Tout autour de l'île, il y a des plages
fabuleuses. Elles abritent le plus grand
nombre de phoques gris reproducteurs au
monde.
Don
Bowen, de l'Institut Océanographique
de Bedford à Halifax, les fréquente
depuis longtemps, ces phoques. Sa spécialité
: les prendre au filet et leur poser des
émetteurs de manière à
pouvoir les suivre dans leurs déplacements.
« Les phoques gris sont bien
adaptés à leur environnement
marin, raconte-t-il. Ils sont très
capables de trouver les supermarchés
où la nourriture abonde. Et ils sont
en très bonne santé. En fait,
nous avons écrit un article de revue
dans lequel nous disons que la population
de phoques gris de l'île de Sable
croît de façon exponentielle
depuis 40 ans. Elle a doublé dans
les derniers 6 ou 7 ans. »
Don
Bowen estime la population de phoques gris
à 250 000. Comme un mâle mange
en moyenne 8 kilos de poissons par jour,
c'est dire combien la nourriture est abondante
ici.
En
fait, l'île de sable n'est que la
partie visible d'un ensemble très
complexe beaucoup plus vaste. Tout autour
de l'île, les eaux peu profondes grouillent
de vie. Puis à 20 kilomètres
de là, la plateforme continentale
s'abaisse. Les eaux deviennent beaucoup
plus profondes. Partout les poissons abondent,
de même que les organismes aquatiques
qui les nourrissent.
À
40 kilomètres de l'île de Sable,
de nombreux petits ravins sillonnent le
plancher océanique et viennent se
jeter dans un canyon baptisé le Goulet.
Profondeur : 2000 mètres. Ici aussi,
la vie foisonne. Voilà pourquoi divers
mammifères marins, en particulier
les baleines à bec commun, y ont
élu domicile.
Tous ces écosystèmes
sont étroitement connectés
pour former un environnement remarquable,
mais vulnérable, et dont on sait
malgré tout peu de choses.
Un
éden en danger
Or, dans ce monde
féerique, le danger est maintenant
présent, toujours. Sous l'eau gisent
des milliards de mètres cubes de
gaz naturel. Une fortune. Déjà,
les premières plateformes pétrolières
et leur panache de fumée, font partie
du paysage. Y a-t-il menace au paradis ?
L'île
de Sable et sa banlieue excitent la convoitise
des grandes compagnies pétrolières
depuis longtemps. Sous cet environnement,
il y a d'immenses gisements de gaz naturel
dont on évalue la quantité
exploitable à 85 milliards de mètres
cubes. De quoi chauffer proprement toutes
les maisons du continent pendant des années.
La chasse aux hydrocarbures
commence dès le début des
années 1970. Mais l'exploitation
du gaz naturel à grande échelle
ne démarre qu'en 1999, alors qu'Exxon
Mobil met en service à proximité
de l'île trois plateformes : Thébaud,
la plateforme centrale, North Triumph et
Venture, des plateformes satellites. Reliées
entre elles, ces plateformes acheminent
le gaz naturel jusqu'à la terre ferme
par un pipeline de 275 kilomètres
de longueur.
D'ici
2008, s'ajouteront au moins cinq nouvelles
plate-formes, de même que deux autres
pipelines. Le nombre de puits en opération
va augmenter d'autant. Pour beaucoup de
monde, leur présence si proche de
l'île de Sable fait craindre le pire.
Le grand danger,
c'est l'explosion d'un puits sur une plateforme,
ou encore le bris majeur d'un pipeline.
C'est d'ailleurs déjà arrivé
à proximité de l'île
de Sable en 1984.
Mais avec le gaz
naturel, disent les compagnies, les effets
de ce genre de catastrophes sont toujours
négligeables. Ici, pas de marée
noire, comme c'est le cas avec le pétrole
lourd, donc pas de pollution !, ajoutent-elles.
Mais les choses ne sont pas aussi simples.
Si le gaz est moins persistant, il est aussi
plus toxique.
En cas de fuite
majeure, une partie du gaz naturel reste
en solution dans l'eau. Résultat
: une contamination sévère
des organismes aquatiques qui servent de
nourriture aux poissons, aux mammifères
marins et aux oiseaux de mer.
Pollution
de l'air
Mais
l'exploitation des plateformes présente,
au quotidien, bien d'autres dangers. Par
exemple, les torchères qui brûlent
l'excédent de gaz par mesure de sécurité.
