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Illustration : Quand l’Ozempic fait disparaître le plaisir de manger - Radio-Canada / Marie-Pier Mercier

Quand l’Ozempic fait disparaître le plaisir de manger

Publié le 24 juillet 2023
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Temps de lecture: 10 min.

Cassie, 29 ans, a toujours aimé la nourriture, les pâtes en particulier. Mais depuis qu’elle prend de l’Ozempic pour réguler sa glycémie, elle peut passer des journées entières sans manger. Son appétit s’est envolé au moment où les aliments ont commencé à « goûter le sable » et où son tour de taille a commencé à fondre. En quelques mois, elle a développé un trouble du comportement alimentaire.

« J’aimerais pouvoir mettre en mot l’étrangeté reliée à la disparition de l’appétit. C’est tellement bizarre de ne jamais avoir envie de nourriture. »

— Une citation de  Cassie

Cassie souffre du syndrome des ovaires polykystiques (SOPK). Les symptômes de cette maladie varient largement d’une patiente à une autre : apparition de kystes sur les ovaires, changements dans la pilosité et le poids, règles irrégulières ou absentes. Ce syndrome augmente aussi le risque de développer le diabète de type 2(Nouvelle fenêtre).

L’Ontarienne réagit peu à l’insuline, l’hormone qui régule le taux de sucre dans le sang. Sa médecin lui a donc proposé l’Ozempic. En 2018, Santé Canada(Nouvelle fenêtre) a approuvé l’utilisation de ce médicament uniquement pour le traitement du diabète de type 2. L’ingrédient actif de l’Ozempic, le sémaglutide, mime une hormone intestinale déjà présente dans l’organisme qui provoque la sécrétion d’insuline tout en régulant les signaux de satiété.

Réfractaire à l’idée de devoir s’injecter toutes les semaines, Cassie s’y est opposé pendant des mois avant d’accepter.

Perdre l’appétit, perdre du poids

Cassie a commencé à prendre du sémaglutide il y a quelques mois. Depuis, elle a perdu environ 36 kg (80 livres). Même si elle souhaitait maigrir, cet effet secondaire n’est pas celui qu’elle recherchait au départ. Il reste que c’est ce qui lui a valu les louanges et les compliments de son entourage.

« Le médicament me permet de restreindre mon alimentation. C’est regrettable parce que je deviens accro à la perte de poids. »

— Une citation de  Cassie

Benoît Arsenault, chercheur à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec, confirme que la perte de poids liée à l’utilisation de l’Ozempic survient en raison d’une diminution de la quantité de nourriture ingérée. Selon lui, l’efficacité de cette famille de médicaments prouve que les travaux sur l’obésité effectués ces dernières années disent vrai : le cerveau contrôle la prise alimentaire et des facteurs génétiques sont en grande partie responsables du poids corporel.

Ça vient confirmer que nous n’avons pas vraiment de contrôle conscient sur la quantité de nourriture que nous mangeons, explique-t-il. Les diètes, dans la majorité des cas, ne fonctionnent pas.

Michelle-Anne Magas a commencé à prendre de l’Ozempic en septembre. La Québécoise de 39 ans a reçu un diagnostic d'hyperphagie boulimique en 2021. Ce trouble se caractérise par une perte de contrôle de l’alimentation, ponctuée par des crises de consommation abusive de nourriture. Ce diagnostic est arrivé comme une révélation pour Michelle-Anne. Celle qui ne connaissait pas ce trouble alimentaire a réalisé que sa relation avec les aliments avait toujours été compliquée.

Michelle-Anne a tenté de se soigner avec d’autres médicaments, mais l’Ozempic s’est imposé comme la solution la plus efficace. Elle a perdu près de 15 kg (33 livres) et ses rages de nourriture se sont estompées. Elle ressent parfois l’envie de consommer une grande quantité de nourriture, mais son corps l’en empêche. C’est là que je réalise que c’est vraiment dans ma tête, observe-t-elle. Je veux continuer à manger parce que c’est bon, mais mon ventre dit non.

À l’instar de Cassie, Michelle-Anne avait essayé de perdre du poids en adoptant différentes stratégies auparavant. La seule qui s’est avérée concluante est l’Ozempic.

