Vos commentaires
Carnet d'adresses
Actualités scientifiques
Acheter une émission
Retour au menu principale
Émissions de la semaine Encyclopédie de A à Z
REPORTAGE  —  15 décembre 2002

 Les chefs-d'œuvre pathologiques 

L'œil ! Cette fenêtre sur le monde est l'outil indispensable de tous les peintres.
Mais qu'arrive-t-il quand l'œil de l'artiste est malade ?

Jean Milot a voulu répondre à cette question. Il est ophtalmologiste à l'hôpital Sainte-Justine de Montréal. Ses patients favoris : les grands peintres.


Patient : Claude Monet
Pathologie : cataracte sénile

C'est dans le jardin de Giverny, aux portes de la Normandie, que l'illustre impressionniste Claude Monet a peint ses dernières grandes œuvres. C'est aussi à Giverny que des cataractes ont affecté sa vue et sa façon de peindre.


Les yeux de Monet sont alors de plus en plus sensibles à la lumière. Mais plus grave encore, sa vision devient floue et sa perception des couleurs se modifie.

Derrière l'iris et la cornée, se trouve le cristallin, la lentille de l'œil. C'est un peu comme l'objectif d'une caméra, elle concentre les rayons lumineux pour les faire converger sur la rétine.

 
Une cataracte est une opacité progressive du cristallin. La cause en est inconnue.

« Les ponts japonais ont été reproduits à plusieurs reprises par Monet qui était à sa maison de Giverny, explique Jean Milot. De 1897 à 1923, on peut voir l'évolution, le changement porté dans ses coloris. La cataracte va filtrer les couleurs les plus courtes, en longueur d'onde. Elle va filtrer les bleus et les violets, pour laisser passer surtout les rouges et les jaunes. Les détails vont s'estomper, les contours vont disparaître pour que ça devienne un peu flou. »

En janvier 1923, à l'âge de 82 ans, Monet est opéré à l'œil droit. À l'époque, il s'agit d'une série de trois opérations risquées et très douloureuses. Il s'en remet mais sa vision demeure affaiblie et toujours floue. Il décide de ne pas se faire opérer pour l'œil gauche.

Mais Monet n'abandonne pas pour autant sa passion. Il surmonte son handicap et continue à peindre. Sa série « La Maison vue du jardin de roses » témoigne avec éloquence de son opération.

« Cette série-là est vraiment unique, vraiment extraordinaire, explique Jean Milot. C'est qu'il a tantôt peint avec son œil atteint de cataracte- tout est rouge - et tantôt avec son œil opéré pour sa cataracte mais sans correction optique, sans lunette, tout est bleu. Et comme Monet n'était pas un tricheur, il peignait vraiment ce qu'il voyait. D'ailleurs il le disait, et ça confirme vraiment l'effet de la cataracte sur sa façon de peindre. »

Si Monet avait vécu aujourd'hui, on aurait sauvé sa vue. L'opération est beaucoup plus simple qu'à son époque : on aspire les cataractes. Monet aurait pu voir parfaitement le jour même. Mais il n'aurait jamais peint ses derniers chefs-d'œuvre de Giverny.



Patient : Camille Pissarro
Pathologie : dacryocystite


 

Les toiles des grands boulevards parisiens sont des œuvres maîtresses dans la production de Camille Pissarro. Pourtant elles sont le résultat d'une maladie qui longtemps affligé l'artiste : l'obstruction de ses voies lacrymales, la dacryocystite.

Les larmes sont continuellement produites par les glandes lacrymales. Elles coulent à la surface de la cornée pour la nettoyer et la lubrifier. Elles sont ensuite évacuées et voyagent jusqu'au nez par le canal lacrymo-nasal, qui est en quelque sorte le drain de l'œil.

 

Pissarro avait une obstruction de ce canal. Résultat : il larmoyait continuellement et il était devenu sensible à la lumière.