Elles produisent alors des émissions
d'hydrocarbures qui vont se déposer
sur l'eau et sur l'île.
En tant que responsable
de la station de recherche atmosphérique,
Gerry Forbes a pour mandat de suivre ce
type de pollution à la trace. « Quels
seront les effets à long terme de
ces émissions ? L'Office Canada Nouvelle-Écosse
des Hydrocarbures Extracôtiers parraine
l'installation sur l'île d'une station
de recherche dont le travail sera d'étudier
ces émissions. Pour savoir qui les
produit et en quelle quantité, pour
savoir quelle quantité se rend jusqu'ici
et combien il en faudrait pour polluer l'île. »
La question se posera
avec encore plus d'acuité, quand
on mettra en service le champ gazier Deep
Panuke situé à quelque kilomètres
de l'île de Sable. Sa particularité
: un gaz naturel toxique, parce qu'il contient
de l'hydrogène sulfuré. En
Alberta où on exploite ce type de
gaz depuis 20 ans, on a noté des
effets sérieux sur la santé
des humains et des animaux. Ce type de gaz,
surtout s'il est mal traité, pourrait
donc se révéler funeste pour
les créatures de l'île et les
organismes aquatiques.
En
outre, les plateformes elles-mêmes
posent problème, car elles sont illuminées
comme des arbres de Noël, 24 heures
sur 24, hiver comme été. On
craint que les bruants d'Ipswitch s'y donnent
rendez-vous, lors de leurs migrations annuelles,
au risque d'y perdre des plumes, et leur
vie. Comme on estime à 3000 le nombre
de ces oiseaux, en perdre ne serait-ce que
quelques centaines, pourrait mettre en péril
la survie même de ce groupe unique.
Martha Leonard est
spécialiste du comportement des oiseaux.
« Les espèces apparaissent
et s'éteignent naturellement. Mais
je crois que pour chaque espèce perdue
à cause de l'interférence
des humains, nous devons en prendre la responsabilité,
parce que nous sommes l'espèce qui
a le devoir de protéger la planète.
Alors pour moi, perdre une espèce
est criminel. »
Pollution
sous l'eau
La pollution se
retrouve également sous l'eau. Que
ce soit pour l'extraction du pétrole
ou du gaz naturel, c'est toujours la même
technique. Pour lubrifier les énormes
trépans qui servent à forer
les puits et à maintenir la pression
dans les tuyaux de forage, on utilise un
mélange savant de divers produits
chimique appelé boues de forage.
Ces boues sont continuellement
pompées à la surface pour
être remplacées. Elles remontent
en même temps les débris de
roches. On emploie maintenant des boues
synthétiques, ou encore des boues
à base d'eau, moins toxiques, que
l'on rejette, après les avoir nettoyées,
sur le plancher océanique. .
On
parle de 100 tonnes de débris par
puit, en moyenne. C'est énorme. Même
nettoyés, ces débris contiennent
encore plusieurs contaminants. C'est une
soupe toxique qui peut contenir plus de
300 produits chimiques. Pour l'instant,
la quantité de rejets est encore
minime, mais il n'en faut pas beaucoup pour
contaminer des pétoncles, par exemple.
Comme le nombre
de puits est appelé à se multiplier,
quel sera l'impact à long terme sur
la communauté benthique, c'est-à-dire
l'ensemble des organismes aquatiques qui,
comme les pétoncles, vivent et dépendent
des fonds marins ? Les phoques gris, par
exemple, qui se gavent de lançons,
de petits poissons non commerciaux que l'on
retrouve ici en nombre élevé.
Sara Iverson, physiologiste
à l'université Dalhousie d'Halifax,
étudie l'alimentation des phoques
gris. « Il est évident
que cette communauté benthique supporte
un écosystème gigantesque,
parce que les lançons sont la nourriture
de base des phoques communs et des phoques
gris, de même que de certains oiseaux
de mer. Les lançons s'enfouissent
dans le sable et ils seraient très
affectés par les contaminants
les phoques aussi d'ailleurs. »
Pour l'instant,
les phoques de l'île de Sable sont
en bonne santé. Il y a peu, ou pas
du tout, de traces de contaminants chez
eux. Ils seront donc de parfaits témoins
pour mesurer leur présence dans l'environnement.
Mais
il y a une autre interrogation à
laquelle les phoques ne peuvent fournir
de réponse. Ces contaminants, restent-ils
autour des plate-formes ?
