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Yves Gélinas, le coureur des mers québécois

Yves Gélinas, le coureur des mers québécois

Un grand navigateur tire sa révérence. Yves Gélinas, premier Québécois à avoir fait le tour du monde à la voile en solitaire, lègue son voilier, Jean-du-Sud. Retour sur une aventure plus grande que nature.

Signé par Zacharie Routhier Photographies par Denis Wong

Publié le 14 octobre 2023

Le soleil de juillet plombe le stationnement de la Marina de Longueuil. Casquette de marin enfoncée sur la tête, Yves Gélinas regarde s’envoler Jean-du-Sud, son fidèle voilier de 30 pieds, dans les sangles d’une machine rugissante.

Dans une semaine, ça va faire 50 ans, observe le navigateur. Il sourit avec ses yeux rieurs, comme chaque fois qu’il raconte une histoire, qu’elle soit heureuse ou triste.

Cinquante ans qu’il a acheté son Alberg 30, une petite bête de fibre de verre de quatre tonnes. Cinquante ans qu’il arpente la planète avec son bateau bleu fleurdelisé. Cinquante ans qu’il a donné à Jean-du-Sud son nom, en hommage à une chanson de Gilles Vigneault qui raconte la vie d’un marin extravagant.

Avec lui, Yves Gélinas a fait le tour du monde en solo, des côtes françaises de Saint-Malo à Gaspé, sans jamais s’arrêter, sauf pour réparer son bateau. L'exploit, réalisé à une époque où le soleil et les étoiles servaient encore de GPS aux marins, n'avait jamais été tenté par un Québécois.

Mais ce qui l’a fait entrer dans la légende, c’est son documentaire Jean-du-Sud autour du monde, un portrait intimiste de la vie de navigateur solitaire de 98 minutes tourné sur de grandes bobines 16 mm.

On voit le bateau pencher sous la force du vent, avec une montagne au loin.
Yves Gélinas naviguant près des Îles Falkland, dans l’Atlantique Sud, en 1983. Photo : Gracieuseté Yves Gélinas

« Quand tu racontes que tu veux faire un tour du monde tout seul sur un bateau de 30 pieds, on te prend déjà pour quelqu’un d’un peu timbré. Mais quand tu ajoutes que tu veux tourner un long métrage en même temps, tu en fournis la preuve!  »

— Une citation de   Yves Gélinas


Plouf. Jean-du-Sud est à l’eau. Yves Gélinas monte à son bord pour l'amener à quai, mais pour la première fois, il n'est pas capitaine. Il a vendu son bateau à un professionnel devenu marin à vitesse grand V durant la saison morte.

Les deux hommes prévoient deux jours de travaux à Longueuil pour préparer Jean-du-Sud à mettre les voiles sur Québec, moment symbolique où le nouveau propriétaire exercera ses fonctions de capitaine pour la première fois.

Yves Gélinas a pris soin de choisir son acheteur, craignant de voir son bateau vieillir à quai, ou pire, dans la cour arrière d'un musée. Il m’a promis de le faire naviguer, explique-t-il simplement.

S’il le pouvait, le vieux loup de mer reprendrait le large. Mais il sait que ses jours de navigateur hauturier sont derrière lui.

« La tête veut encore, c’est le body qui lâche, laisse-t-il tomber. C’est difficile à accepter. C’est un deuil. J’essaie de ne pas trop y penser. »

Yves Gélinas devant sa maison d'Oka, la municipalité où il a passé ses étés d'enfance. Photo : Radio-Canada / Zacharie Routhier

« Si je n’étais pas parti, je serais déjà mort. »
« Si je n’étais pas parti, je serais déjà mort. »

Rien ne prédisposait Yves Gélinas à devenir navigateur.

Né à Montréal en 1939, il marche d’abord dans les traces de son père, Gratien Gélinas, pilier du théâtre et du cinéma québécois, et poursuit des études au Conservatoire d’art dramatique du Québec.

À 20 ans, il se découvre une passion pour la voile lors d’un voyage à bord du navire d’un ami. Il continue de naviguer autant que possible en parallèle de sa carrière de comédien, mais n’arrive jamais à étancher sa soif.

On voit un groupe d'hommes autour d'un navire à quai.
Yves Gélinas à Natashquan en 1968 avec son premier navire, lui aussi appelé Jean-du-Sud. Il a pu y rencontrer le père de Gilles Vigneault, qui a inspiré la chanson du même nom. Photo : Gracieuseté Yves Gélinas

Yves Gélinas vient à considérer la voile comme une forme d’art, au même titre que la danse ou la peinture. Et rapidement, il réalise que pour aller au bout de sa pratique, il doit y consacrer toutes ses énergies.

Mais il se retrouve pris au piège. Écoeuré de son métier avant la mi-trentaine et marié à une partenaire qui, malgré ses efforts les plus sincères, n’a pas le pied marin, Yves Gélinas se met à souffrir d’un ulcère d’estomac, et aucun médicament ne parvient à en estomper les symptômes.

J’étais malade, j’avais des brûlures d'estomac, des maux de tête, raconte le navigateur dans le jardin de sa maison d’Oka, casquette de marin délavée toujours vissée sur la tête. Je suis convaincu que si j’étais resté, je serais déjà mort.