On considère Pissarro comme le père de l'impressionnisme. Avant sa maladie, il était surtout reconnu pour ses toiles campagnardes. Mais à 58 ans, sa condition le force à quitter la campagne pour se réfugier dans des appartements sombres de Paris.

« On ne voyait plus ses scènes champêtres, ces scènes de paysans dans les champs,raconte Jean Milot. Il a dû aller à Paris et éviter de peindre lorsqu'il y avait beaucoup de soleil, parce qu'il était ébloui par la lumière. Il devait donc peindre les jours de brouillards, le soir, le matin très tôt. Il peignait à partir d'une fenêtre ou il se mettait à l'écart de la lumière. »

Pour tenter de le guérir, on a eu recours à une technique chirurgicale que pratique encore aujourd'hui le docteur Milot. Il s'agit d'entrer par le point lacrymal pour débloquer l'obstruction. Cette intervention n'a toutefois pas guéri Pissarro. Son cas s'était compliqué par des abcès répétés.

Mais sa maladie a eu un impact considérable sur le choix des sujets et la façon de les peindre comme l'explique François-Marc Gagnon, historien de l'art à l'université Concordia : « À l'époque, on faisait des vues de rues de ville, mais au niveau de la rue. Lui, il est en appartement, il est au-dessus, il fait des vues en plongée, que l'on retrouve maintenant dans le cinéma, qui ont eu une influence énorme sur la façon de voir les places publiques. »

Pissarro a donc surmonté sa maladie et, du même coup, a fait évoluer la peinture.

Patient : Edvard Munch
Pathologie : hémorragie vitréenne, amblyopie

Le peintre norvégien Edvard Munch souffrait de troubles oculaires différents dans chaque œil, explique le docteur Jean Milot : « Edvard Munch, en 1930, à l'âge de 67 ans, s'est réveillé un bon matin et a réalisé qu'il ne voyait plus du tout de son œil droit. Alors quel désespoir l'a pris, parce qu'il a réalisé qu'il voyait très peu de son œil gauche. Son œil gauche était amblyope, ou paresseux. »

L'affaiblissement de la vue de son œil gauche est possiblement causée par une déviation de l'œil, un strabisme.

L'hémorragie vitréenne de son œil droit est le résultat de la rupture d'un vaisseau sanguin. Son œil s'emplit d'abord de sang qui lui bloque la vue. Avec le temps, l'hémorragie se résorbe et des caillots se forment qu'il voit comme des taches noires. Pour l'artiste, c'est la catastrophe.

« Il voyait des taches noires, ce qui est tout à fait normal, mais ces taches noires lui, il les attribuait à des corbeaux, raconte Jean Milot. Le corbeau, lui c'était sa peur, c'était sa personnification de sa cécité qui le conduisait inévitablement vers la mort. »

L'originalité de Munch a été de donner un sens à ses troubles de la vue, explique François-Marc Gagnon : « On sait que Munch était intéressé par le freudisme. Il va chercher l'inconscient. Avec l'hémorragie qu'il a dans l'humeur vitrée, il voit une tache qui a la forme d'un oiseau, qui va chercher des contenus inconscients. Et pourquoi pas ! »

 

Si Munch n'avait pas eu un œil gauche si faible, la présence de son hémorragie à l'œil droit aurait été moins dérangeante.

Mais on ne corrigeait pas aussi facilement le strabisme à cette époque. Aujourd'hui, cette opération - que pratique le docteur Milot - est devenue routinière. Il s'agit de déplacer le tendon de l'œil pour aligner les deux yeux.

Patient : Vincent Van Gogh
Pathologie : xanthopsie

Vincent Van Gogh. L'un des peintres les plus célèbres du 19e siècle.

Les yeux de Van Gogh n'avait pas de problèmes en tant que tels. Mais la consommation de certaines substances le faisait voir jaune. Une boisson très populaire chez les artistes de l'époque, l'absinthe, avait cette propriété là. Et l'amour de Van Gogh pour cette boisson était bien connue. On pense qu'il prenait également de la santonine, un médicament dérivé d'une plante, pour aider sa digestion.

