•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Vous naviguez sur le site Radio-Canada

Début du contenu principal

Former les sages-femmes cries de la relève chez elles

Former les sages-femmes cries de la relève chez elles

Après plus de 45 ans d’absence, les sages-femmes cries vont de nouveau s’occuper des naissances en Eeyou Istchee. Un programme de formation de sages-femmes adapté culturellement accueillera ses premières étudiantes à Chisasibi en juillet.

Texte et photos : Marie-Laure Josselin En collaboration avec Jean-Francois Villeneuve Illustrations : Sophie Leclerc

Publié le 10 mai 2024

Dans quelques mois, Paula Napash va vivre une fois de plus un événement qu’elle chérit : elle va être encore grand-mère. Si la voix de cette femme crie de Chisasibi est étranglée par l’émotion, c’est aussi parce qu’elle considère sa fille très chanceuse. Elle va avoir une sage-femme crie, une étudiante. Tu aurais dû voir sa tête quand je le lui ai dit, lance-t-elle.

En juillet, cinq femmes de différentes communautés d’Eeyou Istchee vont entamer le programme de formation de sages-femmes lancé par le Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie James. Elles ont été sélectionnées parmi les dizaines qui ont postulé, preuve de l’intérêt du programme qui marque un nouveau jalon dans le processus de décolonisation des accouchements sur ce territoire qui s'étend sur plus de 300 000 km2 du 49e au 55e parallèle.

Un stéthoscope avec du perlage en décoration.
Le programme de formation est culturellement adapté. Il a pris beaucoup de temps à être monté.  Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Pour être sage-femme au Québec, il faut suivre pendant quatre ans un programme offert à l’Université du Québec à Trois-Rivières, puis le permis est délivré par l’Ordre des sages-femmes du Québec. Selon la loi, les communautés autochtones du Québec peuvent néanmoins, grâce à une entente, former leurs propres sages-femmes.

La profession est de plus en plus populaire, mais on ne compte qu’une centaine de sages-femmes autochtones au Canada pour l’instant, dont la plupart sont formées dans le Sud, sur près de 1900 sages-femmes.

C’est juste de la fierté, dit Paula Napash. On est loin de tout, du cégep, de l’université, alors d’avoir ça, c’est précieux, sans même avoir à se déplacer.

Un rêve qui se réalise

Pouvoir apprendre cette profession tout en restant chez elle est un rêve que Shannon Chiskamish avait enfoui, voire abandonné.

Dans une maison qui accueille les femmes des autres communautés venues enfanter à Chisasibi, la femme crie de 34 ans anime un atelier sur l’allaitement maternel. Dans la cuisine, différents mets qu’elle a préparés sont offerts, dont un bouillon de lagopède (un oiseau du nord du Québec) qui, selon elle, aiderait à produire du lait.

Des femmes assises ensemble regardent un enfant par terre.
Les assistantes à la naissance, Arlène Swallow et Shannon Chiskamish, sont assises au milieu de femmes de la communauté lors d'un atelier sur l'allaitement.  Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Actuellement, Shannon Chiskamish est assistante à la naissance, mais dans deux mois, elle va réaliser son rêve. Elle fait partie des cinq personnes sélectionnées dans le programme avec Eth Bobbish de Waskaganish, Linda Gray de Mistissini, ainsi que Lily Pachanos et Elizabeth Bobbish de Chisasibi.

Les récits des grands-mères ont forgé son imaginaire et poussé son intérêt pour cette profession. Après une formation en soins infirmiers, Shannon n’a pas poursuivi : la vie, le manque de courage, la naissance de son premier enfant, dit-elle en guise d’explication.

Finalement, après deux enfants, elle se lance et est acceptée au programme de formation des sages-femmes de l’Université métropolitaine de Toronto. J’étais si heureuse, souffle-t-elle.

Shannon Chiskamish regarde un bébé dans ses bras.
La grand-mère de Shannon Chiskamish était une sage-femme traditionnelle. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Pendant un an, la femme crie suit assidûment les cours, mais finalement, elle arrête. Vivre à Toronto avec sa fille de sept ans alors que son conjoint et l'aînée sont restés à Chisasibi était intenable. L’éloignement est l’un des nombreux obstacles qui limitent l’accès aux études postsecondaires des Autochtones.