La décision de quitter sa compagne et sa carrière est aussi difficile que libératrice. Il prend la poudre d’escampette en 1973 à bord de Jean-du-Sud, un navire acheté à l’aide d’un prêt bancaire jamais remboursé.

Ma cote de crédit a pris un coup, mais je n’avais pas besoin de crédit. J’avais fait vœu de pauvreté! raconte l’aventurier, espiègle.

Pendant cinq ans, Yves Gélinas navigue au Québec, dans les Antilles et en Europe.

Au fil des vagues, il apprivoise l’idée d’un tour du monde en solo, sans aide et sans escales. La longue route, comme l’avait appelée le Français Bernard Moitessier en 1969, premier navigateur – avec le Britannique Robin Knox-Johnston – à avoir réussi un tel périple.

À un moment donné, on se demande si on est capable de le faire, dit Yves Gélinas, les yeux brillants. Pourquoi grimpe-t-on l’Everest? Parce qu’il est là.

À l’aube des années 80, les astres s’alignent. Yves Gélinas se trouve un travail dans un chantier naval de la région de Saint-Malo et entame la transformation de Jean-du-Sud en un navire pour faire le tour du monde.

Sa préparation dure trois ans. Il change les haubans pour des câbles plus épais, installe un mât plus large et dit adieu à son moteur pour alléger le navire. Il embarque des kilogrammes de noix, de farines, de flocons d’avoine et d'œufs enrobés de vaseline, ainsi que trois lourdes caméras pour filmer son aventure.

Le 1er septembre 1981, le navigateur lève l’ancre et met le cap vers le sud.

Une carte montrant le trajet effectué par Yves Gélinas à bord du Jean-du-Sud.
Le trajet effectué par Yves Gélinas à bord du Jean-du-Sud. Photo : Radio-Canada

Petite leçon de vocabulaire marin

Hauturier : qui est de la haute mer

Démâter : perdre son mât

Amarrer : maintenir un navire à quai à l’aide d’amarres (cordage)

Haubans : câbles latéraux qui soutiennent le mât

Quille : partie la plus basse de la coque d’un voilier

« Je n’écoutais plus. C’était trop angoissant. »
« Je n’écoutais plus. C’était trop angoissant. »

Le 22 février 1982, le présentateur Bernard Derome amorce le Téléjournal de Radio-Canada avec un reportage inquiétant. Depuis huit jours, plus personne n’a eu de nouvelles d’Yves Gélinas et de son voilier Jean-du-Sud, qui naviguent dans le Pacifique Sud après six mois de voyage.

Pierre Décarie, qui diffuse les messages du marin depuis le début de son voyage à l’émission de radio de Paul Houde, tente de le joindre sans relâche. Plusieurs radios amateurs d’Océanie se joignent aux efforts de recherche, ainsi qu’un avion néo-zélandais et un brise-glace américain.

Yves Gélinas entend les appels sur sa radio, mais est impuissant. Son émetteur s’est brisé avec le chavirage de son navire en pleine tempête, ce qui l'empêche de communiquer avec le monde extérieur.

« Moi je ne pouvais pas émettre, mais j’entendais tout le monde autour m’appeler. En Nouvelle-Zélande, en Nouvelle-Calédonie… ils m’appelaient, ils m'appelaient, mais je n’écoutais plus. C’était trop angoissant. »

— Une citation de   Yves Gélinas

Il se rappelle avoir senti le bateau se coucher sur l’eau, se redresser, puis se retourner quelques minutes plus tard. J’ai eu le temps de me dire : ah ben tiens, je suis au plafond, raconte-t-il.

Jean-du-Sud s’est redressé à nouveau. Mais son mât, la colonne vertébrale d’un voilier, s’était fracturé sous l’impact.

Sans moteur et à environ 300 kilomètres des îles Chatham – un minuscule bout de terre au large de la Nouvelle-Zélande –, Yves Gélinas doit réussir à retrouver la côte contre le vent.

Il attache sa voile à ce qui lui reste du mât, et entame son voyage vers la terre ferme. Il répare finalement sa radio la veille de son arrivée aux îles Chatham.

Déprimé et à bout de force, le navigateur voit son chavirage comme un échec. Il dit au revoir à Jean-du-Sud, laissé dans un échafaudage au bord de l’eau, et s’envole vers le Québec.

Le voilier Jean-du-Sud sans son mât, sur la terre ferme.
Jean-du-Sud sur la plage aux Îles Chatham. Photo : Gracieuseté Yves Gélinas

« Encore un coup de l’Oizo-Magick! »
« Encore un coup de l’Oizo-Magick! »

Le repos est salutaire pour Yves Gélinas.

J’ai réalisé que j’étais fatigué, mais que je ne me serais jamais arrêté de moi-même. Ça prenait quelque chose pour m’arrêter. Et j’ai compris que c’était pour mon bien, pour me reposer et me refaire.

Le marin croit à sa bonne étoile. Elle prend la forme d’un oiseau de papier glané quelque part aux Bahamas, qu’il surnomme l’Oizo-Magick. Il trouvait plus rigolo de se vouer à lui qu’à un quelconque Dieu.

