L'Erreur méridionale
Il
y a trois siècles, le Québec avait en
abondance des bois nobles, des chênes, des érables
et des noyers, ces magnifiques bois dont on fait des
meubles de qualité. Aujourd'hui, ces
matières nobles doivent être importées
à fort prix des États-Unis. Comment en
est-on arrivé là ? À la veille
de la tenue d'audiences de la Commission scientifique
et technique sur les forêts au Québec,
Découverte a cherché à comprendre
ce qu'on pourrait appeler, non pas l'erreur boréale,
mais plutôt, l'erreur méridionale.
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Journaliste
: Jean-Pierre Rogel
Réalisateur : Yves Lévesque |
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André Bouchard, botaniste et chercheur
à l'Institut de recherche en biologie végétale
de Montréal, a étudié une forêt
située en Montérégie : le boisé
de Muir. Il s'agit d'une forêt très ancienne,
comme celles que les premiers colons ont découvertes.
Un vestige du passé, intact. De superbes hêtres,
de très grands érables, des bouleaux jaunes,
et de magnifiques pruches. Bref, un boisé très
diversifié.
« Les arbres ont tous plus
de 200 ans, certains ont près de 300 ans.
Ils sont très vieux. On croit souvent qu'ils
vont être gros, différents. En fait, ce
sont de beaux vieux. Ils sont très élancés
parce qu'ils ont poussé à l'ombre, ils
ont été structurés par l'ombre »
explique André Bouchard.
Il poursuit : « Contrairement
à la forêt boréale de conifères
que l'on connaît - la sapinière, la pessière
- cette forêt se regénère par de
grands incendies sur de grandes surfaces ou de grandes
épidémies comme celles de la tordeuse
de bourgeon de l'épinette. Ici, vous avez un
régime de trouées. Un arbre très
gros pourrait tomber lors d'un coup de vent et ouvrir
l'espace qui est autour. Une ouverture va se faire avec
de la lumière. C'est une forêt qui marche
par trouées, qui se restructure constamment.
C'est une mosaïque de trouées anciennes
qui se sont remplacées les unes les autres. »
Les
forêts du sud du Québec ont été
littéralement massacrées. Elles ont été
détruites par la coupe, par les feux de forêt
et par la colonisation entre le milieu du 17e siècle
et le début du 20e siècle. Une chose est
sûre : elles étaient plus riches en bois
nobles que les forêts d'aujourd'hui.
En examinant d'anciens actes de vente
de boisés datant du 19e siècle, André
Bouchard a pu prouver que dans la partie sud-ouest du
Québec entre 1820 et 1880, on trouvait des érablières
truffées de noyers, de hêtres ou de chênes
majestueux. Tout cela a disparu progressivement sous
la hache des bûcherons. Dans certains cas, on
a systématiquement prélevé les
plus beaux spécimens, dans d'autres, on a rasé
la forêt pour y mettre des vaches ou des cultures.
Deux siècles avant l'erreur boréale, on
a commis ce qu'on peut appeler l'erreur méridionale.
André Bouchard précise
: « Dans cette erreur méridionale,
on n'a même pas voulu préserver cette ressource,
on ne l'a pas mise en valeur. Si bien qu'on l'a beaucoup
écrémée. On a pris les plus beaux
arbres tout le temps et on a réduit la qualité
génétique de nos forêts. »
Au 20e siècle, l'exploitation
forestière s'est intensifiée et l'écrémage
des plus beaux feuillus a continué. Pendant ce
temps, l'urbanisation et l'agriculture ont fait diminuer
la forêt comme une peau de chagrin. Les banlieues
et les cultures agricoles modernes ont soif de terres.
L'arrivée des grandes porcheries industrielles
a amené l'abattage des forêts afin d'épandre
le purin de porc.
« Il s'est perdu de 10
000 à 12000 hectares de forêts juste dans
les trois dernières années en Montérégie.
Ce n'est plus pour moi l'erreur méridionale,
ce n'est même plus son non-aménagement,
c'est sa destruction ! » s'indigne André
Bouchard.
Premier octobre dans
les Hautes-Laurentides, une surprise nous attend. Les
feuillus sont sous un manteau de neige. Fréderick
Doyon, directeur de l'Institut québécois
d'aménagement de la forêt feuillue (IQAFF)
et son équipe inspectent une forêt typique.
Au premier abord, tout semble normal. Mais à
l'il aguerri du forestier, les signes d'appauvrissement
sont nombreux.
Frédérik Doyon précise
: « La qualité n'est pas au rendez-vous.
La forêt est dégradée parce qu'on
a enlevé les meilleurs sujets et on a éliminé
les semenciers qui auraient pu reconstituer la future
forêt qui s'installe. »
Dans
ce type de forêt qui se renouvelle naturellement
par trouées successives, un écrémage
répété ou une coupe à blanc,
comme cela se faisait dans le passé, est tout
simplement mortel. Face à cette situation, lorsqu'il
n'est pas trop tard, les chercheurs de I'IQAFF proposent
une sylviculture plus respectueuse de l'écologie.
