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Comment mieux prescrire les opioïdes pour gérer la douleur chronique?

Des bouteilles d'OxyContin avec quelques pilules devant.

Une bouteille contenant des pilules de l’opiacé OxyContin, produit par Purdue Pharma.

Photo : Reuters / George Frey

Portrait
Mélanie Meloche-Holubowski

L'introduction en 2017 de lignes directrices sur l’usage des opioïdes a permis de réduire le volume des prescriptions. Mais elles ont aussi entraîné des conséquences dommageables pour de nombreuses personnes vivant avec une douleur chronique. Aujourd’hui, experts et médecins essaient de trouver le juste équilibre.

Ce que j’ai vu, c’est la pendule osciller d’un extrême à l’autre. Il y a 20, 25 ans, on prescrivait de plus en plus d'opioïdes. Ce n’était pas optimal. Et là, on se retrouve dans une surcorrection, soit d’éviter d’en donner à tout prix, dit d’entrée de jeu le Dr Jason Busse.

Considérant le fait qu’environ 5 % des personnes qui prennent un opioïde d’ordonnance pour la douleur chronique développent un trouble de l’usage (nouvelle fenêtre), les autorités de santé ont décidé d’imposer des directives sur les pratiques de prescription.

Les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada ont publié leurs premières recommandations en 2016 et 2017.

Le mot d’ordre : en raison des risques élevés de dépendance, les opioïdes doivent être utilisés en dernier recours (nouvelle fenêtre) pour la douleur chronique non cancéreuse et, idéalement, avec de faibles doses et pour de courtes durées.

Je pense que les médecins ont bien compris qu’on ne prescrit pas cette molécule à long terme à la volette, dit la Dre Marie-Ève Goyer, chercheuse à l’Institut universitaire sur les dépendances et professeure agrégée de clinique au Département de médecine de famille et médecine d’urgence de l’Université de Montréal.

Mais dans certains cas, les médecins ont suivi ces recommandations, peut-être un peu trop à la lettre, croit le Dr Busse. Le directeur du Centre national de recherche sur la douleur Michael G DeGroote à l’Université McMaster et professeur d'anesthésie a participé à l’élaboration des premières directives canadiennes relatives à l'utilisation des opioïdes pour le traitement de la douleur chronique non cancéreuse.

Sept ans plus tard, ces directives sont en processus de révision. Les experts souhaitent que l’on adopte une approche moins uniforme, surtout lorsqu’on parle d’un sujet aussi complexe que la douleur chronique.

Sevrer ses patients trop rapidement

Nous savons que les médicaments antidouleur opioïdes sont prescrits de façon excessive au Canada, écrivait le gouvernement du Canada en 2017 (nouvelle fenêtre) à propos de la crise des opioïdes.

C’est pourquoi l'une des recommandations, établies par le Centre national de recherche sur la douleur Michael G DeGroote, était de limiter les doses prescrites à moins de 90 mg d'équivalents morphine par jour pour les patients avec des douleurs chroniques non cancéreuses.

Mais lorsque ce seuil a été proposé, des milliers de patients prenaient déjà des doses beaucoup plus élevées, indique le Dr Busse.

Il n’était pas rare de voir des patients avec des doses de 300, 400, voire 500 mg [d'équivalents morphine] par jour, ajoute le Dr David Juurlink, chef de la Division de pharmacologie clinique et de toxicologie à l'Université de Toronto. Il souligne que les compagnies pharmaceutiques avaient convaincu les médecins que les risques associés avec des doses si élevées étaient minimes.

De nombreux médecins ont rapidement réduit les doses de leurs patients, poussant plusieurs personnes à vivre des sevrages difficiles et douloureux.

Plusieurs personnes utilisaient des opioïdes depuis des années et ça leur permettait de fonctionner, d’avoir une qualité de vie. Elles se sont retrouvées du jour au lendemain sans personne pour leur prescrire des opioïdes, déplore le Dr Marc Martel, professeur adjoint à la Faculté de médecine dentaire et au Département d'anesthésie de l'Université McGill et directeur de la recherche clinique à l'Unité de gestion de la douleur du Centre universitaire de santé McGill.

Une personne tient quatre bouteilles de médicaments dans ses mains.

« Il y a des millions de personnes qui utilisent des opioïdes de façon chronique et qui ne sont pas capables d’arrêter », dit le Dr David Juurlink.

