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Une spécialiste du ski en position aérodynamique dans les airs

Alexandria Loutitt – L’envol du phénix

« J’attends au sommet de la piste, à Planica, en Slovénie. C’est bientôt mon tour. »

Signé par Alexandria Loutitt

L’autrice est membre de l’équipe canadienne de saut à ski. Elle revient sur sa formidable saison 2023 au cours de laquelle elle est devenue championne du monde junior et senior.

Une de mes idoles de jeunesse, la Norvégienne Maren Lundby, s’élance avant moi. Puis, j’entends cette vague de son parvenir jusqu’à moi. La foule est complètement folle. Quand c’est le cas, c’est parce que l’athlète a sauté vraiment loin ou parce que c’est un athlète à domicile. Je sais que ce n’est pas la deuxième option, donc je me dis : ­Elle a dû réussir tout un saut.

Le laps de temps entre les sauteurs est très long, surtout dans des événements d’envergure comme celui-là. Ça ajoute une fébrilité pour les athlètes et les partisans. Je trouve ça encore plus excitant.

Avant de sauter, il y a un endroit spécial où je vais. Je l'appelle ma bulle. C'est comme si j'avais un bouclier tout autour de moi. Soudain, il n'y a plus rien devant moi. Je ne vois pas les autres athlètes. Je ne vois pas leur résultat. Je n'entends pas ce que disent les annonceurs. C'est juste moi.

Ça y est. C’est mon tour. Je suis la dernière à sauter. Je me dis : Pourquoi pas moi? Pourquoi je ne pourrais pas gagner? Je suis la seule chose qui m'arrête. Je suis ma seule limite.

Une skieuse en recherche de vitesse sur le tremplin qu'elle descend à toute vitesse

Alexandria Loutitt avant un saut

Photo : Reuters / Borut Zivulovic

Je sens ma vision se rétrécir d'un coup. Je suis prête. Je m’installe sur la barre et je me lance. Je franchis le tremplin, le point culminant de la piste. Puis, je vole.

Les gens me demandent souvent : À quoi penses-tu quand tu es dans les airs?

Je ne pense pas. Je ressens. Je sens le vent sur mon corps. Je sens la pression sous mes skis. Je sens l’élan que je génère. Mais je ne pense à rien. Parce que quand je me mets à penser, je réfléchis trop.

Elle se maintient dans les airs en position aérodynamique. En arrière plan, une lumière très brillante

Alexandria Loutitt

Photo : Getty Images / AFP/Joe Klamar

Je suis tellement haute dans les airs. Ma vitesse est énorme. Je parviens à tenir le coup jusqu'à l'atterrissage.

Tout de suite, je sais.

Je serre mes poings en guise de victoire et je pleure de joie avant même d’avoir arrêté de bouger. Ma coéquipière Abi Strate court vers moi et me soulève dans ses bras, pendant que la reprise de mon saut joue sur l’écran géant.

Je sens mon coeur se débattre. Et si j’avais fêté trop tôt? Et si je n’avais pas battu Lundby?

Elle sourit avec ses skis, une coéquipière se tient près d'elle

Alexandria Loutitt avec un coéquipière dans l'aire d'arrivée

Photo : Getty Images / AFP/Jure Makovec

En compétition, une barre s’affiche pour annoncer les résultats. Elle se remplit tranquillement et devient jaune quand l’athlète s’empare de la première place. Je fixe l’écran pendant ce qui me semble être une éternité. Comme je n’ai pas mes lunettes, je n’arrive pas à lire les chiffres sur le tableau.

Puis, je vois une lumière jaune qui s’allume.

Je laisse tomber mes skis et je cours vers la clôture qui me sépare de l’aire des familles. J'aperçois ma mère, tellement petite qu’elle doit se donner un élan pour parvenir à enjamber la clôture. Je saute pour la rejoindre en me prenant les pieds dans les câbles de télévision et en déchirant mon habit au passage.

Je serre ma mère dans mes bras et nous pleurons ensemble. Je suis tellement contente qu’elle soit là.

Il me faut un moment pour réaliser ce qui vient de se produire. Quelques semaines à peine après avoir remporté ma première Coupe du monde et mon premier titre mondial junior, je suis championne du monde à 19 ans.

C'est quand même un peu fou.


J'ai toujours été accro à l'adrénaline. Enfant, j’étais celle qui se jetait en bas du lit superposé dans une taie d'oreiller, qui essayait de voler en sautant des arbres ou qui grimpait dans les rideaux du salon. J'étais terrible avec mes parents. Il n’est pas surprenant que je sois maintenant une athlète de haut niveau en saut à ski.

