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Un empire montréalais de l’arnaque en ligne

Enquête

Un empire montréalais de l’arnaque en ligne

Un texte de Nicholas De Rosa, Jeff Yates et Brigitte Noël Illustrations par Sophie Leclerc

Publié le 12 juin 2021

Une offre trompeuse de concours, de films, de concerts virtuels et d’événements sportifs gratuits... Partout dans le monde, des internautes tombent dans les pièges d’un réseau d'entreprises liées au même homme : le richissime Montréalais Philip Keezer. Les Décrypteurs lèvent le voile sur cet empire qui sévit depuis plus d’une décennie, générant des dizaines de millions de dollars annuellement.

Un grand barbu tout sourire s’adresse à la caméra lors d’une diffusion en direct sur Facebook. Nous sommes en août 2019. Derrière lui, on peut voir les bureaux modernes et épurés d’AdCenter, une entreprise de marketing web ayant pignon sur la rue Peel, à Montréal.

Je sais que nous avons beaucoup d’affiliés en Indonésie, au Bangladesh, partout dans le monde, dit-il. De nous tous ici au bureau, nous vous souhaitons la santé, le succès et de faire des tonnes d’argent avec AdCenter, lance celui qui était à l’époque porte-parole de l’entreprise.

L’accueil est fait, il passe aux choses sérieuses. Il s’assoit dans un fauteuil et commence à lire une liste des films les plus populaires au box-office à l’époque. Il cite Rapides et dangereux présentent : Hobbs et Shaw, Histoires effrayantes à raconter dans le noir et Le roi lion, entre autres.

« J’espère que vous pourrez faire des ventes avec ces films! »

On pourrait penser qu’il donne à son auditoire, les affiliés d’AdCenter – en quelque sorte des sous-traitants œuvrant pour l’entreprise –, la mission de promouvoir ces films pour que les gens aillent les voir au cinéma. Mais non : il les informe plutôt des tendances de l’heure qu’ils pourront utiliser comme appât pour leurrer des internautes vers des sites web payants... qui n’hébergent pas du tout ces films.

Si vous avez déjà cherché à visionner gratuitement un film en streaming ou encore à regarder un événement sportif ou à lire un livre sans payer, il y a de bonnes chances que vous soyez tombé sur l’un des pièges tendus par les affiliés d’AdCenter. Sous le prétexte d’offrir gratuitement le contenu recherché, ces derniers créent des sites web qui envoient les internautes vers des sites de streaming, ou diffusion en continu, où on leur demandera leurs informations bancaires. Et les affiliés utilisent tous les moyens pour attirer les clics de leurs cibles, notamment en manipulant l’algorithme de Google pour que les sites trompeurs qu’ils mettent en ligne apparaissent dans les résultats de recherche.

Les sites payants ne contiennent pas le contenu promis. En fait, ils n’offrent que des films de série B et d’autres œuvres libres de droits. Mais à l’aide de leurs publicités trompeuses, les affiliés d’AdCenter font croire aux internautes qu’ils peuvent y visionner le nouveau Rapides et dangereux ou Le roi lion en s’inscrivant pour un essai gratuit. Un essai gratuit qui requiert leurs informations de carte de crédit et qui peut rapidement se transformer en abonnement qui coûte plus de 60 $ par mois.

AdCenter est une entreprise de marketing d’affiliation, une pratique légitime et répandue que vous croisez tous les jours sur le web. Le concept est simple : lorsqu’une influenceuse promeut un produit sur Instagram en offrant un code promotionnel pour l’acheter, par exemple, il s’agit d’un contrat d’affiliation. L'influenceuse – une affiliée – reçoit une rémunération sur chaque produit qui se vend grâce à sa promotion.

Les entreprises de marketing d’affiliation centralisent cette pratique : elles signent des contrats avec des annonceurs, puis des internautes qu’elles recrutent – des affiliés – assurent la promotion des produits de leurs clients sur des blogues ou sur les réseaux sociaux, et empochent une commission sur les ventes réalisées. Pour les affiliés les plus performants, le marketing d’affiliation peut même être assez payant pour devenir un emploi à temps plein.

AdCenter n’est toutefois pas une entreprise typique du milieu. Elle a un seul client : une entreprise barbadienne peu connue nommée Hyuna International, qui dispose de plus d’un millier de sites web quasi identiques, offrant pour la plupart un service tout-en-un de streaming de films, de livres, de musique et de jeux vidéo.

Notre enquête révèle qu’AdCenter et Hyuna International sont liées au même homme, qui est pour ainsi dire son propre client : un Montréalais nommé Philip Keezer.

Les affiliés d’AdCenter ne sont pas des influenceurs ou des personnalités connues. Ils sont plutôt des travailleurs de l’ombre de partout dans le monde qui cherchent à s’enrichir et qui savent comment manipuler les internautes pour attirer leur attention. Ils ne font pas la promotion des sites de Hyuna International en vantant leurs mérites ou le contenu qui s’y trouve réellement. En plusieurs mois d’enquête, nous n’avons pas réussi à trouver un seul exemple d’un affilié d’AdCenter qui cherchait à vendre des abonnements aux sites de Hyuna en expliquant clairement et sincèrement ce qu’un abonnement leur procure.

Plutôt, ils polluent le web avec toutes sortes de stratagèmes mensongers qui réussissent à convaincre des milliers d’internautes de sortir leur carte de crédit pour s’abonner à des produits qui n’offrent pas la marchandise promise. Si AdCenter condamne officiellement ces comportements, notre enquête démontre qu’elle en est au courant et même qu’elle les encourage implicitement.

Nous avons tenté l’expérience. Pour trois films récents – Borat 2, Soul et Wonder Woman 1984 – nous avons rapidement trouvé des dizaines de publicités trompeuses créées par des affiliés d’AdCenter qui nous promettaient de pouvoir les écouter gratuitement en ligne et qui nous invitaient à nous inscrire à des sites mis en ligne par Hyuna International. Idem pour des événements de sport professionnel comme du hockey de la LNH ou du football de la NFL.

Et ce n’est que la pointe de l’iceberg.