Photo : Associated Press / Chris Post

Pourtant, quand les directives ont été publiées, le Dr Busse et ses collègues avaient plaidé pour des sevrages graduels.

Réduire les doses, c’est un processus clinique, une intervention médicale en soi qui peut prendre des mois, rappelle le Dr Martel.

Malheureusement, plusieurs patients n’ont pas eu l’accompagnement nécessaire.

Selon le Dr Juurlink, une cessation abrupte des opioïdes sans accord du patient, c’est carrément un manque d’éthique et de professionnalisme.

Ce n’est pas comme arrêter de prendre des Tylenol. Ils ont plongé ces gens dans la misère.
Une citation de Dr David Juurlink

Cela a poussé des personnes aux prises avec la douleur à chercher du soulagement, coûte que coûte.

On a envoyé sur le marché illicite hautement contaminé des gens chez qui on avait nous-mêmes induit de la dépendance avec nos prescriptions qu’on a ensuite retirées, déplore pour sa part la Dre Goyer.

D’ailleurs, c’est à partir de ce moment qu’on a observé une diminution des taux de prescription, mais une augmentation des surdoses.

Au moment de la publication des premières directives, la majorité des surdoses étaient liées aux médicaments d’ordonnance. Aujourd’hui, elles sont plutôt liées aux opioïdes illicites.

Des patients en douleur sans aide et stigmatisés

Le Dr Juurlink croit fermement que les opioïdes doivent être utilisés en dernier recours pour traiter la douleur chronique non cancéreuse, non seulement parce que les risques de dépendance sont élevés, mais aussi parce que les études montrent qu’ils ne sont pas aussi efficaces (nouvelle fenêtre) que ce que les compagnies pharmaceutiques ont laissé entendre.

Cependant, ces experts conviennent que certaines personnes ayant des douleurs chroniques pourraient bénéficier d’opioïdes pour gérer leur douleur.

Depuis l’introduction des lignes directrices, de nombreux patients ayant des douleurs chroniques font face à des obstacles importants pour obtenir une ordonnance.

Cela a eu un effet pervers; on a démonisé les opioïdes [...] On a aussi des patients qui ne veulent plus d'opioïdes, alors que ça leur faisait du bien.
Une citation de Dre Marie-Ève Goyer

Selon les Drs Busse et Martel, de nombreux cliniciens hésitent à prescrire des opioïdes pour la douleur chronique ou refusent de le faire parce qu’ils ne veulent pas avoir affaire aux risques [de dépendance].

Arrêter complètement de prescrire des opioïdes pour la douleur chronique n’est pas la solution définitive à la crise des opioïdes, disent ces experts. Au contraire, plus les gens aux prises avec des douleurs chroniques sont désespérés et en douleur, plus ils chercheront ailleurs pour obtenir du soulagement.

Stigmatiser ces personnes ne fait qu’amplifier le problème, affirme le Dr Martel, qui tient à préciser que ce ne sont pas toutes les personnes qui prennent des opioïdes qui développent un trouble de l’usage.

Il y a une distinction majeure qui doit se faire entre l'usage illicite d'opioïdes et l'usage médical, renchérit le Dr Martel.

Une femme tient des cachets dans sa main.

Les opioïdes sont associés à de faibles améliorations de la douleur chronique et des capacités de fonctionnement des patients. Selon une méta-analyse, on estime qu’il y a en moyenne une réduction de la douleur chez une personne de seulement 0,6 point sur une échelle de 0 à 10.

Photo : iStock

Doit-on refuser des opioïdes aux personnes ayant des problèmes de santé mentale?

Une autre catégorie de patients qui est sous-traitée, selon ces experts : les personnes qui ont à la fois des douleurs chroniques et des problèmes ou des antécédents de santé mentale ou de troubles de l'usage.

Puisqu’elles sont considérées plus à risque de développer un trouble de l’usage des opioïdes, des médecins refusent souvent de leur prescrire des opioïdes, même dans des cas de douleur aiguë.

Les médecins ont tellement peur quand ils voient les mots dépendance que ces gens sont sous-soulagés. Combien de fois j’ai entendu à l’urgence qu’on ne donnerait pas de narcotique à quelqu’un avec une dépendance. Pourtant le patient avait des douleurs incommensurables que vous et moi, on n'aurait jamais supportées sans des narcotiques, souligne la Dre Goyer.