Les sports extrêmes sont toujours ceux qui m’ont le plus attirée. Quand on me disait que j’étais trop petite ou trop jeune pour faire un sport, que ce n’était pas fait pour moi ou que ce n’était pas pour les filles, ça me motivait encore plus de l’essayer.

Je suis tombée en amour avec le saut à ski à 6 ans, quand j’ai regardé les Jeux olympiques de Vancouver en 2010. Je me souviens distinctement avoir regardé la compétition et vu Mackenzie Boyd-Clowes, aujourd’hui mon coéquipier, sauter. Même s'il n'y avait pas encore d’épreuve féminine aux Jeux, je savais que c'était ce que je voulais faire de ma vie.

Je garde un souvenir très net dans la cour de récréation. Je devais avoir 8 ans. Les yeux brillants, je disais : Un jour, je serai une sauteuse à ski aux Jeux olympiques. Le garçon pour qui j'avais le béguin s'est esclaffé : Ouais, c’est ça. Tu dis n’importe quoi. Je le revois se moquer de moi avec ses amis. Je peux encore entendre leur rire.

Nous voici maintenant, 11 ans plus tard.

Elle atterrit sur une rampe pendant un entraînement estival

Une jeune Alexandria Loutitt à l'entraînement

Photo : fournie par Alexandria Loutitt

Pendant des années, j’ai supplié mes parents : Laissez-moi essayer! Je veux faire du saut à ski! Laissez-moi faire du saut à ski! Comme si tout mon être me disait que ce sport était le mien.

Imaginer ton enfant s’élancer à vive allure à plusieurs mètres dans les airs, ça ne doit pas être très rassurant. Il faut croire que mes parents en avaient assez de m’entendre parce qu’ils m'ont finalement laissé essayer.

Ma mère est venue voir mes premiers sauts. Elle me regardait trimballer ces gigantesques skis (parce que même pour les enfants, les skis de saut à ski sont encore plus grands que des skis alpins d'adulte) et elle s'est dit : Ça va durer une semaine. Elle ne voudra pas transporter ses skis.

Elle n'aurait pas pensé une seconde que quelques années plus tard, je déménagerais en Allemagne à 14 ans pour vivre ma passion.

Elles se serrent dans leurs bras

Alexandria Loutitt avec sa mère après sa victoire aux mondiaux juniors en 2023

Photo :  Nathaniel Mah

En 2018, les installations de saut à ski à Calgary ont fermé. Je devais faire un choix : m’entraîner à l’étranger pour devenir une athlète de haut niveau ou poursuivre mes études comme les autres jeunes de mon âge.

J’ai fait le choix de m’inscrire à la National Sports School de Calgary et j'ai déménagé chez des amis de la famille à Garmisch-Partenkirchen, en Bavière, près de Munich. Je partais en Allemagne trois mois et je revenais au Canada deux mois. J’ai fait ça pendant deux ans.

Ç’a été une période extrêmement difficile pour moi. Je n'avais pas d'amis, j'étais exclue du groupe social de mon équipe parce que les autres de mon âge fréquentaient des écoles de sport où je ne pouvais pas aller parce que je ne parlais pas allemand. Je me sentais seule.

C’est l’amour du sport qui m’a permis de tenir le coup. Je voulais être une sauteuse à ski. Et j'étais prête à faire n'importe quel sacrifice pour y arriver.


Ce que bien des gens ne savent pas, c'est que quelques mois avant que je devienne championne du monde, on m'a dit que je ne pourrais plus jamais faire de saut à ski.

À ma première saison avec l'équipe nationale, je n'ai pas pu faire beaucoup de compétitions en raison de la pandémie. Et quand le circuit a repris, j’ai été malchanceuse.

En février 2021, j’ai chuté pendant un entraînement en Slovénie et je me suis déchiré le ménisque. J'ai demandé à mon médecin si je pouvais continuer une autre saison sans me faire opérer. Je ne voulais pas rater les Jeux olympiques de Pékin.

J'ai finalement pu y participer et mes coéquipiers et moi avons remporté une médaille de bronze à l'épreuve par équipe. La toute première médaille de l’histoire du Canada en saut à ski aux Jeux olympiques. Ça demeure un de mes plus beaux souvenirs.