Captures d'écran de faux lecteurs vidéo publiés par les affiliés d'AdCenter. Photo : Capture d’écran

Ces leurres sont partout sur le web : sur Facebook, Instagram et YouTube, dans les sections de commentaires de blogues, dans les résultats de recherche Google. Toutes les tactiques des affiliés d'AdCenter ont l'objectif de convaincre les internautes de sortir leur carte de crédit pour s’abonner aux sites de Hyuna International. Et pour atteindre ce but, tous les coups sont permis, y compris le mensonge.

Tous les mois, des milliers de nouveaux abonnés se retrouvent avec quelques dizaines de dollars en moins sans avoir pu consulter le contenu qu’on leur avait promis. Les affiliés d’AdCenter, eux, empochent une commission pour chaque abonnement. Et cette obscure compagnie de streaming, Hyuna International, engrange les frais d’abonnements des nouveaux clients que lui procure AdCenter par le biais des affiliés.

Si l’on se fie aux avis publiés par des internautes sur le web, des milliers de personnes se seraient fait prendre par cette arnaque sophistiquée dans les dernières années. Et si les montants qu’elle soutire de chaque personne qui s’inscrit peuvent sembler minimes, nous avons pu déterminer à l’aide de données financières publiques – mais incomplètes – que l’ensemble du stratagème génère au minimum des dizaines de millions de dollars par année à coup d’abonnements de 20 $, 40 $ ou 60 $.

Selon des informations publiées sur LinkedIn par deux anciens employés hauts placés et un employé actuel, l’empire lié à M. Keezer engendre des recettes annuelles de 100 millions de dollars. Plusieurs de nos sources ont également estimé que le chiffre d’affaires annuel atteignait ce montant.

Le tout, en toute discrétion, sans que les internautes floués réalisent qu’ils se sont fait avoir par un vaste réseau géré depuis Montréal.

Façade du 2000, rue Peel, à Montréal. Un édifice vitré au centre-ville.
Les bureaux d'AdCenter sont situés au 2000, rue Peel, au centre-ville de Montréal. Photo : Ivanoh Demers

AdCenter nie tout

Selon notre enquête, Philip Keezer est lié à l’ensemble des compagnies constituant ce réseau, dont Hyuna International, AdCenter, Action Media, AdSurge et PaymentsMB. Nous les avons toutes contactées dans le cadre de notre enquête. La seule compagnie qui nous a répondu est Action Media, alias AdCenter. Un avocat nous a répondu que nos allégations sont fausses, trompeuses et carrément diffamatoires. Action Media n’a toutefois pas commenté les allégations quant à ses activités, mais affirme qu’elle les nie vigoureusement. Philip Keezer n’a pas répondu à nos demandes répétées d’entrevue.

Dans ses conditions d’utilisation, AdCenter affirme que ses affiliés ne peuvent pas utiliser de stratégies trompeuses, que ce soit intentionnellement ou par omission. Mais bon nombre d’ex-employés nous ont confié que l’entreprise est au courant de ces tactiques. Selon notre enquête, elle semble même les encourager à demi-mot, et elles sont au cœur de son modèle d’affaires.

Au fil des ans, les entreprises de l’empire de Philip Keezer se sont multipliées et certaines ont changé de nom – Big Rebel, Let’s Play Ventures, JoMedia, JoVentures, AdCenter, Action Media, AdSurge, Playster, Hyuna International – mais le stratagème est resté le même, confirment en entrevue une quinzaine de personnes liées aux entreprises de M. Keezer, dont d'anciens employés et des affiliés.

Tous ont demandé la confidentialité par crainte d’être poursuivis par Philip Keezer, souvent décrit comme un homme riche et puissant.

Tous les chemins mènent à Hyuna

Ce n’est pas uniquement avec des films, des romans et du sport que les affiliés d’AdCenter amènent les internautes vers les sites de Hyuna International. Tout événement populaire diffusé en direct, dont des cérémonies comme les Golden Globes et les Oscars, est susceptible d’être un appât de choix.

Une carte du monde. La Barbade est élargie et le logo de Hyuna International Ltd. est superposé sur le pays afin de montrer son emplacement.
Située à la Barbade, Hyuna International Ltd. crée et gère les centaines de sites liées au réseau. Photo : Illustration Sophie Leclerc

Afin d’attirer des clics vers les sites web de Hyuna, les affiliés font tout ce qu’ils peuvent pour se retrouver parmi les premiers résultats de recherche des internautes en quête de divertissement gratuit. Cela n’est pas passé inaperçu par Google, qui qualifie les pratiques d’AdCenter de tentatives de manipulation de son moteur de recherche. Le géant californien dit être au courant de ces tactiques depuis plusieurs années, si bien qu’il assure avoir mis en place des systèmes pour les identifier et limiter leur efficacité.

Malgré tout, ce que l’on retrouve tôt ou tard en effectuant ce type de recherche, ce sont des pages web créées par des affiliés d’AdCenter qui imitent habilement celles de sites offrant du contenu multimédia, ayant comme unique but de duper les gens et les rediriger vers les sites de Hyuna. Nombre d’entre elles contiennent de faux lecteurs vidéo qui donnent à l’internaute l’impression qu’il a réussi à trouver le contenu qu’il cherche.

Quelques secondes après avoir tenté de démarrer une vidéo dans ce faux lecteur, un message indique à l’utilisateur que s’il veut poursuivre son visionnement, il doit s’inscrire à une période d’essai gratuite. Lorsqu’il clique sur le message, il est alors redirigé vers un site web de Hyuna au nom cocasse comme BoinkPlay ou Funlizard, qui lui demande d’entrer sa carte de crédit, sous prétexte de vouloir vérifier son emplacement géographique.

Cette page du site promet à l’internaute qu'il ne paiera rien; elle ne mentionne nulle part qu’il peut devoir engager des frais ou qu’il s’agit d’un site payant.

Un site web où un lecteur vidéo montre des images d'un film de Disney. Au-dessus de celles-ci, il est écrit « Continuer à regarder gratuit ».