C'est ce qu'ils appellent le jardinage durable. Le principe
est de récolter des arbres ça et là,
pour mimer ce que fait la nature, tout en préservant
la capacité de régénération.
La clé de ce système, c'est
le jugement que l'ingénieur forestier pose sur
les arbres. Il les sélectionne, soit pour la
récolte, soit pour être conservés,
en les marquant à la peinture. Ce qu'on appelle
du martelage. Si on peut tenter une sylviculture plus
soigneuse, peut-on aussi retrouver les essences nobles
aujourd'hui disparues, les beaux chênes et les
noyers d'antan? C'est le défi d'Alain Cogliastro
et Alain Paquette, de l'Institut de recherche en biologie
végétale. Ils cherchent à réhabiliter
des sites dégradés, comme cet ancien champ
agricole abandonné, en Montérégie.
On y a planté des peupliers
en rangée. Ces arbres à croissance rapide
vont protéger les petits chênes rouges
et les noyers qu'on a aussi plantés. Des essences
nobles pour l'avenir. D'ici 30 à 50 ans, on espère
que les semences de la forêt alentour auront rejoint
cette zone, et qu'on aura une vraie forêt. Plus
loin, au bord d'une zone agricole, les chercheurs ont
aussi planté des chênes et des noyers,
il y a quinze ans. Le résultat est impressionnant.
Ces fûts de chênes bien droits ont largement
le temps de croître en diamètre, pour devenir
ce qui est le plus recherché : de " beaux
petits gros ", comme on dit dans le milieu.
Alain Cogliastro renchérit
: « Plusieurs croient que les chênes
prennent un siècle avant d'atteindre des dimensions
importantes. On croit, nous, qu'en 60, 70 ans, on peut
obtenir des chênes rouges de bonne dimension.
On a un excellent climat dans le sud du Québec,
avec des bonnes précipitations bien réparties
et des sols riches. La plupart des gens ne s'attendent
pas à obtenir autant de diamètre, de hauteur
et de présence arborescente en 15 ans. »
Ailleurs, on a travaillé à
partir d'une jeune forêt en croissance, mais une
forêt très appauvrie. Dans une parcelle
expérimentale, on a appliqué un traitement
de dégagement. Partout autour de l'arbre, on
a créé un tunnel de lumière. Cette
technique s'appelle l'enrichissement. On introduit quelques
nouveaux plants, à bon escient. On travaille
à partir de ce qui existe, en douceur.
Pour Alain Paquette, chercheur à
l'Institut de recherche en biologie végétale
de Montréal, « L'idée est
d'utiliser la forêt en place, pour augmenter nos
chances de succès d'implantation des plants.
Cela s'oppose à la technique traditionnelle,
qui était d'enlever la végétation
en place et de reboiser. Donc ici, on va l'utiliser
pour guider les nouveaux arbres et favoriser leur établissement
en absence de compétition herbacée. »
Pour
les chercheurs, on peut sortir de l'erreur méridionale
en s'inspirant des mécanismes naturels. Mais
s'il est bon de prendre modèle sur la nature,
cela ne signifie pas qu'il faut recréer tel quel
la forêt du passé. André Bouchard
n'est pas convaincu de vouloir recréer la forêt
de Muir. « On peut
refaire quelque chose qui va nous rappeler l'émotion
de la forêt de Muir. On doit essayer de faire
une plantation qui va jouer de rôle de la trouée,
qui va faire quelque chose de très beau. Une
des grandes valeurs de l'écologie, c'est l'esthétisme.
Les gens sont avant tout attachés aux choses
par la beauté. »
Écrémée
pendant 300 ans, grugée par l'urbanisation et
l'agriculture, la forêt de feuillus est mal en
point. Mais il n'est pas trop tard pour réparer
l'erreur méridionale. On peut rebâtir des
forêts. Mais comme les cycles écologiques
sont longs, cela prend du temps. Du temps et de la vision
pour redonner un peu noblesse à un paradis perdu.
Pour en savoir plus :
Institut
de recherche en biologie végétale
Les activités de recherche développées
à l'IRBV touchent principalement les mécanismes
cellulaires du développement, la biodiversité
des plantes à fleurs ainsi que l'écologie
et l'aménagement des écosystèmes
en zones habitées
Réseau
Ligniculture Québec
La mission de cet organisme est de coordonner et de
dynamiser les efforts québécois dans le
domaine de recherchet et développement du transfert
technologique en ligniculture
Institut
québécois d'aménagement de la forêt
feuillue
Sa mission : optimiser la valeur socio-économique
des forêts feuillues et mixtes par l'utilisation
et le transfert technologique des connaissances disponibles.
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