Pour Hal Whitehead,
chercheur à l'université Dalhousie,
l'océan n'a rien d'un univers fermé
qui fonctionne en vase clos. Nous l'avons
rencontré quelques heures avant son
départ pour le canyon sous-marin
le Goulet, l'une des régions les
plus riches de tout le littoral atlantique.
Un écosystème foisonnant,
avec ses coraux, ses espèces de poissons
variés et ses mammifères marins,
comme les baleines à bec commun.
La nourriture qui
sustente tous ces organismes provient en
grande partie des eaux peu profondes de
la plateforme atlantique. Elle est ensuite
dirigée par les courants vers le
Goulet, à travers un réseau
de petits ravins d'alimentation.
Selon Hal Whitehead,
ce mécanisme de transport des nutriments
pourrait s'avérer néfaste
pour les habitants du canyon. « Ce
qui nous préoccupe, c'est qu'il est
possible que certains contaminants provenant
de l'activité industrielle autour
de l'île de Sable, comme les boues
de forage, puissent se rendre dans le Goulet
à travers ces petits ravins d'alimentation. »
C'est confirmé
maintenant. On a retrouvé des traces
de contaminants issus des boues de forage
dans les eaux du canyon. En plus grandes
concentrations, ces contaminants auront-ils
une incidence sur les baleines à
bec commun et les pieuvres qui leur servent
de nourriture, de même que sur les
nombreux poissons de fond, comme la morue
et le sébaste, qui viennent frayer
ici ?
Pollution
sonore
Autre sujet d'inquiétude
: la pollution sonore. Pour découvrir
les champs gaziers, l'industrie du pétrole
se sert de canons à air montés
sur des bateaux. Quand le canon entre en
action, il produit des ondes sonores très
puissantes. En phase d'exploration, le canon
à air peut être utilisé
des milliers de fois par jour, à
30 secondes d'intervalle. Cette méthode
est très invasive, car le son voyage
merveilleusement bien dans l'eau.
« Les
dauphins et les baleines, et beaucoup d'autres
mammifères marins, voient leur environnement,
sentent leur environnement, communiquent
entre eux grâce au son, explique
Hal Whitehead. Alors quand l'océan
devient bruyant, c'est comme du brouillard
qui s'abat sur nous. L'environnement se
réduit ; les animaux ne peuvent plus
le sentir, ni sentir leurs compagnons; ils
ne peuvent entendre venir leurs prédateurs;
ils ne peuvent trouver leur proies. »
Pour lui, il n'y
a qu'une seule vraie solution : « Je
pense que nous devons établir dans
cette région un réseau de
zones marines protégées. Le
gouvernement a dit qu'il voulait le faire,
mais il n'en a pas eu la volonté
jusqu'à maintenant. Ainsi, on n'aurait
pas l'impression que tout est à vendre,
que l'industrie du pétrole et du
gaz peut aller partout, à l'exception
du Goulet, et encore, elle s'en approche.
Le Goulet devrait faire partie de tout un
système de zones laissées
pour les animaux et les écosystèmes
marins qui sont si importants pour nous. »
La compagnie Exxon
Mobil, propriétaire des trois plateformes
en opération autour de l'île
de Sable, a refusé de rencontrer
l'équipe de Découverte.
Par ailleurs, elle affirme que tout va bien.
Pourtant, elle refuse
de rendre publics les suivis environnementaux
qu'elle est tenue de produire chaque année
concernant : la pollution sonore, la présence
des contaminants dans les boues et les débris
de forage, les émissions toxiques
reliées au brûlage des excédents
de gaz, et tous les autres impacts reliés
à la production.
Exxon Mobil le fera
en 2004, cinq ans après le début
des opérations, tel que le stipule
la loi.
Et pas avant.
Pour
en savoir plus
Stratégie
de conservation du goulet de l'île
de Sable
Pêches et Océans Canada
Île
de Sable
Site du Musée d'histoire naturelle
de Nouvelle-Écosse
Projets
gaziers de l'île de Sable
Document de l'Agence canadienne d'évaluation
environnementale
Stratégie
de conservation pour l'île de Sable
Environnement Canada
Journaliste : Mario Masson
Réalisatrice : Jeannita
Richard
Nous
remercions la Direction des Océans
de l'Institut d'Océanographie
Bedford et la Division de la Gestion
Côtière des Océans,
toutes deux rattachées à
Pêches et Océans Canada,
de même que le laboratoire
Whitehead, de l'Université
Dalhousie, qui nous ont permis d'utiliser
certaines de leurs images.