La popularité de l'Ozempic pour la perte de poids ne cesse de grandir sur les réseaux sociaux. - Radio-Canada / Ariane Pelletier

La popularité de l’Ozempic

La fulgurante montée en popularité de l’Ozempic s’explique par son efficacité inégalée. Des personnes en surpoids ou obèses l'ayant utilisé de façon hebdomadaire pendant 68 semaines ont connu une perte de poids moyenne de 14,9 %, selon les conclusions d’une étude(Nouvelle fenêtre) publiée dans le New England Journal of Medicine.

Cette efficacité redoutable a motivé des entreprises spécialisées dans la perte de poids comme Weight Watchers(Nouvelle fenêtre) à se tourner aussi vers le sémaglutide. La compagnie a acquis le service de télémédecine Sequence plus tôt cette année. Weight Watchers compte sur cette plateforme pour faciliter l’accès de sa clientèle aux médicaments sur ordonnance tels que l’Ozempic et le Wegovy, un autre traitement par injection de sémaglutide.

Une pente glissante vers les troubles alimentaires

Cassie en est certaine : la prise d’Ozempic a déclenché l’apparition d’un trouble du comportement alimentaire chez elle. J’ai grandi dans les années 90, à l’apogée des diètes, quand des programmes d’entraînement étaient inclus dans les boîtes de céréales Special K, se souvient-elle. J’ai toujours été plus grosse et j’avais une relation trouble avec la nourriture que j’ai réussi à guérir sur une longue période. Le médicament m’a replongé dans mes démons en très peu de temps.

Le hic, c’est que Cassie ne peut pas envisager d’arrêter l’Ozempic de sitôt. Malgré de nombreux effets secondaires comme la nausée, les maux de tête et de ventre, le médicament lui apporte des bénéfices, notamment pour le contrôle de sa glycémie. Suivie par une nutritionniste pendant quelques mois, Caissie a appris à répondre à ses besoins de base tout en prenant ce médicament. Mais le plaisir de manger, lui, s’est évaporé.

« Je mange seulement le minimum pour me garder en vie.  »

— Une citation de  Cassie

Benoît Arsenault soutient que le sémaglutide a le pouvoir de changer la vie d’une partie de la population aux prises avec des problèmes métaboliques comme l’hypertension, les maladies du cœur ou la maladie du foie gras non alcoolique. Le professeur associé à l’Université Laval déplore que le poids soit perçu comme le principal déterminant de la santé alors qu’une multitude d’autres facteurs doivent être pris en compte. Certaines personnes perdront du poids, mais leur régime alimentaire sera-t-il adéquat?

 Dans tous ces cas, le rôle des nutritionnistes demeure crucial pour s’assurer que ces personnes répondent à leurs besoins nutritionnels tout en favorisant une alimentation saine et riche en fruits et légumes , ajoute-t-il.

C’est d’ailleurs ce qui inquiète la nutritionniste Karine Gravel. La docteure en nutrition s’interroge sur le risque de carences nutritionnelles lorsque l’appétit disparaît sous l’Ozempic. Les aliments deviennent, à son avis, seulement fonctionnels, et les personnes compromettent leur relation avec la nourriture.

Karine Gravel
Karine Gravel | Photo : O’Gleman Média / SIMON LAROCHE

«  La culture des diètes pousse à voir la nourriture comme un assemblage de nutriments. C’est une façon très étroite et simpliste de voir l’alimentation. Ce n’est pas juste une valeur nutritive, c’est aussi une valeur gastronomique, affective, culturelle et un plaisir autant physique que psychologique. »

— Une citation de  Karine Gravel, nutritionniste

« En ce moment, la facilité de prescription est déconcertante, observe Benoît Arsenault. Je ne comprends pas comment ce médicament peut être prescrit pour autant de gens sans qu’ils soient pris en charge autant pour leur santé physique que psychologique. Il faut s’assurer qu’il va apporter plus de bénéfices que de conséquences négatives, et c’est du cas par cas. »

Peur de la nourriture, peur des calories

Janet Chrzan, anthropologue en nutrition à l’Université de la Pennsylvanie, a décelé au fil de ses recherches une réelle peur de la nourriture chez la population. Coautrice du livre Anxious Eaters: Why We Fall for Fad Diets , elle considère que de nombreuses personnes sont effrayées par leurs propres envies alimentaires.