Car Van Gogh avait pour le moins un drôle d'appétit, raconte Jean Milot : « Il semble qu'il avait des goûts morbides pour manger toutes sortes de choses. C'est une pathologie que l'on appelle pica. Il semble qu'il mangeait ses peintures, ses pinceaux, il buvait de l'absinthe, il buvait des rasades de térébenthine. Tous ceux qui avaient des troubles de digestion prenaient de la santonine, et la santonine fait voir jaune. Je pense bien que Van Gogh faisait comme tout le monde et prenait de la santonine. »

Le docteur Paul Ferdinand Gachet aurait possiblement traité Van Gogh pour son épilepsie avec de la digitale, une plante qui a également la propriété de faire voir jaune.

« Van Gogh s'était demandé : " pourquoi j'ai tant de jaune dans mes tableaux ? ". Il y a tout un symbolisme relié au jaune, il y a tout un choix libre aussi relié au jaune, explique François-Marc Gagnon. Ou si vous voulez, si c'est complètement pathologique, il a assumé sa pathologie, il en a fait quelque chose.

Il s'est dit : " Peut-être que l'on peut voir les choses en jaune, et donc pour moi le jaune ça veut dire la joie, le repos ". Quand il prépare une chambre pour Gauguin qui s'en vient, il se dit : " Je lui fais deux tournesols de chaque côté et je les lui mets sur le mur ". Et ils vont être en jaune, parce que ça exprime la paix, le repos. C'est une chambre à coucher, donc c'est la chose qu'il faut là ! »

Le docteur Jean Milot reconnaît la valeur des œuvres de tous ces peintres, même si elles sont le fruit de pathologies.

Une conclusion que partage l'historien de l'art François-Marc Gagnon : « Ce qui est magnifique chez ces gens, c'est la façon dont ils ont réussi à utiliser leur handicap, à en faire quelque chose qui soit valable, que l'on peut appeler un chef-d'œuvre ou une œuvre géniale. »

Pour en savoir plus

Art et ophtalmologie
Site du Syndicat National des Ophtalmologistes de France


Article complet du Dr Milot dans Médecin du Québec
Description des pathologies et effets sur l'oeuvre des peintres

La vision du peintre sous l'œil de l'ophtalmologiste
Article du journal Forum sur les travaux de Jean Milot



Journaliste : Michel Rochon
Réalisatrice : Chantal Théorêt

 


 

LES PATIENTS DU DOCTEUR MILOT


Claude Monet
- cataracte sénile


Camille Pissarro
- dacryocystite


Edvard Munch
- hémorragie vitréenne et amblyopie

Vincent Van Gogh
- xanthopsie

 


 




 



Camille Pissarro est considéré comme le père de l'impressionnisme.

 

 

 

 

 

Lorsqu'il est devenu malade, Pissarro ne peignait qu'à l'abri de la lumière.

 

 

 

 

Le peintre norvégien Edvard Munch souffrait de strabisme.

 

 

 

 

LE CRI
Cette métaphore de l'angoisse est l'œuvre du Norvégien Edvard Munch.

 

 

 

 

 

 


Van Gogh voyait la vie en jaune... à cause de certaines substances qu'il consommait, l'absinthe, par exemple.

 

 

 

 

 

« Ce qui est magnifique chez ces gens, c'est la façon dont ils ont réussi à utiliser leur handicap, à en faire quelque chose qui soit valable, que l'on peut appeler un chef-d'œuvre ou une œuvre géniale. »

- François-Marc Gagnon, historien de l'art

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Remerciements :

Toiles de Vincent Van Gogh :
© Van Gogh Museum Foundation, Amsterdam

Autoportrait de Pissarro :
© Musée du Louvre (photo : AGRACI)

 

 

 


Nos émissionsNotre équipe
Radio-Canada.ca ©