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REPORTAGE  —  30 novembre 2003

 
L'Erreur méridionale

Il y a trois siècles, le Québec avait en abondance des bois nobles, des chênes, des érables et des noyers, ces magnifiques bois dont on fait des meubles de qualité. Aujourd'hui, ces matières nobles doivent être importées à fort prix des États-Unis. Comment en est-on arrivé là ? À la veille de la tenue d'audiences de la Commission scientifique et technique sur les forêts au Québec, Découverte a cherché à comprendre ce qu'on pourrait appeler, non pas l'erreur boréale, mais plutôt, l'erreur méridionale.

Journaliste : Jean-Pierre Rogel
Réalisateur : Yves Lévesque
 

André Bouchard, botaniste et chercheur à l'Institut de recherche en biologie végétale de Montréal, a étudié une forêt située en Montérégie : le boisé de Muir. Il s'agit d'une forêt très ancienne, comme celles que les premiers colons ont découvertes. Un vestige du passé, intact. De superbes hêtres, de très grands érables, des bouleaux jaunes, et de magnifiques pruches. Bref, un boisé très diversifié.

« Les arbres ont tous plus de 200 ans, certains ont près de 300 ans.
Ils sont très vieux. On croit souvent qu'ils vont être gros, différents. En fait, ce sont de beaux vieux. Ils sont très élancés parce qu'ils ont poussé à l'ombre, ils ont été structurés par l'ombre
 » explique André Bouchard.

Il poursuit : « Contrairement à la forêt boréale de conifères que l'on connaît - la sapinière, la pessière - cette forêt se regénère par de grands incendies sur de grandes surfaces ou de grandes épidémies comme celles de la tordeuse de bourgeon de l'épinette. Ici, vous avez un régime de trouées. Un arbre très gros pourrait tomber lors d'un coup de vent et ouvrir l'espace qui est autour. Une ouverture va se faire avec de la lumière. C'est une forêt qui marche par trouées, qui se restructure constamment. C'est une mosaïque de trouées anciennes qui se sont remplacées les unes les autres. »

Les forêts du sud du Québec ont été littéralement massacrées. Elles ont été détruites par la coupe, par les feux de forêt et par la colonisation entre le milieu du 17e siècle et le début du 20e siècle. Une chose est sûre : elles étaient plus riches en bois nobles que les forêts d'aujourd'hui.

En examinant d'anciens actes de vente de boisés datant du 19e siècle, André Bouchard a pu prouver que dans la partie sud-ouest du Québec entre 1820 et 1880, on trouvait des érablières truffées de noyers, de hêtres ou de chênes majestueux. Tout cela a disparu progressivement sous la hache des bûcherons. Dans certains cas, on a systématiquement prélevé les plus beaux spécimens, dans d'autres, on a rasé la forêt pour y mettre des vaches ou des cultures. Deux siècles avant l'erreur boréale, on a commis ce qu'on peut appeler l'erreur méridionale.

André Bouchard précise : « Dans cette erreur méridionale, on n'a même pas voulu préserver cette ressource, on ne l'a pas mise en valeur. Si bien qu'on l'a beaucoup écrémée. On a pris les plus beaux arbres tout le temps et on a réduit la qualité génétique de nos forêts. »

Au 20e siècle, l'exploitation forestière s'est intensifiée et l'écrémage des plus beaux feuillus a continué. Pendant ce temps, l'urbanisation et l'agriculture ont fait diminuer la forêt comme une peau de chagrin. Les banlieues et les cultures agricoles modernes ont soif de terres. L'arrivée des grandes porcheries industrielles a amené l'abattage des forêts afin d'épandre le purin de porc.

« Il s'est perdu de 10 000 à 12000 hectares de forêts juste dans les trois dernières années en Montérégie. Ce n'est plus pour moi l'erreur méridionale, ce n'est même plus son non-aménagement, c'est sa destruction ! » s'indigne André Bouchard.

Premier octobre dans les Hautes-Laurentides, une surprise nous attend. Les feuillus sont sous un manteau de neige. Fréderick Doyon, directeur de l'Institut québécois d'aménagement de la forêt feuillue (IQAFF) et son équipe inspectent une forêt typique. Au premier abord, tout semble normal. Mais à l'œil aguerri du forestier, les signes d'appauvrissement sont nombreux.