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Des pages promettent aux internautes qu'ils ne paieront rien pour voir un film. Photo : Capture d'écran

C’est seulement après avoir entré et fait valider ses informations de carte de crédit que l’internaute peut prendre connaissance des modalités entourant l’essai gratuit : il est alors expliqué, en petits caractères, sur une nouvelle page, que son adhésion se renouvellera automatiquement pour 49,95 $ US par mois s’il n'annule pas son essai de cinq jours.

Capture d'écran du processus d'inscription d'un site web de Hyuna International, qui propose un essai gratuit de 5 jours. Les petits caractères spécifient que l'abonnement se renouvellera automatiquement pour 49,95 $ par mois.
Les petits caractères de cette page d'inscription d'un site de Hyuna spécifient que l'abonnement se renouvellera automatiquement pour 49,95 $ par mois si l'essai gratuit de 5 jours n'est pas annulé. Photo : Capture d'écran

Sur la page suivante, toujours en petits caractères, il lui est alors proposé d’accéder au « pack multimédia » du site pour 2,95 $ US par mois. La case pour ajouter cette fonctionnalité à son abonnement est discrète, et déjà cochée. S’il clique sur Continuer, 2,95 $ US sont aussitôt débités de sa carte. L’affilié d’AdCenter qui l’a dirigé vers le site de Hyuna empoche ensuite sa commission.

Cette page d'abonnement d'un site Hyuna contient une page précochée qui ajoute des frais supplémentaires de 2,95 $ par mois à l'abonnement de l'utilisateur.
La case qui ajoute des frais supplémentaires de 2,95 $ par mois à l'abonnement est précochée. Photo : Capture d'écran

Une fois toutes ces étapes franchies, l’internaute peut enfin accéder au site web, qui offre bel et bien des films, de la musique et des livres, mais pas le contenu promis. En fait, le site est rempli de films de série B et d'œuvres libres de droits. Et s’il oublie de se désabonner dans les cinq prochains jours, on lui facturera 49,95 $ US par mois. Aucun avis ne lui sera envoyé par courriel.

L’expérience Fundonkey

Nous nous sommes inscrits à un essai gratuit pour l’un de ces sites de diffusion en continu, nommé Fundonkey. Aucun des 25 premiers films de sa section Les plus populaires n’est sorti plus récemment qu’en 2011 et aucun d’entre eux n’avait un budget de plus de 500 000 $, selon les données du site spécialisé IMDb. Aucun n’a obtenu suffisamment de critiques professionnelles pour être coté sur l’agrégateur de critiques Rotten Tomatoes.

La plupart de ces 25 longs métrages ont été produits par RSquaredFilms, décrit comme un distributeur indépendant de films de série Z par le magazine Slate (Nouvelle fenêtre) en 2012. L’ancien président de la société, Buzz Remde, nous a confirmé avoir vendu les droits de ses films à Hyuna, mais n’a pas voulu nous accorder d’entrevue.

Sans recevoir d’avis par courriel, notre compte Fundonkey est passé à un abonnement Premium à 49,95 $ US (64,23 $ CA) au bout de la période d’essai de cinq jours. À titre de comparaison, un abonnement à Netflix coûte 18,99 $ CA plus taxes par mois, un abonnement à Disney+ coûte 11,99 $ CA plus taxes, et un abonnement Premium à Crave coûte 25,97 $ CA plus taxes.

Ce que dit la loi

La question se pose : le processus employé ici est-il trompeur aux yeux de nos lois?

C’est ce qu’on est en droit de se demander, selon deux avocats l'ayant étudié à notre demande.

Il y a au moins deux, voire trois étapes [de l’inscription] qui laissent suggérer que le processus est gratuit. Alors, même si à un moment donné c’est effectivement clairement dit, il n’en demeure pas moins qu’il y a d’autres étapes où, au contraire, c’était marqué comme étant gratuit, observe Me Vincent Gautrais, avocat et titulaire de la Chaire de recherche L. R. Wilson en droit des technologies de l’information et du commerce électronique.

Ce serait jouable de dire qu’il y a une impression générale de gratuité qui apparaît, notamment pour un consommateur qui est considéré comme inexpérimenté [aux yeux de la loi], analyse-t-il.

« Il y a une confusion légitime pour un consommateur qui lit sur un écran, qui généralement va très vite dans le processus. »

— Une citation de   Vincent Gautrais, avocat et titulaire de la Chaire de recherche L. R. Wilson

Me Sylvie De Bellefeuille, avocate et conseillère juridique à Option consommateurs, croit également que l’ensemble du processus menant à l’inscription pourrait contrevenir à la Loi canadienne sur la concurrence.

Ce que dit la loi, c’est qu’un commerçant n'a pas le droit de faire des représentations fausses ou trompeuses. Donc, si on vient vous leurrer avec votre film de votre superhéros préféré, en disant que vous allez pouvoir le regarder en vous inscrivant, et que finalement on vous présente un paquet de films où il n’y a absolument pas le contenu qu’on vous a promis, je pense qu'il y a anguille sous roche, observe-t-elle.

La case précochée avec l’abonnement supplémentaire à 2,95 $ est quant à elle une pratique douteuse, selon Me Gautrais, sans nécessairement être illégale, puisqu’il n’existe pas de jurisprudence à cet effet. Le Code civil du Québec prévoit que le consentement doit être libre et éclairé, tandis que la Loi sur la protection du consommateur stipule qu’avant la conclusion du contrat, le commerçant doit donner expressément au consommateur la possibilité d'accepter ou de refuser la proposition et d'en corriger les erreurs.

La seule façon d’en avoir le cœur net, selon eux, serait qu’un juge tranche sur la légalité de tout ce processus, chose qui n’a jamais été faite depuis que Hyuna International et AdCenter sont en activité.

Facebook pris d’assaut

La recherche de contenu en streaming n’est qu’un des multiples chemins menant vers les sites à abonnement de Hyuna. Sur Facebook, de faux événements (Nouvelle fenêtre) offrant de soi-disant visites virtuelles gratuites de musées ou de sites touristiques – intéressant souvent des dizaines de milliers d’utilisateurs – y mènent aussi.

