Siège de la conscience
Monde des odeurs

Chefs-d'œuvre pathologiques

L'œil, cette fenêtre sur le monde, est l'outil indispensable de tous les peintres. Mais qu'arrive-t-il quand l'œil de l'artiste est malade? Jean Milot a voulu répondre à cette question. Il est ophtalmologiste à l'hôpital Sainte-Justine de Montréal. Ses patients favoris: les grands peintres.


Patient: Claude Monet
Pathologie: cataracte sénile

C'est dans le jardin de Giverny que l'illustre impressionniste Claude Monet a peint ses dernières grandes œuvres. C'est aussi à Giverny que des cataractes ont affecté sa vue et sa façon de peindre. Derrière l'iris et la cornée, se trouve le cristallin, la lentille de l'œil. Comme l'objectif d'une caméra, il concentre les rayons lumineux pour les faire converger sur la rétine. Une cataracte est une opacité progressive du cristallin. «La cataracte va filtrer les couleurs. Les bleus et les violets feront place aux rouges et aux jaunes. Les détails s'estomperont, les contours disparaîtront pour devenir un peu flous», explique Jean Milot.

En janvier 1923, Monet est opéré à l'œil droit. Il s'en remet, mais il décide de ne pas se faire opérer l'œil gauche. Sa série La maison vue du jardin de roses témoigne avec éloquence de son opération. «Dans cette série, il a tantôt peint avec son œil atteint de cataracte - tout est rouge - et tantôt avec son œil opéré - tout est bleu.» Si Monet avait vécu aujourd'hui, on aurait sauvé sa vue. L'opération est beaucoup plus simple aujourd'hui qu'à son époque: on aspire les cataractes. Monet aurait pu voir parfaitement le jour même. Mais il n'aurait jamais peint ses derniers chefs-d'œuvre de Giverny.

Patient: Camille Pissarro
Pathologie: dacryocystite

Les toiles des grands boulevards parisiens sont des œuvres maîtresses dans la production de Camille Pissarro. Pourtant, elles sont le résultat d'une maladie qui a longtemps affligé l'artiste: l'obstruction de ses voies lacrymales, la dacryocystite. Les larmes sont continuellement produites par les glandes lacrymales. Elles coulent à la surface de la cornée pour la nettoyer et la lubrifier. Elles sont ensuite évacuées et voyagent jusqu'au nez par le canal lacrymo-nasal, en quelque sorte le drain de l'œil. Pissarro avait une obstruction de ce canal. Résultat: il larmoyait continuellement et était devenu sensible à la lumière. Avant sa maladie, il était surtout reconnu pour ses toiles campagnardes. Mais à 58 ans, sa condition le force à quitter la campagne pour se réfugier dans des appartements sombres de Paris.

Pour tenter de le guérir, on a eu recours à une technique chirurgicale pratiquée encore aujourd'hui. Il s'agit d'entrer par le point lacrymal pour débloquer l'obstruction. Cette intervention n'a toutefois pas guéri Pissarro. Son cas s'était compliqué par des abcès répétés. Mais sa maladie a eu un impact considérable sur le choix des sujets et la façon de les peindre.

Patient: Edvard Munch
Pathologie: hémorragie vitréenne, amblyopie

Le peintre norvégien Edvard Munch souffrait de troubles oculaires différents dans chaque œil. «Edvard Munch, à l'âge de 67 ans, s'est réveillé un matin et il ne voyait plus du tout de son œil droit. Alors quel désespoir l'a pris quand il a réalisé qu'il voyait très peu de son œil gauche. Son œil gauche était amblyope, ou paresseux.» L'affaiblissement de la vue de son œil gauche est possiblement causé par une déviation de l'œil, un strabisme. L'hémorragie vitréenne de son œil droit est le résultat de la rupture d'un vaisseau sanguin. Son œil s'emplit d'abord de sang, qui lui bloque la vue. Avec le temps, l'hémorragie se résorbe, et des caillots se forment, qu'il voit comme des taches noires.

Si Munch n'avait pas eu un œil gauche si faible, la présence de son hémorragie à l'œil droit aurait été moins dérangeante. Mais on ne corrigeait pas si facilement le strabisme, à cette époque. Aujourd'hui, cette opération est devenue routinière. Il s'agit de déplacer le tendon de l'œil pour aligner les deux yeux.

Patient: Vincent Van Gogh
Pathologie: xanthopsie

Les yeux de Van Gogh n'avaient pas de problèmes en tant que tels, mais la consommation de certaines substances le faisait voir jaune. Une boisson très populaire chez les artistes de l'époque, l'absinthe, avait cette propriété-là. Et l'amour de Van Gogh pour cette boisson était bien connu. On pense qu'il prenait également de la santonine, un médicament dérivé d'une plante, pour aider sa digestion. Le docteur Paul Ferdinand Gachet aurait possiblement traité Van Gogh pour son épilepsie avec de la digitale, une plante qui a également la propriété de faire voir jaune. Voilà pourquoi il y aurait autant de jaune dans ses tableaux. Mais loin de considérer sa pathologie, Van Gogh a préféré considérer son obsession pour le jaune comme un trait de personnalité, un moyen d'exprimer la paix, le repos.

Le docteur Jean Milot reconnaît la valeur des œuvres de tous ces peintres, même si elles sont le fruit de pathologies. Une conclusion que partage l'historien de l'art François-Marc Gagnon: «Ce qui est magnifique chez ces gens, c'est la façon dont ils ont réussi à utiliser leur handicap, à en faire quelque chose qui soit valable, que l'on peut appeler un chef-d'œuvre ou une œuvre géniale.»


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