Ces personnes ont une réelle anxiété en lien avec leur perte de contrôle autour de la nourriture, note-t-elle. Elles en viennent à en parler comme le feraient les gens qui font partie des Alcooliques anonymes. C’est déchirant d’entendre leur témoignage.

La science ne considère toujours pas la nourriture comme étant une substance addictive. Selon Janet Chrzan, cette dépendance s’apparente davantage à une dépendance psychologique. Ça ne diminue toutefois pas la détresse vécue par ces personnes.

Cette anxiété est liée principalement à la peur de l’effet des aliments sur le corps, notamment le gain de poids.

La nutritionniste Karine Gravel estime que la prise d’Ozempic ne règle pas une relation trouble avec la nourriture. Bien que des personnes perdent du poids, elles n’ont pas nécessairement une meilleure estime d’elles-mêmes quand elles sont plus minces. La nutritionniste encourage une démarche globale axée davantage sur le bien-être psychologique que sur la perte de poids à tout prix.

L'Ozempic a cessé le 18 juillet d'être remboursé par les assureurs pour les patients souffrant d'obésité. - Radio-Canada / Jean-François Dumas

Ozempic et jugement

Cassie et Michelle-Anne Magas se préoccupent de la stigmatisation liée à la prise d’Ozempic. Toutes deux hésitent à parler ouvertement de leur expérience, sachant qu’un lot de jugement est associé au médicament.

 Je ne veux pas que les gens croient que j’ai choisi la voie facile pour perdre du poids, s’inquiète Cassie. Je sais que c’est irrationnel comme pensée puisque je sais très bien pourquoi je prends de l’Ozempic, mais j’y pense quand même.

Certaines personnes minces pensent qu’elles le sont parce qu’elles méritent leur poids, observe Benoît Arsenault. Des gens avec un poids plus élevé aux prises avec des problèmes métaboliques se font juger parce qu’ils prennent le médicament, comme si c’était une solution facile vers la minceur.

Le chercheur considère qu’il reste beaucoup d’éducation à faire sur l’Ozempic pour expliquer les fonctions du médicament et pour qu’il soit prescrit aux personnes à qui il apportera des bénéfices au-delà de la perte de poids.

À la recherche du prochain Ozempic

Cassie a besoin pour le contrôle de sa glycémie, mais elle a peur de trop restreindre sa consommation d’aliments avec l’Ozempic, puisqu’elle ne ressent pas la faim. Michelle-Anne Magas espère quant à elle que ses assurances vont continuer à couvrir le sémaglutide puisqu’il s’agit du seul moyen qu’elle a trouvé de réduire ses symptômes d'hyperphagie boulimique. Toutes deux s'interrogent sur le futur de ce médicament dans leur vie.

Le mystère persiste quant aux effets à long terme de ce médicament sur la santé. Benoît Arsenault estime que les pharmaceutiques doivent être davantage transparentes sur la fonction du sémaglutide et ses effets sur différentes populations ainsi que sur diverses conditions médicales. Pour l’instant, les recherches ne s’étendent que sur une période d’un à deux ans.

La course au nouvel Ozempic est déjà bien entamée. La pharmaceutique américaine Eli Lilly a présenté un nouveau médicament expérimental, le retatrutide, au congrès annuel de l’Association américaine du diabète en juin dernier. Publiés au même moment dans le New England Journal of Medicine(Nouvelle fenêtre), les résultats de la deuxième phase de recherche sur ce médicament indiquent que les personnes participant à l’expérience perdent en moyenne 24 % de leur poids sur une période de 48 semaines.

Si les essais cliniques sont concluants, ce médicament pourrait devenir l’un des plus efficaces pour le traitement de l’obésité. La phase de recherche devrait durer jusqu’à la fin de 2025.

Benoît Arsenault explique que l’Ozempic va devenir de la petite bière en comparaison. Il est donc essentiel que les autorités gouvernementales établissent des balises claires pour encadrer étroitement cette famille de médicaments.