En janvier, La Presse faisait la lumière (Nouvelle fenêtre) sur de faux concerts d’artistes québécois, promus à même les réseaux sociaux, qui dirigeaient aussi les internautes vers ces mêmes sites. Le phénomène a également été documenté aux États-Unis (Nouvelle fenêtre) et en Norvège (Nouvelle fenêtre), entre autres.

Nos recherches ont pu démontrer que tous ces événements étaient organisés par des affiliés d’AdCenter et menaient à des sites de Hyuna International.

De plus, d’innombrables faux comptes Facebook de personnalités connues de partout dans le monde organisent depuis des mois des concours bidon dirigeant les internautes vers la même page d’inscription sur des sites de la compagnie barbadienne, promettant des prix en échange d'une inscription pour un essai gratuit.

Capture d'écran des arnaques sur Facebook. Photo : Capture d’écran - Facebook

Bianca Longpré, Olivier Primeau, Charles Tisseyre, Jean-Luc Mongrain et Éric Duhaime ne sont que quelques-unes des personnalités québécoises ayant vu leurs identités être usurpées pour faire la promotion des sites de Hyuna depuis le début de l’année.

En mars, CBC rapportait que des artistes autochtones habitant en Ontario et au Québec, Tara Kiwenzie et Tammy Beauvais, avaient elles aussi été victimes d’usurpation d’identité (Nouvelle fenêtre) sur les réseaux sociaux.

De faux concours impliquant des célébrités américaines, dont l’animatrice Ellen DeGeneres (Nouvelle fenêtre) et le basketteur vedette LeBron James (Nouvelle fenêtre), ont également été organisés par des affiliés. Bref, plusieurs des arnaques que l’on voit partout sur le web et qui défraient les manchettes depuis quelque temps ont le même point d'origine : AdCenter.

Le logo d'AdCenter sur un fond bleu.
Le logo d'AdCenter. Photo : AdCenter

Une « mère ordinaire » dans le collimateur d’AdCenter

Notre enquête nous a permis de déterminer qu’au moins trois faux comptes Facebook usurpant l’identité de Bianca Longpré ont été créés par des affiliés d’AdCenter dans les premiers mois de 2021 seulement. Ces faux comptes tentaient de leurrer les internautes vers des sites web de Hyuna à l’aide de faux concours.

Bianca Longpré, qui gère la populaire page Facebook Mère ordinaire, a affirmé recevoir régulièrement des signalements de faux comptes à son nom de la part de sa communauté. Des filles qui suivent ma page m’ont contactée et m’ont dit : "hey Bianca, t’organises un concours?" témoigne l’auteure et entrepreneuse. Ça arrive que j’en organise, mais là, à ce moment-là il n’y en avait pas. Ils m’ont envoyé le lien, je suis allée voir, et j’ai constaté par moi-même qu’effectivement, il y avait quelqu’un qui usurpait mon identité.

Après que nous l’avons contacté, Facebook a retiré une douzaine de fausses pages et d’événements que nous lui avions montrés en guise d’exemple de ce stratagème, qui envoyaient des internautes vers des sites de Hyuna. Facebook affirme que ces pages contreviennent à ses politiques en matière de contenu indésirable, de fraude et de tromperie.

Un représentant de Facebook a cependant affirmé que le réseau social n’a pas déterminé qu’il y avait un lien entre les pages en question. Toutefois, notre analyse démontre que les adresses web contenues dans ces faux profils arboraient des identifiants uniques révélant qu’ils étaient l'œuvre d’affiliés d’AdCenter.

Malgré nos signalements, des dizaines de faux concours usurpant les identités de personnalités connues ainsi que des centaines de tournées et concerts virtuels bidon perdurent sur Facebook, et de nouveaux sont régulièrement mis en ligne.

L’oubli et la distraction des internautes au cœur du modèle d’affaires

Si ces fausses promesses de films et de spectacles, bien séduisantes, attirent les gens en grand nombre, ce ne sont pas tous ces gens qui franchissent le pas. En fait, la vaste majorité des personnes appâtées se désabonne dans les minutes suivant l’inscription et n'aura pas de frais facturés.

Mais si l’entreprise parvient à faire de l’argent, voire à amasser des fortunes, c’est parce que des milliers d’utilisateurs oublient de se désabonner, ou ignorent tout simplement qu’ils se sont abonnés à un site payant.

Ce sont ces abonnements non annulés, témoignent de nombreux ex-employés, qui sont au cœur du modèle d'affaires du réseau lié à Philip Keezer. En fait, disent-ils, c'est avec cet argent que l'entreprise réalise presque tous ses profits.

« Essentiellement, on faisait de l’argent sur le dos des gens qui ne s’en rendaient pas compte. Il est inconcevable que les gens paient de leur propre chef des frais mensuels pour le contenu inférieur qu’on offrait. »

— Une citation de   Un ex-employé de Philip Keezer

Imaginez, une sorte de Netflix vraiment merdique, rempli de films dont vous n’avez jamais entendu parler, que vous ne retrouviez même pas à l’arrière d’un Blockbuster. C’était ça, fait savoir cet ancien employé.

Ces anciens employés parlent d’expérience : ils ont occupé divers postes au sein des entreprises liées à M. Keezer.

Le modèle d’affaires utilisé ici n’est pas neuf. Bien qu’il le soit ici à une échelle rarement vue, impliquant des affiliés de par le monde et des centaines de sites Internet distincts, il a déjà fait ses preuves.

Selon l’expert d’enquêtes internationales du Better Business Bureau (BBB), Steve Baker, de nombreuses arnaques axées sur les abonnements dépendent de consommateurs qui oublient de se désinscrire.

« Beaucoup de gens paient leur carte de crédit sans jamais regarder leurs relevés. Des fois, ça prend des mois et des mois avant qu’ils le remarquent. »

— Une citation de   Steve Baker, expert d’enquêtes internationales du Better Business Bureau

Et quand ils le remarquent, le remboursement n’est pas aussi aisé qu’ils pourraient l’espérer. Dans son étude sur les pièges d’abonnement (Nouvelle fenêtre) et les essais gratuits trompeurs, Steve Baker note que les compagnies de carte de crédit hésitent souvent à rembourser les personnes qui se font avoir par de tels procédés.