Souvent, en racontant ses coups de chance, il s’interrompt quelques secondes et déclare : Encore un coup de l’Oizo-Magick! C’est une manière pour lui de se rappeler que, pour bien vivre, il faut savoir s’abandonner à la vie.

Yves Gélinas retourne aux îles Chatham le 23 octobre 1982, après un séjour d’environ six mois au Québec. Jean-du-Sud a été maltraité par les éléments. Le marin espère le remettre en état de naviguer en 60 jours.

Heureusement, il s’est montré étonnamment économe au moment de son chavirage en plein Pacifique Sud. Plutôt que d'abandonner son mât disloqué à Poséidon, il s’est jeté à l’eau pour l’attacher avec une corde et le hisser à bord de Jean-du-Sud.

Je n’avais pas les moyens de m’en payer un autre!, dit-il en riant.

On voit Yves Gélinas réparant son mât.
Yves Gélinas réparant le mât de Jean-du-Sud. Il tient toujours en place aujourd’hui. Photo : Gracieuseté Yves Gélinas

À midi pile le 21 décembre, Yves Gélinas quitte le port de Waitangi et hisse les voiles de Jean-du-Sud. Victoire.

Il passe sans encombre le redoutable cap Horn, où se croisent les océans Pacifique et Atlantique, et arrive à Gaspé quatre mois plus tard, le 9 mai 1983.

Au total, le navigateur a passé 282 jours seul en mer et a parcouru 28 200 miles nautiques, soit l’équivalent de plus de 52 000 kilomètres. Jamais, ou presque, il n’a souffert de la solitude ou de l’isolement. Si bien qu’il lui a été difficile de revenir sur la terre ferme. 

Ça m’a pris du temps, quand j’ai atterri, pour vraiment revenir. Je me disais que je ne faisais qu’une escale avant de repartir. Tu es content de revoir le monde et de revoir la terre, mais tu te trouves bien au large. Tu n’as pas vraiment envie que ça s’arrête.

Une volée d'oiseaux derrière Jean-du-Sud. Photo : Gracieuseté Yves Gélinas

« Yves Gélinas a mis la voile sur la carte au Québec. »
« Yves Gélinas a mis la voile sur la carte au Québec. »

Yves Gélinas et son tour du monde ont marqué une génération de marins. Avec Réal Bouvier, premier navigateur à avoir fait le tour de l’Amérique du Nord à la voile, il a permis aux Québécois et Québécoises de rêver au grand large, selon Michel Sacco, éditeur du magazine spécialisé L’escale nautique.

C’est le premier Québécois à avoir fait le tour du monde à la voile, en solitaire, sur un petit bateau. Ça frappe les esprits. On n'avait pas de personnalité de ce genre-là dans notre univers.

« Yves Gélinas a mis la voile sur la carte au Québec. »

— Une citation de   Michel Sacco, éditeur de L’escale nautique

Mais surtout, l’aventurier désargenté, comme l’appelle Michel Sacco, a su bien raconter son voyage, ce qui l’a fait briller un peu partout dans le monde.

Le documentaire Jean-du-Sud autour du monde a été diffusé à Radio-Canada et dans une quinzaine de pays. Il a récolté plusieurs prix, dont deux Palmes d’or au festival du film de voile de La Rochelle. Yves Gélinas a aussi fait paraître un livre, Jean-du-Sud et l'Oizo-Magick, en 1988.

Il laisse également en héritage son régulateur d’allure, sorte de pilote automatique analogique. En embarquant pour son tour du monde, le navigateur a équipé Jean-du-Sud d’un prototype afin de tester la fiabilité de son invention.

Yves Gélinas l’a commercialisé en 1989 sous le nom de régulateur d’allure CapHorn. Depuis, l’appareil a été installé sur environ 2000 voiliers hauturiers, et est encore fabriqué au Québec à ce jour.

Yves Gélinas, pour une dernière fois sur son voilier. Photo : Radio-Canada / Denis Wong

« Je prétends avoir fait de Jean-du-Sud une œuvre d’art. »
« Je prétends avoir fait de Jean-du-Sud une œuvre d’art. »

À la Marina de Longueuil, Yves Gélinas fait un dernier tour sur le pont de Jean-du-Sud.

Chaque objet a son utilité… et son histoire. Ici, une carte d’une association de tourdumondistes. Là, deux grandes béquilles, parfaites pour maintenir le navire sur sa quille lorsqu'on veut s'échouer à marée basse en Bretagne.

Je prétends avoir fait de Jean-du-Sud une œuvre d’art, estime le marin. Mais contrairement aux peintures ou aux sculptures, son bateau n’aurait pas sa place dans un musée. Cette idée lui paraît inconcevable.

Yves Gélinas ne s'inquiète pas pour son navire. Son nouveau capitaine lui fera bientôt retrouver l’eau salée dont il a tant besoin.

Comment suivre les prochaines aventures de Jean-du-Sud?

Consultez le nouveau site web (Nouvelle fenêtre) de Jean-du-Sud.


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