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REPORTAGE  —  17 novembre 2002

 L'île de Sable, un éden menacé

En plein Atlantique, un croissant de sable, qui se fait et se défait au gré des humeurs de la mer. Un bout de terre, égaré au large, à 290 kilomètres d'Halifax, la capitale de la Nouvelle-Écosse. C'est l'île de Sable.

On a bien essayé de la domestiquer, cette île à la beauté sévère, mais en vain. Aujourd'hui, seuls témoins de ce temps jadis où l'île de Sable était habitée et cultivée : des phares, une station météorologique et son personnel, devenu par la force des choses l'ange gardien des lieux, et de robustes petits chevaux retournés à l'état sauvage.

Débarqués il y a un peu plus de 200 ans, puis laissés à eux-mêmes, ils ont survécu envers et contre tous au point de devenir avec le temps le symbole même de l'île. Cette année, les différentes hardes se portent très bien. Nombre total de bêtes : 350.

La chercheuse indépendante Zoe Lucas les étudie depuis plus de 20 ans. Toujours avec la même fascination. « Ces chevaux sont laissés à eux-mêmes depuis longtemps, dit-elle. Voilà pourquoi il est si intéressant de les observer. De plus, la recherche génétique peut répondre à beaucoup de questions à propos de leur comportement, comme les relations entre les hardes, ou les liens de paternité avec la progéniture. Vous ne savez rien de tout cela, à moins de pouvoir étudier tous les chevaux en tout temps 24 heures sur 24. »

Si les chevaux sont de merveilleux ambassadeurs, l'île de Sable a bien d'autres attraits. D'abord, un système unique de dunes qui abrite de petits étangs d'eau douce où se retrouve tout ce qui bouge à l'intérieur de l'île : oiseaux, insectes, poissons. Et pas un arbre à l'horizon.

C'est un endroit remarquable pour les chercheurs qui y viennent. Car ici vivent des espèces uniques et bien d'autres encore dont on ne connaît ni les habitudes, ni même l'existence. D'ailleurs, voilà pourquoi certains voient en l'île de Sable une version nordique des Galapagos. Elle aussi, c'est dans l'isolement qu'elle a forgé sa spectaculaire identité.

S'il y a quelqu'un qui peut parler de cette île, c'est Gerry Forbes : administrateur, météorologue, plombier, climatologue, infirmier, ingénieur, opérateur de machinerie lourde, contrôleur aérien… Il est l'un des rares résidents permanents de l'île. Depuis 17 ans, il prend un soin jaloux de ce petit monde hyperactif. « Je suis ici depuis assez longtemps pour avoir vu la formation de dunes recouvertes de végétation, raconte-t-il, alors qu'à d'autres endroits, les dunes sont complètement disparues. Alors, on peut dire sans se tromper qu'à certains endroits l'île rétrécit, et qu'ailleurs elle grandit. »

En soi, l'île de Sable est une curiosité géologique. Composée uniquement de sable non consolidé, c'est la seule partie exposée de la plateforme continentale atlantique. L'île fait 41 kilomètres de longueur sur 1,3 kilomètre dans sa partie la plus large.

Tout commence avec le sable et avec les plantes très spécialisées capables de le coloniser et de le stabiliser. Comme les pourpiers, les pois de mer ou encore les ammophiles, qui sont d'ailleurs la nourriture principale des chevaux. Ces plantes permettent aux grains de sable de s'agglomérer pour en venir à former des dunes immenses dont certaines atteignent 30 mètres de hauteur. Ces dunes s'opposent avec succès à l'érosion causée par le vent et la mer.

Des espèces uniques

En 1981, les botanistes avaient démontré que parmi les 177 espèces de plantes identifiées sur l'île, 135 espèces en étaient originaires. Les joyaux de cette collection : l'orchidée de l'île de Sable, et la rosolie à feuille ronde. Ici, toute la végétation indigène est protégée.

Les oiseaux sont aussi de la fête. L'île de Sable est un sanctuaire et une halte routière pour plus de 300 espèces d'oiseaux. Seize espèces y nichent régulièrement, dont les sternes de Dougall, en voie de disparition sur l'île.

Et puis il y a l'oiseau fétiche de l'île de Sable : le bruant d'Ipswitch. Son comportement a capté l'attention de nombreux chercheurs, dont Martha Leonard, professeur au département de biologie de l'Université Dalhousie à Halifax. « L'île de Sable est le seul endroit où ces oiseaux pondent leurs œufs, explique-t-elle. Et les lieux de reproduction sont toujours importants, parce que fragiles. Si tous ces oiseaux ne viennent qu'à un seul endroit et que vous perdez cet endroit, c'est toute la population, voire l'espèce même, qui est en danger. C'est incroyablement important. »

Tout autour de l'île, il y a des plages fabuleuses. Elles abritent le plus grand nombre de phoques gris reproducteurs au monde.