M. Baker fait référence à un sondage maison mené par le BBB auprès de 1000 personnes selon lequel 57 % des répondants avaient fait des demandes de rétrofacturation auprès de leur compagnie de carte de crédit et 44 % d’entre eux n’avaient pas été remboursés.

Il ajoute que bien des gens ne sont pas au courant que la rétrofacturation existe et qu’il est commun pour les victimes de ce type d’arnaque de résilier l’abonnement sans même demander de remboursement.

Selon d’anciens employés d'entreprises liées à M. Keezer à qui nous avons parlé, l’entreprise rembourse rapidement les clients mécontents qui le demandent pour éviter qu’ils tentent de faire annuler le paiement auprès de leur fournisseur de carte de crédit. Car un trop grand nombre de rétrofacturations mettrait les compagnies de carte de crédit au parfum de l’arnaque.

C’est ce que nous avons pu constater avec notre abonnement à Fundonkey. Après avoir payé des frais pendant deux mois, nous avons demandé au service à la clientèle de résilier notre abonnement et de nous rembourser les 124 $ CA facturés. Fundonkey a obtempéré sans poser de questions.

Des internautes se vident le cœur

Notre équipe a répertorié sur le web des milliers de critiques et commentaires négatifs concernant les sites web impliqués dans ce stratagème.

Ces avis suggèrent notamment que ce n’est pas tout le monde qui réussit à mettre la main sur son argent perdu : plusieurs disent ne pas savoir pourquoi ils se font facturer à leur insu depuis des mois, tandis que d’autres rapportent des problèmes de désabonnement qui ont seulement pu être résolus en annulant la carte de crédit liée au compte.

Ces internautes jugent s’être fait avoir par des sites portant des noms comme Yaydigital, Donnaplay ou Lizardfun, qui n’ont en apparence aucun lien entre eux. Mais nos vérifications montrent que tous font partie du réseau de Hyuna International.

Capture d'écran de plusieurs plaintes visant les sites du réseau Hyuna. Photo : Capture d’écran

Nous avons lu 642 critiques associées à cinq sites de Hyuna sur la plateforme d’avis de consommateurs Trustpilot, rédigées entre les années 2015 et 2021 : Geeker, Lilplay, Tzarmedia, Iceboxfun et Funmanger. Près de la moitié d’entre elles incluent des variantes des mots arnaque, fraude ou vol, et la forte majorité évoquent à tout le moins des transactions inattendues ou inconnues sur des relevés de carte de crédit. Plus de 95 % ont accordé la pire note possible, soit une étoile sur cinq.

Notons toutefois que plusieurs de ces internautes affirment qu’il leur a été possible de se faire rembourser, même après avoir payé un abonnement pendant plusieurs mois à leur insu.

Sans parler spécifiquement des milliers de commentaires négatifs qui visent les sites de Hyuna sur le web, Philip Keezer a déploré l’an dernier l’existence de plateformes comme Trustpilot dans un billet de blogue. Il estime qu’elles permettent à des entreprises de salir anonymement des compétiteurs ou à d’ex-membres du personnel frustrés de diffamer leur ancien employeur par vengeance.

Si cela fait longtemps que vous êtes dans les affaires, vous avez sûrement subi les contrecoups de clients insatisfaits ou d’anciens employés mécontents, peut-on lire dans le billet publié en février 2020 sur le site web de M. Keezer. Même les plus grandes compagnies du monde sont aux prises avec des critiques négatives, des accusations frauduleuses ou des campagnes de dénigrement pures et simples.

Dans ce texte, M. Keezer qualifie les auteurs de ce type de critiques d’arnaqueurs, de fraudeurs et de trolls, et conseille à ses collègues entrepreneurs d’effectuer des demandes de retrait ou de passer par la voie judiciaire pour s’en défendre.

Les affiliés, la clé du succès

AdCenter vend une vie de rêve à ses quelque 5000 affiliés.

Sur son site web, elle avance que ces derniers pourraient gagner 10 000 $ par mois – un montant réaliste, selon des affiliés à qui nous avons parlé, preuves à l’appui.

Sur les réseaux sociaux, des affiliés d’AdCenter au Bangladesh, en Indonésie et au Pakistan publient des photos de leur train de vie : motocyclette, ordinateurs haut de gamme, piles d’argent, etc.

J’aime AdCenter, parce qu’AdCenter a changé ma vie, nous a confié un affilié basé en Asie. L’argent que j’ai fait avec AdCenter vaut quelque chose comme cinq millions de dollars dans mon pays. Maintenant, j’ai une grosse maison et une grosse voiture. S’il reconnaît en entrevue que ses activités ne sont pas éthiques, il fait valoir que son travail lui permet de faire vivre sa famille.

Les affiliés sont encadrés par des gestionnaires d’affiliés, soit des employés d’AdCenter basés à Montréal, mais aussi dans d’autres pays comme l’Indonésie, le Pérou et la Lettonie.

Une carte pointe différents pays.

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Différents endroits où travaillent des personnes affiliés à Adcenter Photo : Radio-Canada

Nous avons pu trouver des centaines d’exemples d’affiliés qui utilisent des stratagèmes mensongers pour appâter des internautes, mais AdCenter dit ne pas cautionner ce genre de pratique, et s’est même dotée d’une équipe qui veille au respect de ses règlements concernant la publicité trompeuse. Selon des informations qui ont maintenant été retirées du site d’AdCenter, la page web d’un affilié qui fait l’objet d’une plainte pour violation de droits d’auteur doit être retirée dans les 48 heures suivant sa réception, sans quoi le compte de l’affilié sera suspendu.

Nos sources indiquent cependant qu’AdCenter n’assure pas une veille active des sites d’affiliés : elle intervient donc seulement après avoir reçu un signalement.

De plus, des affiliés suspendus peuvent facilement créer un nouveau compte et continuer à travailler pour le compte d’AdCenter, toujours selon ces sources.

