On
dit souvent que le langage est le propre de l'homme :
c'est ce qui nous distingue des animaux. Pour la
science, les origines du langage restent toujours
mystérieuses.
Or, tout récemment, une équipe de
chercheurs anglais a fait une découverte
fascinante sur les fondements du langage.
C'est
une aptitude universelle. Partout dans le monde,
dans toutes les cultures, les petits humains se
mettent à parler au même âge.
Naturellement, spontanément, comme s'ils
étaient programmés pour le faire!
Pour certains, toutefois, cela ne se fait pas sans
difficulté. Il faut travailler dur l'accès
au langage, et en particulier la partie orale, la
parole. Par des exercices patients, les orthophonistes
sont capables de corriger de nombreux troubles du
langage.
L'histoire
de « la famille KE »
En Angleterre, les orthophonistes ont vite
constaté que les problèmes
des enfants de « la famille KE »
étaient hors du commun : un
trouble sévère du langage
affectait la moitié des membres de
la famille, sur trois générations.
Comme leur mère, les enfants ont
éprouvé de très grandes
difficultés à apprendre à
parler. Articuler leur était pénible
et ils avaient des déficits dans
la compréhension des mots et en grammaire.
En orthophonie, les progrès
étaient plutôt minces.
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C'est alors que la neuropsychologue
Faraneh Varga-Khadem a été appelée
en consultation. Spécialiste des troubles
du langage, elle était à mille lieux
de se douter que tout cela la conduirait à
participer à une découverte majeure :
« Ils
ne commençaient pas à parler avant
l'âge de 3 ou 4 ans, et lorsqu'ils étaient
bébés, ils agissaient comme s'ils
étaient sourds, insensibles aux sons autour
d'eux. Mais à l'examen, nous n'avons trouvé
aucun problème d'audition, ni du système
moteur qui permet de parler. De plus, ils étaient
d'intelligence à peu près normale
et vivaient dans des environnements normaux. Il
n'y avait donc pas de raison pour qu'ils n'apprennent
pas à parler comme les autres enfants. »
Un gène du langage!
Parce que ce trouble de langage
affectait la moitié des membres de
trois générations de la même
famille, les chercheurs savaient déjà
qu'il était transmis, de manière
dominante, par une mutation sur un seul
gène. Dès lors, ce sont des
généticiens de l'Université
d'Oxford qui ont pris les choses en
main.
Mais la chasse au gène
n'était pas facile : elle a
duré quatre ans. L'équipe
du professeur Anthony Monaco a d'abord
identifié un chromosome, puis une
région de ce chromosome portant la
mutation recherchée. Enfin, elle
l'a formellement repérée sur
un gène qu'on ne connaissait pas
jusqu'à maintenant et qu'on a baptisé
« FOX P2 ». Annoncée
en octobre 2001, cette découverte
a soulevé un intérêt
considérable. C'était la première
fois qu'on identifiait un gène directement
relié au langage!
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Ce qu'il y a de fascinant, c'est que cette
découverte prouve que le langage
a une base génétique. Il y
a 50 ans, cette hypothèse avait été
avancée par le linguiste américain
Noam Chomsky, mais elle avait été
reçue avec scepticisme parce que
rien ne permettait de la prouver.
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Le
linguiste Denis Bouchard, de l'UQAM, est un
disciple de Chomsky : « Pour
lui, essentiellement, la faculté du langage
relève, en bout de compte, de la biologie.
Donc, c'est dans le cerveau que tout se passe [...]
un enfant arrive, face au langage auquel il est
exposé, avec une espèce de boîte
à outils qui lui permet de saisir les choses
beaucoup plus rapidement qu'il ne le fait pour d'autres
types d'apprentissage. En fait, ce que dit Chomsky,
c'est que nous n'apprenons pas vraiment le langage :
nous le découvrons, car nous l'avons déjà
en nous, d'une certaine façon ».
Un gène aux nombreux effets
Auteur
de plusieurs livres sur les origines du langage
et expert du cerveau de réputation internationale,
le psychologue Steven Pinker considère
l'histoire de FOX P2 fascinante, et ce même
s'il reste beaucoup à faire avant de comprendre
la base génétique du langage :
« Le FOX P2 affecte
l'articulation, la capacité de contrôler
la bouche (par exemple, de souffler et d'aspirer
avec une paille) [...] et affecte aussi des propriétés
du langage telles que la compréhension de
phrases complexes, les accords des verbes, les formes
actives et passives. La compréhension et
le jugement étant touchés, cela suggère
que le gène a plusieurs effets. Ce qui est
d'ailleurs typique des gènes : ils ont
souvent plusieurs effets reliés entre eux. »
Une des raisons qui font penser que FOX
P2 est bien un gène essentiel au
langage normal, c'est que la protéine
qu'il commande s'exprime très tôt
dans le développement, dans l'embryon
et dans le ftus.
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Le singe : privé de parole et de notre
FOX P2
Les
recherches britanniques jettent aussi une lumière
nouvelle sur un des grands mystères de la
science : pourquoi nos plus proches cousins,
les grands singes, n'accèdent-ils jamais
au langage? On a beau les élever comme de
petits humains, ils n'accèdent qu'à
un langage symbolique assez limité. Jamais
à la parole. On a dit que s'ils ne parlaient
pas, c'était parce que leur larynx était
en position plus haute que la nôtre. Or ce
n'est pas vrai. Alors, quelle en est la raison?
Selon le linguiste Denis Bouchard,
« ils ont un cerveau qui leur permet
de concevoir des choses [de façon] assez
semblable à [la nôtre], mais [...]
ils n'ont pas un cerveau qui leur permet de parler.
[...] ils n'ont pas la capacité d'organiser
les choses de la même façon que les
humains le font quand ils parlent ».
Or,
cette capacité d'organiser les choses,
elle semble dépendre directement
du gène FOX P2. Un an après
la découverte de ce gène,
une recherche révélait que
les chimpanzés n'ont pas la même
forme de FOX P2 que nous : le nôtre
a deux acides aminés de plus, tout
juste 6 lettres de plus sur un total de
plusieurs centaines de milliers de lettres.
Et cela suffit!
Avec la version humaine de FOX P2, on
parle. Sans elle,
on reste muet, c'est aussi simple que cela!
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À quel moment de notre évolution
FOX P2 est-il apparu? Par un savant calcul de taux
de mutation, les chercheurs estiment que FOX P2
ne s'est généralisé dans l'espèce
humaine que lors des derniers 200 000 ans.
D'après cette conclusion, il semble que la
capacité à parler a émergé
relativement récemment chez les humains modernes.
Tout cela reste évidemment très spéculatif.
Mais pour les humains contemporains, une chose est
sûre : le langage nous met en relation
avec nos semblables d'une manière extraordinairement
puissante. Ce qui est surprenant, c'est qu'au bout
du compte, tout cela ne pourrait dépendre
que de quelques gènes!
Journaliste : Jean-Pierre
Rogel
Réalisateur : Pascal Gélinas
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* Il nous est impossible
de vous présenter la version vidéo
de ce reportage en raison de droits. Veuillez
nous en excuser.
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