$ chacun. À la forêt de l'Aigle, on les
vend debout, comme on dit, c'est-à-dire avant
qu'ils soient abattus. On les vend aux enchères
- parfois même sur Internet!
Mais pour arriver à cela, il faut
avoir une stratégie. Ici, jamais de coupe totale.
Des coupes d'éclaircie seulement. On étudie
bien les parcelles, et on fait du cas par cas. « Dans
un premier temps, on identifie les meilleurs arbres,
les arbres qui feront le peuplement final. Les arbres
sont alors marqués en bleu. Ensuite, on dégage
ces arbres en marquant en orange ceux qui viennent compétition.
En enlevant ces derniers, les arbres en bleu sont plus
libres de croître, et ils gagnent en volume beaucoup
plus rapidement et génèrent un peuplement
final de meilleure qualité », précise
Marc Beaudoin. Un peuplement non seulement de qualité,
mais aussi durable. La clé, c'est de protéger
la régénération naturelle. Inutile
de protéger les petits plants tout de suite après
une coupe. La majorité va disparaître naturellement,
par le jeu de la compétition. Les gagnants, ceux
qui seront encore là dans 10 ou 15 ans, vont
être bichonnés pour le futur.
Au
début du projet, la forêt n'était
habitée que par le bruit du vent. Puis sont venus
les bûcherons. Mais au bout de trois ans, on a
converti les premiers revenus en investissements, pour
en faire une vraie forêt habitée. On a
investi dans des équipements récréotouristiques
de grande qualité. Le camping, la randonnée,
et même un sentier suspendu de 600 mètres
de longueur a été aménagé
pour en faire un site tout à fait exceptionnel.
Accroché aux grands pins, il domine les feuillus
alentour. Sensations garanties! Les chasseurs sont aussi
les bienvenus dans cette forêt, où l'orignal
et le chevreuil sont en abondance. Sans compter les
adeptes des sentiers de véhicule tout-terrain
et de motoneige, deux activités très populaires
dans la région.
Concrètement, cela se traduit
par un plan de développement quinquennal. Le
territoire a été découpé
en secteurs, dans lesquels les aménagements sont
spécifiés. Par exemple, autour du lac
Harry, il y a un habitat protégé, une
héronnière, des sentiers de motoneige
le long de la rivière et une zone de foresterie
intensive. Tout ça dans une petite zone de 8
kilomètres carrés. À la Corporation
de la gestion de la forêt de l'Aigle, on appelle
cela une « scénarisation intégrée »
: des petits morceaux pour faire un tout, un peu comme
dans les reportages de Découverte!
Il
reste que, malgré les bonnes intentions, le projet
est jeune, et il lui manque quelques atouts. Par exemple,
il est impossible de faire de la gestion intégrée
si on ne contrôle pas l'exploitation de la ressource
faunique. Or, la société de gestion de
la forêt de l'Aigle ne détient pas les
droits de gestion sur la faune. Si bien qu'elle ignore
quel est le prélèvement réel des
espèces chassées, telles que l'orignal
et le chevreuil. « On veut contrôler
la faune, contrôler le prélèvement
de certaines espèces, sans pour autant nuire
au droit des gens qui étaient là avant
l'arrivée de la société. Par contre,
on a le mandat de gérer les ressources, dont
la ressource faunique. On doit donc éviter la
surexploitation », expose André
Dumont, directeur de l'aménagement de la Corporation
de la forêt de l'Aigle. Conclusion : il va falloir
contrôler les chasseurs et les faire payer. Un
tournant pas facile à négocier pour ce
territoire qui a toujours été d'accès
libre.
Il y a 7 ans, le gouvernement québécois
lançait 15 projets-pilotes de forêts habitées.
La forêt de l'Aigle est le projet qui s'en sort
le mieux, et qui paraît le plus prometteur. Ses
animateurs en sont fiers et espèrent faire école.
Une forêt pour tous, d'où on tire du bois
de qualité, sans l'épuiser : voilà
une expérience qui fait réfléchir.
Une expérience, et peut-être un modèle
pour la foresterie de demain.