Mensonge par omission

AdCenter ne demande pas directement aux affiliés de mentir pour générer des abonnements, mais leur indique toutefois ce qui pourrait susciter de l’intérêt chez les internautes. Les affiliés créent ensuite des campagnes publicitaires qui suggèrent fortement qu’un internaute pourra visionner ces films ou ces événements sportifs en s’inscrivant pour une période d’essai gratuite.

Nous avons parlé à un affilié qui a confirmé que l’entreprise invite ses contractants à promouvoir des événements sportifs, des films et des séries télévisées qui ne sont pas disponibles sur les sites de Hyuna.

C’est une arnaque totale, nous a admis cet affilié qui vit présentement en Asie. Les matchs sportifs sont diffusés par des chaînes de télévision. Mais en tant qu’affilié, tu en fais la promotion et [...] c’est un mensonge. Le client n’aura pas la permission d’écouter ces matchs en ligne. Les internautes pourraient écouter les matchs s’ils s’abonnaient aux chaînes de télévision, mais AdCenter et ses affiliés disent que c’est gratuit. Et c’est totalement faux.

« Tu demandes à ton gestionnaire, "comment est-ce que je peux augmenter mes ventes?" Et le gestionnaire te dit "fais la promotion de la NFL, de la NBA, de la UFC". Mais ils ne te disent pas exactement comment le faire. »

— Une citation de   Un affilié d'AdCenter

Sur les réseaux sociaux, les comptes d’AdCenter tiennent régulièrement les affiliés au courant des événements culturels et sportifs qui pourraient attirer les internautes en quête de contenu gratuit.

Nous avons vu au moins cinq autres gestionnaires d’AdCenter inciter publiquement les affiliés à faire la promotion de sport en direct sur Facebook, notamment en publiant des listes et des photos de matchs et d’événements à venir.

Bonjour Mesdames et Messieurs. Comme plusieurs d’entre vous le savent, le Super Bowl s’en vient. Quiconque a l’intention de le promouvoir en livestream, parlez-moi. Je vais vous rendre riche!, peut-on lire dans l’une des publications.

Une gestionnaire d’affiliés indonésienne a par ailleurs publié en mars, sur son profil Facebook, un guide pratique expliquant comment augmenter ses ventes en faisant la promotion de sports en direct à l’aide de faux lecteurs vidéo.

Un autre gestionnaire d’affiliés a pour sa part publié une liste de festivals de musique à promouvoir, dont le prestigieux Montreux Jazz Festival.

Arnaque sur mesure

Selon notre enquête, AdCenter offre à ses affiliés une boîte à outils pour augmenter les chances qu’un internaute sorte sa carte de crédit. L’entreprise a créé une variété de pages d’inscription personnalisées pour les sites Hyuna, adaptées aux centres d’intérêt des internautes afin de mieux les appâter.

Par exemple, l’internaute qui cherche à regarder une partie de hockey en streaming gratuit tombera sur un site d’affilié qui prétend offrir du hockey de la LNH, puis sera envoyé vers une page d’inscription comportant des images d’une rondelle et d’une glace. L’utilisateur qui cherche à regarder de la lutte professionnelle verra plutôt des images d’un ring, et l’internaute qui cherche un concert virtuel verra une page d’inscription avec des images d’une scène.

L’affilié n’a qu’à choisir la page d’inscription la plus appropriée pour la clientèle ciblée et ajouter le lien vers celle-ci à son faux lecteur vidéo ou à ses publicités. La langue de la page s'adapte automatiquement à celle de l'utilisateur.

placeholder Photo : Design Martin Labbé

Nous avons pu parcourir 1600 pages d'inscription personnalisées créées par AdCenter pour permettre à ses affiliés de cibler des utilisateurs. Une analyse de celles-ci montre que l’entreprise joue le jeu de ses affiliés.

Notamment, elles utilisent des propriétés intellectuelles dont Hyuna ne détient pas les droits de diffusion, comme des images du film Histoire de jouets 4, de Disney. Sur la page, un lecteur vidéo diffuse quelques secondes du film, avant d’inviter l’internaute à créer un compte pour continuer.

Nous avons trouvé des pages d’accueil contenant des propriétés intellectuelles dont Hyuna ne possède pas les droits de diffusion. Dans cet exemple, on voit des extraits du film Histoire de jouets 4. Photo : Radio-Canada

Nous avons pu trouver d’autres pages d’accueil semblables exploitant les couleurs et la symbolique de séries télévisées populaires telles que Le Trône de fer; des films tels Avengers : Phase finale, Mission : Impossible - Répercussions et Aquaman; des événements sportifs, tels que le combat d’arts martiaux mixtes entre Conor McGregor et Khabib Nurmagomedov en octobre 2018 et l’événement WWE SummerSlam.

Derrière l’écran, des sociétés opaques

Nous avons trouvé plus de 1100 sites web quasi identiques, tous enregistrés par Hyuna International, à l’aide de l’outil DomainTools. Le trafic qu’ils attirent est énorme.

Ceux que nous avons pu répertorier auraient généré au total une moyenne de 32,4 millions de pages vues par mois en 2020, selon des estimations fournies par la firme d’analyse SimilarWeb. C’est près de 10 % des 331 millions de pages vues générées par la populaire plateforme de vidéo sur demande Disney+ au mois de mars 2021, toujours selon les estimations de SimilarWeb.

Page d'accueil d'un site qui propose un abonnement à 4,95 $.

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Page d'accueil d'un site nommé Bowzerhub qui propose un abonnement à 4,95 $. Photo : Capture d'écran

Ces sites web sont liés à 318 sociétés, la plupart enregistrées en Grande-Bretagne et à Chypre. La vaste majorité de ces sociétés déclarent n’avoir aucun employé et avaient une valeur, sur papier, d’entre 1 £ et 100 £ (entre 1,72 $CA et 172 $CA) au moment de leur incorporation.

Notre équipe a tenté de contacter les administrateurs inscrits de ces sociétés. La plupart étaient introuvables, mais les quelques dizaines que nous avons réussi à retracer – entre autres un champion de billard, une masseuse et un acteur britannique – n’ont pas donné suite à nos questions ou bien ont bloqué nos communications.

