Chimiste
et physicien, Hervé This est passé maître
dans l'art de manipuler le goût. Culotté,
il est, ce gourmand, réputé pour oser,
dans le cadre de ses multiples projets de recherche,
remettre en question les fondements mêmes de l'art
culinaire, suscitant en Europe et en Amérique
un intéressant questionnement. Il est l'inventeur
d'une nouvelle discipline scientifique: la «gastronomie
moléculaire». Elle étudie les réactions
chimiques et physiques entre les produits utilisés
pour préparer de bons petits plats, car pour
lui, la cuisine est une «affaire de science».
Journaliste:
Bertin Leblanc, SRC Paris
Réalisateur: Bertin Leblanc, SRC Paris
Le Collège de France est sans
doute une des plus vénérables institutions
du savoir. Fondé en 1530 par le roi François
1er, le lieu est devenu mythique au fil du temps. C'est
ici, entre autres, que Jean-François Champollion,
père de l'égyptologie, créa la
toute première chaire d'archéologie en
1831. Toujours à l'avant-garde en recherche fondamentale,
le Collège de France abrite aujourd'hui trois
lauréats du prix Nobel et le premier laboratoire
de «gastronomie moléculaire». Un
laboratoire aux allures de cuisine avec ses ufs,
son miel, son cognac et ses casseroles! «C'est
un laboratoire de gastronomie moléculaire. On
se préoccupe de cuisine, essentiellement de cuisine,
mais pas de cuisiner. On ne fait pas de cuisine, on
veut étudier la cuisine», précise
Hervé This, le maître des lieux.
Depuis
une dizaine d'années, Hervé This invente
et développe une nouvelle discipline scientifique
qu'il a lui-même baptisée «la gastronomie
moléculaire». Physicien et chimiste, amoureux
de la bonne bouffe, il décortique, étudie
et souvent remet en cause les principes fondamentaux
de la cuisine. Une des bases de sa recherche: les livres
de recettes, de toutes les époques et de toutes
les origines. «Le physicien regarde le ciel
bleu et il se demande pourquoi le ciel est bleu. Moi,
je vois: "Sauce de Périgueux, portez à
ébullition" et je me demande pourquoi faut-il
la porter à ébullition?» C'est
souvent en se posant des questions simples que le chercheur
arrive à des conclusions surprenantes et à
des découvertes succulentes. Cuire un uf,
par exemple, quoi de plus simple? Il y a un an, Hervé
This a décidé d'étudier sa cuisson.
En mesurant à quelle température l'uf
se met à cuire, il constate qu'à 62 degrés,
le blanc coagule, tandis que le jaune le fait à
68 degrés. Il fait donc une tentative à
65 degrés, et invente du coup une nouvelle manière
de cuire un uf. «Ce n'est pas un uf
dur, ce n'est pas un uf poché, ce n'est
pas un uf à la coque; j'appelle ça
l'uf à 65 degrés.»
C'est
souvent dans la cuisine du chef «étoilé»
Pierre Gagnaire que les travaux d'Hervé This
prennent de la couleur. Intrigué par les découvertes
du scientifique, en 1999, Pierre Gagnaire décide
de collaborer avec lui pour donner encore plus de saveur
à ses plats. Un choix qu'il ne regrette pas une
seconde. «Hervé fait un travail extraordinaire
de dynamiteur d'idées préconçues.
Il vérifie les idées pour voir si elles
sont justes, et il balaie les choses qui ne servent
à rien, comme ça ne sert à rien
de saler les pommes de terre qu'on fait bouillir! [...]
Pendant des années, j'ai appris mon métier
bêtement. Ensuite j'ai découvert que la
cuisine pouvait être créative, et j'ai
découvert que si je voulais que mon travail dure,
je devais trouver des techniques. Hervé m'apporte
la science et m'ouvre de nouvelles perspectives créatrices.
C'est ça qui est intéressant.»
Un des grands chantiers d'Hervé
This sont les sauces. Qu'est-ce qui maintient le tout?
Comment réussir une mayonnaise? Qu'est-ce qui
donne du goût, des sensations? Là encore,
en décortiquant méthodiquement ce qui
compose les sauces et en recoupant les informations
de centaines de livres de recettes, il a fini par inventer
la sauce «confortable». Toujours à
mi-chemin entre la science, la technique et l'amour
du goût. «Un jour, j'ai téléphoné
à Pierre et je lui ai dit de mélanger
de l'eau, du beurre et de la gélatine, et que
cela donnerait un sentiment de confortable (sic). Il
l'a fait immédiatement, et il a perçu
ce sentiment. À son restaurant, il fait maintenant
du "confortable"», explique le scientifique.
Son ami cuisinier le confirme. «Le "confortable"
est comme un lac calme, un soir d'été.
C'est une sensation de douceur. Hervé m'a transmis
cette information, et moi, aujourd'hui, de façon
totalement analysée, je fais des préparations
dites "confortables", dans lesquelles j'ajoute
mon petit grain de sel.»
En
analysant les éléments les plus élémentaires
de nos cuisines, Hervé This en a fait un véritable
chantier scientifique au service de la gastronomie.
Il propose aujourd'hui une lecture entièrement
nouvelle de nos petits et grands plats. Pour ce faire,
en bon scientifique, Hervé This propose de lire
les recettes autrement, avec des formules pour multiplier
et inventer de nouveaux plats. «J'ai utilisé
les lettres G pour gaz, H pour huile et S pour solide.
Ensuite, j'ai pris les lettres pour en faire des formules.
Avec trois lettres seulement, ça m'a donné
1200 possibilités.» Depuis quelques
semaines, un nouvel objet vient de faire son apparition
dans le laboratoire de gastronomie moléculaire:
la «machine à inventer des plats».
Les deux pompes et le mélangeur, de conception
allemande, vont permettre à Hervé This
de tester ses nouvelles formules en toute simplicité.
L'autre grande passion d'Hervé
This, c'est la transmission du savoir. Désormais
reconnu comme une référence à la
fois par la communauté scientifique et les cuisiniers,
il multiplie les communications. Chaque mois, il anime
un atelier de gastronomie moléculaire. Au menu:
la cuisson en croûte de sel. Dans l'audience:
des cuisiniers, des chimistes et des étudiants
venus de tout le pays.
En rapprochant la science et la cuisine
dans la capitale mondiale de la gastronomie, le gourmand
chimiste est peut-être en train de réussir
son pari. Les plus grands chefs le consultent presque
chaque semaine afin d'élaborer de nouvelles recettes,
de nouveaux plats, toujours plus savoureux. En touchant
ainsi les grandes toques, Hervé This espère
toucher un plus large public. En tout cas, rarement
aura-t-on vu la science, et la chimie en particulier,
avoir si bon goût!