Ils se tiennent la main, euphoriques, sur le podium

Alexandria Loutitt, Matthew Soukup, Abigail Strate et Mackenzie Boyd-Clowes sur le podium des Jeux olympiques de 2022 à Pékin

Photo : Getty Images / Lars Baron

Même si j'ai dû compétitionner avec une douleur au genou, ça valait la peine de reporter mon opération au mois d’avril suivant. Trois mois plus tard, j'étais complètement rétablie.

Quand je pensais en avoir fini avec les blessures, la malchance a frappé de nouveau. En juillet 2022, lors d'une de mes premières séances de saut après mon opération, je suis tombée et je me suis cassé le pied.

Au début, je ne pensais même pas m’être blessée. Après tout, c’était seulement un petit saut à basse vitesse. J’ai perdu l’équilibre à l’atterrissage et, en tombant, mon pied a heurté le dessus de ma botte tellement fort que le ligament qui maintient le premier et le deuxième métatarsien s’est rompu et mon os s’est brisé. Je n’ai jamais ressenti une telle douleur de toute ma vie.

Tout s’est déroulé très rapidement après ça. C’est encore flou. J’ai dû me rendre chez le médecin avec mon entraîneur Igor Cuznar en Slovénie, où notre équipe nationale s'entraîne toute l'année. J'étais assise dans le bureau à côté d’Igor qui devait tout me traduire parce que le médecin ne parlait pas anglais. Il s'est tourné vers moi et m'a dit : Ça se pourrait que tu ne puisses plus jamais sauter. C'est peut-être la fin de ta carrière. J'ai fondu en larmes.

C’était irréel, comme les scènes qu’on voit dans les films. À 18 ans, tout juste après avoir remporté une médaille olympique, ce n’est pas le genre de choses que tu veux entendre. J’étais sous le choc. Quelques heures plus tard, je prenais l’avion pour Calgary.

Aussi difficile et douloureux que ce moment ait pu être, j’ai senti quelque chose changer en moi.


Il y a eu un déclic. C’est arrivé du jour au lendemain. Un changement dans ma motivation. Ce n'était plus : Un jour, je vais me surpasser. C’était : Je vais me surpasser maintenant. Je suis ici aujourd'hui, pas demain, pas dans une semaine, pas dans un mois. C’est maintenant que ça se passe. Il fallait que j’arrête de tenir le temps que j’ai pour acquis.

J'ai appris à accepter les choses et à ensuite voir le positif. Il y a des jours où je suis arrivée presque dernière, où je suis tombée au sol durement, où je me suis solidement écrasée. J'ai appris tellement plus ces jours-là que les jours où j'ai gagné. Quand je me suis mise à voir les échecs comme une occasion d'apprendre, c’est là que j'ai vraiment commencé à grandir.

Tout d'un coup, j’étais motivée plus que jamais à vouloir être la meilleure version de moi-même.

Pendant des mois, j’ai été suivie par deux spécialistes et par une physiothérapeute à Calgary. Comme je souriais tout le temps, ma physiothérapeute m'a dit : Je n'ai jamais vu quelqu'un aussi heureux de faire des exercices. Je lui ai répondu : Je vais être la première athlète féminine à remporter les mondiaux et les mondiaux juniors dans la même saison. Elle a regardé mon pied cassé et a dit : Commence par marcher et je te croirai.

J’ai tout fait pour me remettre sur pied. J’ai suivi mon plan de rééducation à la lettre. J'ai couru sur le tapis roulant zéro gravité pendant une heure chaque jour. J'avais les deux yeux rivés sur mon rêve.

En octobre, j'ai enfin pu faire mes premiers sauts en salle d’entraînement sous supervision.


Personne ne pensait que j’allais sauter cette saison. Je leur ai bien montré le contraire.

J'étais la seule à avoir des attentes. Je savais que je pouvais gagner et être championne du monde. Mais à ce moment-là, ça semblait tellement tiré par les cheveux que je n’osais même pas le dire à voix haute pour ne pas être jugée.

J'ai tranquillement trouvé mon rythme. Et plus je me rapprochais du podium, plus les gens commençaient à penser que c’était effectivement une possibilité.

J’ai pris part à ma toute première compétition, après avoir raté les deux premiers mois de la saison. Les gens pensaient que je finirais 30e, 20e au mieux. J'ai terminé quatrième, à moins d'un point du podium, ce qui était le meilleur résultat de ma carrière à ce moment-là.