Don Bowen, de l'Institut Océanographique de Bedford à Halifax, les fréquente depuis longtemps, ces phoques. Sa spécialité : les prendre au filet et leur poser des émetteurs de manière à pouvoir les suivre dans leurs déplacements. « Les phoques gris sont bien adaptés à leur environnement marin, raconte-t-il. Ils sont très capables de trouver les supermarchés où la nourriture abonde. Et ils sont en très bonne santé. En fait, nous avons écrit un article de revue dans lequel nous disons que la population de phoques gris de l'île de Sable croît de façon exponentielle depuis 40 ans. Elle a doublé dans les derniers 6 ou 7 ans. »

Don Bowen estime la population de phoques gris à 250 000. Comme un mâle mange en moyenne 8 kilos de poissons par jour, c'est dire combien la nourriture est abondante ici.

En fait, l'île de sable n'est que la partie visible d'un ensemble très complexe beaucoup plus vaste. Tout autour de l'île, les eaux peu profondes grouillent de vie. Puis à 20 kilomètres de là, la plateforme continentale s'abaisse. Les eaux deviennent beaucoup plus profondes. Partout les poissons abondent, de même que les organismes aquatiques qui les nourrissent.

À 40 kilomètres de l'île de Sable, de nombreux petits ravins sillonnent le plancher océanique et viennent se jeter dans un canyon baptisé le Goulet. Profondeur : 2000 mètres. Ici aussi, la vie foisonne. Voilà pourquoi divers mammifères marins, en particulier les baleines à bec commun, y ont élu domicile.

Tous ces écosystèmes sont étroitement connectés pour former un environnement remarquable, mais vulnérable, et dont on sait malgré tout peu de choses.

Un éden en danger

Or, dans ce monde féerique, le danger est maintenant présent, toujours. Sous l'eau gisent des milliards de mètres cubes de gaz naturel. Une fortune. Déjà, les premières plateformes pétrolières et leur panache de fumée, font partie du paysage. Y a-t-il menace au paradis ?

L'île de Sable et sa banlieue excitent la convoitise des grandes compagnies pétrolières depuis longtemps. Sous cet environnement, il y a d'immenses gisements de gaz naturel dont on évalue la quantité exploitable à 85 milliards de mètres cubes. De quoi chauffer proprement toutes les maisons du continent pendant des années.

La chasse aux hydrocarbures commence dès le début des années 1970. Mais l'exploitation du gaz naturel à grande échelle ne démarre qu'en 1999, alors qu'Exxon Mobil met en service à proximité de l'île trois plateformes : Thébaud, la plateforme centrale, North Triumph et Venture, des plateformes satellites. Reliées entre elles, ces plateformes acheminent le gaz naturel jusqu'à la terre ferme par un pipeline de 275 kilomètres de longueur.

D'ici 2008, s'ajouteront au moins cinq nouvelles plate-formes, de même que deux autres pipelines. Le nombre de puits en opération va augmenter d'autant. Pour beaucoup de monde, leur présence si proche de l'île de Sable fait craindre le pire.

Le grand danger, c'est l'explosion d'un puits sur une plateforme, ou encore le bris majeur d'un pipeline. C'est d'ailleurs déjà arrivé à proximité de l'île de Sable en 1984.

Mais avec le gaz naturel, disent les compagnies, les effets de ce genre de catastrophes sont toujours négligeables. Ici, pas de marée noire, comme c'est le cas avec le pétrole lourd, donc pas de pollution !, ajoutent-elles. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Si le gaz est moins persistant, il est aussi plus toxique.

En cas de fuite majeure, une partie du gaz naturel reste en solution dans l'eau. Résultat : une contamination sévère des organismes aquatiques qui servent de nourriture aux poissons, aux mammifères marins et aux oiseaux de mer.

Pollution de l'air

Mais l'exploitation des plateformes présente, au quotidien, bien d'autres dangers. Par exemple, les torchères qui brûlent l'excédent de gaz par mesure de sécurité. Elles produisent alors des émissions d'hydrocarbures qui vont se déposer sur l'eau et sur l'île.