Cette approche unique en matière de prescription nuit à certains patients, déplorent les Drs Juurlink et Busse.

Les lignes directrices ont généralement aidé à réduire le nombre d’opioïdes prescrits, mais elles étaient trop floues pour les cas de douleurs complexes, estime la Dre Goyer.

Ça ne nous aide pas sur le terrain. Il faut prendre soin des gens qui sont les plus malades et qui sont les plus à risque de décès dans le contexte de la crise des opioïdes. Sans quoi, elles risquent de tomber aux mains du marché illicite.

Pour le Dr Martel, on devrait, dans certains cas, considérer d’utiliser des opioïdes chez les personnes à risque, à condition d’un suivi très serré.

La prise en charge des patients [ayant des douleurs chroniques et des problèmes de santé mentale] est complexe; il faut que ce soit quasiment individualisé.
Une citation de Dr Marc Martel

Des directives plus flexibles

Les nouvelles lignes directrices offriront plus de flexibilité, en conseillant aux professionnels de la santé de prendre davantage en compte les valeurs et les tolérances de risque des patients, affirme le Dr Busse, qui a participé à cette mise à jour.

Parmi les patients qui ont essayé une panoplie d’autres traitements, certains accepteront de prendre des opioïdes, même s’ils sont considérés comme à risque de développer un trouble de l’usage.

Personnellement, je n’ai pas d’intérêt à utiliser un opioïde. Par contre, je ne me lève pas tous les jours en douleur, dit le Dr Busse. Les personnes avec une douleur chronique n’ont pas le même niveau de tolérance de risque que moi. Certains patients accepteront de prendre les risques associés aux opioïdes, d’autres non.

Malgré cette ouverture, les nouvelles directives continueront de suggérer une réduction des doses pour réduire les risques de dépendance, mais pas nécessairement à tout prix.

Par exemple, si les symptômes de sevrage sont trop intenses, le sevrage peut être mis sur pause ou abandonné, explique le Dr Martel.

Une femme dans un rayon de médicaments sur ordonnance dans une pharmacie.

Une pharmacienne prépare des opioïdes sur ordonnance pour un client.

Photo : Radio-Canada

Apprendre à déprescrire, tout en soulageant la douleur chronique

Mais au-delà de directives plus claires, ces experts disent qu’il faut continuer à éduquer les médecins à mieux prescrire les opioïdes dans un contexte de douleur chronique et leur donner les outils pour reconnaître et traiter les troubles de l’usage, dit le Dr Abhimanyu Sud.

Ce professeur au Département de médecine familiale et communautaire de l’Université de Toronto est aussi dirigeant scientifique en chef du Centre d'excellence sur la douleur chronique pour les vétérans canadiens. Il offre depuis plusieurs années une formation aux professionnels de la santé sur les meilleures pratiques de prescription des opioïdes.

Généralement, affirme le Dr Juurlink, les médecins sont bons pour prescrire, mais moins bons pour déprescrire. D’autant plus que de remplir une ordonnance d’opioïdes prend 30 secondes, mais qu’un sevrage graduel nécessite un suivi serré et fréquent.

Pour un docteur qui a trop de patients, ça peut être une tâche difficile à accomplir. Le patient peut aussi résister. Des fois, la chose la plus facile, c’est de renouveler la prescription, indique-t-il.

Toutefois, il comprend mal comment on peut prescrire des doses élevées d’opioïdes sans vouloir gérer les troubles de l’usage et le sevrage.

Après un certain temps, les médecins et leurs patients doivent établir si le traitement est réellement efficace. Les médecins doivent aussi prendre le temps d’expliquer aux patients pourquoi leur dose doit être graduellement réduite et pourquoi la réapparition de douleur peut être liée au sevrage, plutôt qu’à la douleur initiale.

Mais un des problèmes à la base, disent ces experts, c’est que les médecins de famille – qui voient la majorité des patients ayant des douleurs chroniques – n’ont pas suffisamment d’expertise en gestion de la douleur et encore moins en gestion des troubles de l’usage.

La crise des opioïdes a commencé à changer cela, souligne le Dr Abhimanyu Sud, mais il reste encore beaucoup de travail pour s’assurer que les médecins ne continuent pas d’utiliser les opioïdes comme substitut à une approche multidisciplinaire pour traiter la douleur chronique.

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Mélanie Meloche-Holubowski

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