Bon nombre de ces sociétés avaient comme adresse les bureaux d’une entreprise basée à Haslemere, en Grande-Bretagne, une ville de 18 000 habitants. Cette entreprise offre des services d’incorporation en Grande-Bretagne et à Chypre, entre autres. Pour 750 £, elle recrute pour ses clients internationaux un résident de l’Union européenne pour agir à titre d’administrateur de leur société, selon son site web.

Les états financiers des 187 entités enregistrées en Grande-Bretagne révèlent que celles-ci ont déclaré posséder des actifs de 9,8 M£ en 2019, ce qui équivaut à près de 17 M$ CA au taux de change actuel. Ce montant a atteint 14,8 M£ en 2015 et 18,4 M£ en 2014. Ces montants équivalent à 25,6 M$ CA et 31,8 M$ CA au taux de change actuel.

Le secret d'affaires ne nous permet pas de consulter les états financiers des 99 entités enregistrées à Chypre ni de la trentaine enregistrées en Slovaquie, en République tchèque ou aux États-Unis.

Le nom de Philip Keezer n’apparaît pas dans les documents liés à ces entreprises.

Un labyrinthe pour dissimuler la vérité

Différents utilisateurs tombés dans le même piège tendu par un affilié d’AdCenter aboutiront sur la même page d’inscription personnalisée. Mais le site du réseau de Hyuna vers lequel ils seront redirigés est choisi au hasard.

Selon un ancien employé, qui nous a parlé à condition de demeurer confidentiel, le recours à ces centaines de sociétés et de sites web sert à répartir le risque sur l’ensemble de son réseau, puisque, de ce fait, les plaintes et les demandes de remboursement n’aboutissent pas toutes au même endroit.

Cela donne l'impression que le réseau de Hyuna n’est pas une seule et même opération, mais plutôt une constellation de sites sans lien apparent, selon cette même source.

Nous avons montré les résultats de notre enquête à Ron Guilmette, un chercheur indépendant vivant en Californie qui s’intéresse depuis plus de 20 ans aux arnaques sur le web. Selon le chercheur, ces entreprises ont toutes les apparences de sociétés-écrans, c’est-à-dire d’entreprises servant à dissimuler les transactions financières d’autres sociétés.

M. Guilmette soutient que les arnaqueurs sur Internet ont souvent recours à des stratégies consistant à mettre sur pied des centaines de sites web et de sociétés-écrans pour brouiller leurs pistes.

Clairement, les personnes derrière ce stratagème ont créé plusieurs niveaux de camouflage pour brouiller les pistes, juge-t-il.

« C’est conçu pour décourager, voire carrément barrer la route aux consommateurs, aux autorités et aux compagnies de cartes de crédit qui tenteraient d’enquêter sur ce réseau. »

— Une citation de   Ron Guilmette, chercheur indépendant

La structure complexe de ce type de réseau, avec ses sociétés outre-mer, a en effet de quoi décourager toute quête de justice.

Si vous avez [eu des frais facturés par] une société-écran étrangère, surtout dans une juridiction comme Chypre, comment est-ce qu’un consommateur moyen en colère et qui juge être victime d’une arnaque est-il censé récupérer son argent?, illustre-t-il.

Un consommateur pourrait bien décider de recourir aux services d’un avocat dans le pays de la société-écran qui l’a floué, mais cela risque d’être plutôt dispendieux, surtout en regard des faibles montants finalement en cause.

Essentiellement, c’est impossible. Tu dois laisser faire et passer à autre chose, laisse tomber Ron Guilmette.

Il en va de même pour les autorités, qui peuvent de toute façon tirer la conclusion que ces activités qui ont lieu sur papier, dans d’autres pays, ne sont pas de leur ressort, ajoute-t-il.

Notons qu’une autre compagnie liée à M. Keezer, PaymentsMB, traite l’ensemble des paiements effectués sur les sites de Hyuna International. Ces deux entreprises, ainsi qu’AdCenter, forment donc un véritable écosystème hermétique, qui accompagne les internautes du début à la fin du processus.

Le mystère Keezer

Philip Keezer semble cultiver le mystère. Les photos du quadragénaire se font rares sur les réseaux sociaux, et très peu est écrit à son sujet. Son frère aîné, Matt Keezer, lui, est un homme d’affaires relativement connu. Il est l’un des cofondateurs du site Pornhub et de l’entreprise Flighthub.

L’association de Philip Keezer à Hyuna International a seulement été rendue publique en 2016 avec la sortie des Paradise Papers, une fuite de documents provenant de paradis fiscaux obtenue par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung et partagée avec le Consortium international des journalistes d'enquête et Radio-Canada.

Les documents d'incorporation de Hyuna International que nous avons consultés ainsi que des témoignages de membres du personnel confirment ces liens. Selon ces documents, une entreprise nommée JoMedia BBD a été incorporée à la Barbade en avril 2011, et Philip Keezer est devenu son président en novembre de la même année. En septembre 2014, JoMedia BBD a changé de nom pour devenir Hyuna International, et M. Keezer apparaît dans les documents à titre de président de l’entreprise jusqu’en juin 2016.

JoMedia est également le nom d’une entreprise montréalaise fondée et détenue majoritairement par M. Keezer. Celle-ci est toujours désignée comme étant l'actionnaire principal d'AdCenter, selon le Registraire des entreprises du Québec, et les documents d’incorporation de Hyuna International indiquent que JoMedia BBD est la filiale barbadienne de JoMedia.

Un autre Montréalais a agi à titre de PDG de Hyuna de 2016 à 2019, révèlent ces mêmes documents. Toutefois, selon nos informations, l’entreprise est toujours liée à M. Keezer.

Au cours de notre enquête, nous avons réussi à trouver quelques informations publiques sur M. Keezer.

En 2018, son nom figurait sur la liste des donateurs ayant acheté un billet de 1500 $ à un gala pour le Parti libéral du Canada, un événement fréquenté par des familles extrêmement influentes, comme les Desmarais et les Bronfman.