En tant que responsable de la station de recherche atmosphérique, Gerry Forbes a pour mandat de suivre ce type de pollution à la trace. « Quels seront les effets à long terme de ces émissions ? L'Office Canada Nouvelle-Écosse des Hydrocarbures Extracôtiers parraine l'installation sur l'île d'une station de recherche dont le travail sera d'étudier ces émissions. Pour savoir qui les produit et en quelle quantité, pour savoir quelle quantité se rend jusqu'ici et combien il en faudrait pour polluer l'île. »

La question se posera avec encore plus d'acuité, quand on mettra en service le champ gazier Deep Panuke situé à quelque kilomètres de l'île de Sable. Sa particularité : un gaz naturel toxique, parce qu'il contient de l'hydrogène sulfuré. En Alberta où on exploite ce type de gaz depuis 20 ans, on a noté des effets sérieux sur la santé des humains et des animaux. Ce type de gaz, surtout s'il est mal traité, pourrait donc se révéler funeste pour les créatures de l'île et les organismes aquatiques.

En outre, les plateformes elles-mêmes posent problème, car elles sont illuminées comme des arbres de Noël, 24 heures sur 24, hiver comme été. On craint que les bruants d'Ipswitch s'y donnent rendez-vous, lors de leurs migrations annuelles, au risque d'y perdre des plumes, et leur vie. Comme on estime à 3000 le nombre de ces oiseaux, en perdre ne serait-ce que quelques centaines, pourrait mettre en péril la survie même de ce groupe unique.

Martha Leonard est spécialiste du comportement des oiseaux. « Les espèces apparaissent et s'éteignent naturellement. Mais je crois que pour chaque espèce perdue à cause de l'interférence des humains, nous devons en prendre la responsabilité, parce que nous sommes l'espèce qui a le devoir de protéger la planète. Alors pour moi, perdre une espèce est criminel. »

Pollution sous l'eau

La pollution se retrouve également sous l'eau. Que ce soit pour l'extraction du pétrole ou du gaz naturel, c'est toujours la même technique. Pour lubrifier les énormes trépans qui servent à forer les puits et à maintenir la pression dans les tuyaux de forage, on utilise un mélange savant de divers produits chimique appelé boues de forage.

Ces boues sont continuellement pompées à la surface pour être remplacées. Elles remontent en même temps les débris de roches. On emploie maintenant des boues synthétiques, ou encore des boues à base d'eau, moins toxiques, que l'on rejette, après les avoir nettoyées, sur le plancher océanique. .

On parle de 100 tonnes de débris par puit, en moyenne. C'est énorme. Même nettoyés, ces débris contiennent encore plusieurs contaminants. C'est une soupe toxique qui peut contenir plus de 300 produits chimiques. Pour l'instant, la quantité de rejets est encore minime, mais il n'en faut pas beaucoup pour contaminer des pétoncles, par exemple.

Comme le nombre de puits est appelé à se multiplier, quel sera l'impact à long terme sur la communauté benthique, c'est-à-dire l'ensemble des organismes aquatiques qui, comme les pétoncles, vivent et dépendent des fonds marins ? Les phoques gris, par exemple, qui se gavent de lançons, de petits poissons non commerciaux que l'on retrouve ici en nombre élevé.

Sara Iverson, physiologiste à l'université Dalhousie d'Halifax, étudie l'alimentation des phoques gris. « Il est évident que cette communauté benthique supporte un écosystème gigantesque, parce que les lançons sont la nourriture de base des phoques communs et des phoques gris, de même que de certains oiseaux de mer. Les lançons s'enfouissent dans le sable et ils seraient très affectés par les contaminants… les phoques aussi d'ailleurs. »

Pour l'instant, les phoques de l'île de Sable sont en bonne santé. Il y a peu, ou pas du tout, de traces de contaminants chez eux. Ils seront donc de parfaits témoins pour mesurer leur présence dans l'environnement.

Mais il y a une autre interrogation à laquelle les phoques ne peuvent fournir de réponse. Ces contaminants, restent-ils autour des plate-formes ?

Pour Hal Whitehead, chercheur à l'université Dalhousie, l'océan n'a rien d'un univers fermé qui fonctionne en vase clos. Nous l'avons rencontré quelques heures avant son départ pour le canyon sous-marin le Goulet, l'une des régions les plus riches de tout le littoral atlantique. Un écosystème foisonnant, avec ses coraux, ses espèces de poissons variés et ses mammifères marins, comme les baleines à bec commun.

La nourriture qui sustente tous ces organismes provient en grande partie des eaux peu profondes de la plateforme atlantique. Elle est ensuite dirigée par les courants vers le Goulet, à travers un réseau de petits ravins d'alimentation.

Selon Hal Whitehead, ce mécanisme de transport des nutriments pourrait s'avérer néfaste pour les habitants du canyon. « Ce qui nous préoccupe, c'est qu'il est possible que certains contaminants provenant de l'activité industrielle autour de l'île de Sable, comme les boues de forage, puissent se rendre dans le Goulet à travers ces petits ravins d'alimentation. »

C'est confirmé maintenant. On a retrouvé des traces de contaminants issus des boues de forage dans les eaux du canyon. En plus grandes concentrations, ces contaminants auront-ils une incidence sur les baleines à bec commun et les pieuvres qui leur servent de nourriture, de même que sur les nombreux poissons de fond, comme la morue et le sébaste, qui viennent frayer ici ?