Frédérik Doyon précise : « La qualité n'est pas au rendez-vous. La forêt est dégradée parce qu'on a enlevé les meilleurs sujets et on a éliminé les semenciers qui auraient pu reconstituer la future forêt qui s'installe. »

Dans ce type de forêt qui se renouvelle naturellement par trouées successives, un écrémage répété ou une coupe à blanc, comme cela se faisait dans le passé, est tout simplement mortel. Face à cette situation, lorsqu'il n'est pas trop tard, les chercheurs de I'IQAFF proposent une sylviculture plus respectueuse de l'écologie. C'est ce qu'ils appellent le jardinage durable. Le principe est de récolter des arbres ça et là, pour mimer ce que fait la nature, tout en préservant la capacité de régénération.

La clé de ce système, c'est le jugement que l'ingénieur forestier pose sur les arbres. Il les sélectionne, soit pour la récolte, soit pour être conservés, en les marquant à la peinture. Ce qu'on appelle du martelage. Si on peut tenter une sylviculture plus soigneuse, peut-on aussi retrouver les essences nobles aujourd'hui disparues, les beaux chênes et les noyers d'antan? C'est le défi d'Alain Cogliastro et Alain Paquette, de l'Institut de recherche en biologie végétale. Ils cherchent à réhabiliter des sites dégradés, comme cet ancien champ agricole abandonné, en Montérégie.

On y a planté des peupliers en rangée. Ces arbres à croissance rapide vont protéger les petits chênes rouges et les noyers qu'on a aussi plantés. Des essences nobles pour l'avenir. D'ici 30 à 50 ans, on espère que les semences de la forêt alentour auront rejoint cette zone, et qu'on aura une vraie forêt. Plus loin, au bord d'une zone agricole, les chercheurs ont aussi planté des chênes et des noyers, il y a quinze ans. Le résultat est impressionnant. Ces fûts de chênes bien droits ont largement le temps de croître en diamètre, pour devenir ce qui est le plus recherché : de " beaux petits gros ", comme on dit dans le milieu.

Alain Cogliastro renchérit : « Plusieurs croient que les chênes prennent un siècle avant d'atteindre des dimensions importantes. On croit, nous, qu'en 60, 70 ans, on peut obtenir des chênes rouges de bonne dimension. On a un excellent climat dans le sud du Québec, avec des bonnes précipitations bien réparties et des sols riches. La plupart des gens ne s'attendent pas à obtenir autant de diamètre, de hauteur et de présence arborescente en 15 ans. »

Ailleurs, on a travaillé à partir d'une jeune forêt en croissance, mais une forêt très appauvrie. Dans une parcelle expérimentale, on a appliqué un traitement de dégagement. Partout autour de l'arbre, on a créé un tunnel de lumière. Cette technique s'appelle l'enrichissement. On introduit quelques nouveaux plants, à bon escient. On travaille à partir de ce qui existe, en douceur.

Pour Alain Paquette, chercheur à l'Institut de recherche en biologie végétale de Montréal, « L'idée est d'utiliser la forêt en place, pour augmenter nos chances de succès d'implantation des plants. Cela s'oppose à la technique traditionnelle, qui était d'enlever la végétation en place et de reboiser. Donc ici, on va l'utiliser pour guider les nouveaux arbres et favoriser leur établissement en absence de compétition herbacée. »

Pour les chercheurs, on peut sortir de l'erreur méridionale en s'inspirant des mécanismes naturels. Mais s'il est bon de prendre modèle sur la nature, cela ne signifie pas qu'il faut recréer tel quel la forêt du passé. André Bouchard n'est pas convaincu de vouloir recréer la forêt de Muir. « On peut refaire quelque chose qui va nous rappeler l'émotion de la forêt de Muir. On doit essayer de faire une plantation qui va jouer de rôle de la trouée, qui va faire quelque chose de très beau. Une des grandes valeurs de l'écologie, c'est l'esthétisme. Les gens sont avant tout attachés aux choses par la beauté. »

Écrémée pendant 300 ans, grugée par l'urbanisation et l'agriculture, la forêt de feuillus est mal en point. Mais il n'est pas trop tard pour réparer l'erreur méridionale. On peut rebâtir des forêts. Mais comme les cycles écologiques sont longs, cela prend du temps. Du temps et de la vision pour redonner un peu noblesse à un paradis perdu.

 

Pour en savoir plus :

Institut de recherche en biologie végétale
Les activités de recherche développées à l'IRBV touchent principalement les mécanismes cellulaires du développement, la biodiversité des plantes à fleurs ainsi que l'écologie et l'aménagement des écosystèmes en zones habitées

Réseau Ligniculture Québec
La mission de cet organisme est de coordonner et de dynamiser les efforts québécois dans le domaine de recherchet et développement du transfert technologique en ligniculture

Institut québécois d'aménagement de la forêt feuillue
Sa mission : optimiser la valeur socio-économique des forêts feuillues et mixtes par l'utilisation et le transfert technologique des connaissances disponibles.

 

 

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