En 2014, Hyuna International était à l’origine d’un mystérieux don non sollicité de 300 $ (Nouvelle fenêtre) envoyé à l’Équipe Denis Coderre. À l’époque, le parti, qui disait ignorer pourquoi une entreprise barbadienne lui aurait donné de l’argent, avait refusé le don. Questionné par The Gazette (Nouvelle fenêtre), Hyuna n’avait alors pas voulu dévoiler l’identité de son propriétaire.

Selon nos informations, Philip Keezer détient quelques propriétés au Québec. Jusqu’en 2018, il était propriétaire d’une demeure de 4,4 M$ à Westmount. Une fiducie dont il est le représentant s’est récemment départie d’une somptueuse résidence patrimoniale à Senneville, mise en vente pour 9,5 M$, et M. Keezer possède également une imposante maison d’été à Saint-André d’Argenteuil.

En 2017, une propriété surnommée « le Downton Abbey de Westmount » (Nouvelle fenêtre) a été achetée pour 13,5 M$ CA par une fiducie privée. Il s’agissait du plus gros montant à avoir été dépensé pour une résidence (Nouvelle fenêtre) au Québec en 2017 et, à l’époque, de la demeure la plus chère (Nouvelle fenêtre) à avoir jamais été vendue à Westmount. L’acte de vente montre que les représentants de cette fiducie sont deux membres de la famille rapprochée de Philip Keezer, et la fiducie partage une adresse et un numéro de téléphone avec les entreprises de ce dernier. Selon DomainTools, le site web de la fiducie – utilisé comme serveur courriel – a été enregistré avec le même numéro de téléphone que celui utilisé pour enregistrer le site d’AdCenter.

Le Bureau de la concurrence bien placé pour enquêter, selon des experts

Plusieurs des experts que nous avons contactés estiment qu’étant donné l’ampleur de l’arnaque, le Bureau de la concurrence du Canada serait bien placé pour enquêter sur les pratiques du réseau.

Ils évoquent notamment les indications fausses ou trompeuses données aux consommateurs par les affiliés et les sites web de Hyuna, qui pourraient contrevenir à la Loi canadienne sur la concurrence.

Joint par notre équipe, l’organisme indépendant n’a pas voulu spécifiquement commenter le dossier Hyuna International/AdCenter.

Sa porte-parole Marie-Christine Vézina affirme toutefois que les entreprises ayant recours au marketing d’affiliation ne peuvent pas se dédouaner d’avoir donné des indications fausses ou trompeuses pour vendre un produit en jetant le blâme sur leurs affiliés.

Qu’une entreprise qui offre du marketing d’affiliation ait donné des indications trompeuses ne change rien à la façon dont le Bureau regarderait les faits propres à la situation du commerçant, soutient Mme Vézina.

La porte-parole du Bureau de la concurrence explique que tout produit de marketing est considéré comme une indication, selon la Loi canadienne sur la concurrence, tant que l’impression générale [qu’il] donne pousse une personne à agir d’une manière précise, comme acheter ou utiliser un produit ou un service.

Le son de cloche offert par José Fernandez, professeur de cybersécurité à l’École polytechnique de Montréal, est cependant légèrement différent. Selon lui, dans certains cas, le recours à un système d’affiliés peut permettre à une entreprise de se dissocier de leur comportement. Elle peut plaider l’ignorance des techniques malhonnêtes de ses affiliés tout en profitant de leur travail.

Si on parle d’activités qui ne sont pas nécessairement criminelles, mais qui sont risquées d’un point de vue de la réputation ou de la perception morale, l’utilisation de systèmes d’affiliés permet potentiellement d’avoir [un] pare-feu moral ou légal, avance-t-il. Ça permet de dire que ces activités-là potentiellement répréhensibles, ce n’est pas nous qui les avons faites. Ça protège en quelque part, d’un point de vue légal ou de réputation, les personnes qui opèrent ce système, juge-t-il.

M. Fernandez ajoute que le fait que seulement de relativement petits montants sont soutirés fait en sorte que l’arnaque reste en dessous du seuil de la douleur qui pourrait pousser les autorités à intervenir.

Une arnaque qui perdure

Plusieurs changements ont été apportés aux sites web de Hyuna après que nous avons contacté les entreprises concernées. Les publicités d’affiliés ne mènent plus aux sites de Hyuna pour les utilisateurs canadiens, mais des tests effectués à l’aide de logiciels de VPN nous permettent de constater que le stratagème demeure inchangé partout ailleurs dans le monde.

Les centaines de sites de streaming de Hyuna ont également ajusté simultanément les prix des forfaits visibles sur leur page d’accueil : un abonnement Premium coûte maintenant 15,95 $ US par mois au lieu de 39,95 $ US, par exemple. Mais cela ne change rien au stratagème, puisque le tarif mensuel après un essai gratuit de cinq jours, tel que mentionné en petits caractères sur les pages d’enregistrement vers lesquelles renvoient les affiliés, est toujours de 49,95 $ US.

De plus, les frais mensuels pour les personnes déjà abonnées demeurent inchangés, comme nous avons pu le constater avec notre compte Fundonkey, pour lequel nous avons reçu une facture de 64,79 $, même après que les tarifs affichés sur ces sites eurent été réduits.

Plusieurs des sites web de Hyuna ayant généré de grandes quantités d’avis négatifs sur le web, dont Geeker et Tzarmedia, ont également été mis hors ligne à la suite de nos démarches.

Si l’empire de Philip Keezer est un joueur majeur de cet écosystème trompeur de contenu multimédia sur le web, il n’est pas le seul. D’autres entreprises imitent le procédé mis en place par AdCenter, au point qu'ils ont reproduit de manière presque identique sa fameuse page d’accueil promettant des films gratuits.

Au moins trois autres entreprises de marketing d’affiliation ayant pignon sur rue à Montréal se focalisent sur le marché du streaming et pourraient être considérées comme des compétitrices d’AdCenter.

Selon certaines de nos sources, Montréal serait en fait la capitale mondiale de ce type de stratagème.

Avec la collaboration de Roberto Rocha

Avez-vous été victime de cette arnaque ou avez-vous de l’information à nous relayer sur ce réseau? Contactez-nous au decrypteurs@radio-canada.ca

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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