Une skieuse portée par ses coéquipières lève ses bras en triomphe

Alexandria Loutitt a remporté en janvier, au Japon, sa première Coupe du monde

Photo : Getty Images / Atsushi Tomura

Et ce n’était que le début. Quelques jours plus tard, au Japon, je suis devenue la première Canadienne à remporter une Coupe du monde de saut à ski. C'était comme une explosion de soulagement et de bonheur à la fois.

On connaît la suite.


Notre dicton familial est : Essaie, essaie encore. Je l'ai fait tatouer sur mon avant-bras avec l'écriture de ma grand-mère, avec les anneaux olympiques.

Un tatouage sur un bras avec les cinq anneaux olympiques et les mots : try rty again

Le tatouage d'Alexandria Loutitt sur son avant-bras

Photo : fournie par Alexandria Loutitt

Quand j’étais petite et que je tombais en faisant du ski, je pleurais parce que j'étais fâchée et je voulais rentrer à la maison. Mon père me relevait, me regardait dans les yeux et disait : Quel est ton nom? Je répondais à travers deux sanglots : Loutitt.Et qu’est-ce que ça fait un Loutitt? Je disais : Essaie, essaie encore. Puis, mon père ajoutait toujours : Les Loutitt n’abandonnent jamais. C'est l’un de mes premiers souvenirs.

Depuis, j'ai eu des séances pénibles où je pleurais à travers mes lunettes de ski en haut de la piste. Je pleurais tellement qu’il y avait du sel coincé à l'intérieur de mes lunettes. Ensuite, je me répétais à voix haute : Essaie, essaie encore. Mes sauts étaient toujours meilleurs après ça. Aujourd’hui, mon entraîneur me surnomme le phénix, comme si je renaissais de mes cendres. C'est dans les moments difficiles que le succès se construit.

Cette résilience, je l’ai reçue de mon grand-père et de mon père. Comme un cadeau qu’on emballe et qu’on offre. Ma famille est en partie autochtone, de la communauté Gwich'in des Territoires du Nord-Ouest. Même si je n'ai pas grandi avec les valeurs traditionnelles à Calgary, je sens que ce cadeau est mon lien le plus fort avec la communauté.

Mon grand-père a survécu aux pensionnats quand il était jeune. Je l'ai appris après sa mort, quand je venais tout juste de commencer le saut à ski. Je n'ai donc jamais pu avoir de conversation avec lui à ce sujet.

Les épreuves qu’il a dû surmonter en tant qu'Autochtone l’ont rendu plus fort. Il a su mettre de côté les choses horribles qu’on lui a fait subir et ne pas les laisser le définir.

Il a souffert et a travaillé très dur pour donner à mon père, et par le fait même à mon frère et à moi, une vie meilleure. Je ne dirai jamais assez comment j’en suis reconnaissante. Sans eux, je ne serais pas ici en train de vivre mon rêve.

Une skieuse dans les airs

Alexandria Loutitt

Photo : Getty Images / AFP/Jure Makovec

Je ne pense pas que j’aurais eu le succès que j'ai eu cette saison si je n'avais pas vécu ce moment dans le cabinet du médecin où l’on m’a dit que je ne pourrais plus jamais faire de saut à ski.

Parce que ça m’a fait réaliser que je voulais plus que seulement aimer mon sport. Je voulais apporter un changement positif dans ma communauté et dans mon sport. C'était plus grand que moi.

On sait que le saut à ski n'est pas le sport le plus populaire au Canada et ne l'a jamais été. Le succès que notre équipe a eu dans les dernières années nous a permis d’obtenir plus de soutien de notre fédération. Pendant longtemps, on était pris dans un tourbillon, sans aide et sans financement.

Comment l’équipe nationale est-elle censée grandir si l’on n’investit pas pour former la relève? On voit maintenant la lumière au bout du tunnel. C'est le temps de profiter de cet élan pour faire découvrir notre sport et initier la prochaine génération d’athlètes.

J’ai envie de les inspirer, en particulier les jeunes filles et les enfants autochtones. Je veux leur montrer que c’est possible de réaliser ses rêves, que ce soit en sport ou non. Je veux qu’ils puissent voir du succès qui leur ressemble.

C'est une des choses que j’aime le plus d’être une athlète de haut niveau : avoir le pouvoir de changer les choses pour le mieux.

Elle se maintient en position aérodynamique. On voit une montagne enneigée derrière

Alexandria Loutitt

Photo : Getty Images / AFP/Joe Klamar

Propos recueillis par Justine Roberge

Photo d'entête par Maja Hitij/Getty Images