Pollution sonore

Autre sujet d'inquiétude : la pollution sonore. Pour découvrir les champs gaziers, l'industrie du pétrole se sert de canons à air montés sur des bateaux. Quand le canon entre en action, il produit des ondes sonores très puissantes. En phase d'exploration, le canon à air peut être utilisé des milliers de fois par jour, à 30 secondes d'intervalle. Cette méthode est très invasive, car le son voyage merveilleusement bien dans l'eau.

« Les dauphins et les baleines, et beaucoup d'autres mammifères marins, voient leur environnement, sentent leur environnement, communiquent entre eux grâce au son, explique Hal Whitehead. Alors quand l'océan devient bruyant, c'est comme du brouillard qui s'abat sur nous. L'environnement se réduit ; les animaux ne peuvent plus le sentir, ni sentir leurs compagnons; ils ne peuvent entendre venir leurs prédateurs; ils ne peuvent trouver leur proies. »

Pour lui, il n'y a qu'une seule vraie solution : « Je pense que nous devons établir dans cette région un réseau de zones marines protégées. Le gouvernement a dit qu'il voulait le faire, mais il n'en a pas eu la volonté jusqu'à maintenant. Ainsi, on n'aurait pas l'impression que tout est à vendre, que l'industrie du pétrole et du gaz peut aller partout, à l'exception du Goulet, et encore, elle s'en approche. Le Goulet devrait faire partie de tout un système de zones laissées pour les animaux et les écosystèmes marins qui sont si importants pour nous. »

La compagnie Exxon Mobil, propriétaire des trois plateformes en opération autour de l'île de Sable, a refusé de rencontrer l'équipe de Découverte. Par ailleurs, elle affirme que tout va bien.

Pourtant, elle refuse de rendre publics les suivis environnementaux qu'elle est tenue de produire chaque année concernant : la pollution sonore, la présence des contaminants dans les boues et les débris de forage, les émissions toxiques reliées au brûlage des excédents de gaz, et tous les autres impacts reliés à la production.

Exxon Mobil le fera en 2004, cinq ans après le début des opérations, tel que le stipule la loi.

Et pas avant.

Pour en savoir plus

Stratégie de conservation du goulet de l'île de Sable
Pêches et Océans Canada

Île de Sable
Site du Musée d'histoire naturelle de Nouvelle-Écosse

Projets gaziers de l'île de Sable
Document de l'Agence canadienne d'évaluation environnementale

Stratégie de conservation pour l'île de Sable
Environnement Canada

Journaliste : Mario Masson
Réalisatrice : Jeannita Richard

Nous remercions la Direction des Océans de l'Institut d'Océanographie Bedford et la Division de la Gestion Côtière des Océans, toutes deux rattachées à Pêches et Océans Canada, de même que le laboratoire Whitehead, de l'Université Dalhousie, qui nous ont permis d'utiliser certaines de leurs images.

 

Première partie :

Deuxième partie :


« C'est un habitat unique en soi, unique aussi parce que les chevaux sont ici. Vous pouvez vous pencher sur une espèce en particulier ou étudier la relation entre différences espèces de la flore et de la faune. »

Zoe Lucas

 

 

Selon Zoe Lucas, les chevaux n'ont pas eu d'impacts négatifs majeurs sur l'île. Ils s'y sont intégrés, pour ainsi dire, naturellement. Ce ne fut pas le cas avec les cochons ou les vaches. Ce ne fut pas le cas des nombreuses autres plantes introduites à coup de milliers d'exemplaires et qui n'ont pas survécu.


 




Sur l'île, plusieurs espèces d'invertébrés ont acquis, avec le temps, des caractères uniques. C'est le cas du papillon orgyie. Ses couleurs n'ont pas la même intensité que celles de ses confrères du continent.

 





Les plateformes sont illuminées comme des arbres de Noël, 24 heures sur 24, hiver comme été. On craint que les bruants d'Ipswitch s'y donnent rendez-vous, lors de leurs migrations annuelles, au risque d'y perdre des plumes, et leur vie.

 

 

 

Il y a environ 250 000 phoques gris sur l'île de Sable.

 

 

« Je pense que nous devons établir dans cette région un réseau de zones marines protégées. Ainsi, on n'aurait pas l'impression que tout est à vendre. »

Hal Whitehead

 

 

Exxon Mobil, propriétaire des trois plateformes qui entourent l'île de Sable, a refusé de rencontrer Découverte.

 

 

 

 


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