« J’ai beaucoup appris et apprécié, mais j’étais seule à 16 heures de Chisasibi sans aide. C’était trop difficile. J’ai décidé de revenir à la maison. C’est pour ça qu’avoir ce programme ici est si important! »

— Une citation de   Shannon Chiskamish

Pour affronter les aléas de la vie, elle pourra compter sur son réseau. Dans une présentation à l’université, elle avait expliqué que le retour des sages-femmes et des naissances était un moyen de renouer avec la communauté, avec son peuple. Reprendre ce qui nous a été pris. Et c’est également une question de sécurité culturelle, une question puissante, affirme la femme à la voix ferme.

Un programme bâti sur la culture crie

Le magasin Ouwah de Chisasibi regorge de tissus, de fils, d’imprimés et de fourrures de toutes les couleurs. Paula Napash sélectionne quelques morceaux et repart avec des machines à coudre destinées aux sages-femmes du programme. Car la formation se veut culturellement adaptée. Paula est responsable du volet culturel.

Le programme d’études, s’il reprend les bases de la profession, fait une large part à la culture crie. Les étudiantes vont approfondir leurs connaissances, grâce aux aînés et aux aînées, sur les rites de passage de la vie, parler la langue, apprendre à coudre et préparer un Nishiiyuu Miiwat remis à la naissance du premier bébé. Il contient tous les articles nécessaires lorsqu’un bébé est habillé pour la première fois après la naissance.

Elles devront aussi fabriquer leur jupe à rubans qu’elles porteront. Les aînées qu’on a consultées trouvaient très important que la sage-femme soit habillée de manière appropriée, car la naissance est une cérémonie spéciale pour l’enfant, la famille, la communauté, et même pour la sage-femme, précise Paula Napash. C’est un passage, c’est très spirituel. Des rites l’accompagnent, poursuit-elle sans vouloir trop en dire plus.

Le programme devait être accessible, basé sur les compétences, et intégrer l’approche et la perspective culturelles tout en restant dans les règles établies pour obtenir le permis de l’Ordre des sages-femmes du Québec.

Pour cela, l’équipe s’est basée sur un programme qui a fait ses preuves : l’Inuulitsiviup Nutarataatitsijingita Ilisarningata Aulagusinga, le plus ancien programme communautaire de formation de sages-femmes autochtones.

Le programme d'enseignement Inuulitsiviup Nutarataatitsijingita Ilisarningata Aulagusinga (INIA) de la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik a été lancé en 1986. Une première maternité a été créée à Puvurnituk, puis deux autres à Salluit et Inukjuak. Le modèle d’intégration des savoirs traditionnels et de la médecine moderne permet de répondre aux réalités culturelles et géographiques des familles du Nord. Aujourd’hui, plus de 92 % des bébés du Nunavik naissent sur le territoire. Seules les femmes qui présentent des grossesses à risque élevé doivent se rendre au Sud pour accoucher.

Les statistiques sont incroyables, précise Jasmine Chatelain, responsable de la formation pour la nation crie. Elle enchaîne : Taux de dépression, bébés prématurés, interventions, complications… tout ça a diminué.

Un accord a été passé pour que les étudiantes et leurs professeures sages-femmes puissent faire des échanges avec le Nunavik. Nous sommes dans une situation où nous voulons nous réapproprier les connaissances, mais elles se trouvent à l’extérieur [...] Une partie de notre intention est donc d’utiliser et partager les ressources des uns et des autres, explique Jasmine, intarissable.

« On sait que la santé physique, mentale, émotionnelle, spirituelle des Autochtones s’améliore quand on a des praticiens de la santé qui sont autochtones et un service de santé qui intègre les traditions et les approches culturelles, incluant la langue. »

— Une citation de   Jasmine Chatelain, responsable du programme de formation de sages-femmes cries

Apprendre en faisant

Pour l’instant, le programme ne peut accueillir que cinq étudiantes qui termineront leur cursus en quatre à six ans. Entre 60 et 65 bébés naissent à Chisasibi chaque année. Or, pour obtenir un permis de l’Ordre, une sage-femme doit avoir fait 60 accouchements. Cela va donc prendre du temps. Notre approche est vraiment dirigée par la personne, à son rythme, précise la responsable.

« C’est en écoutant, observant, faisant que nous, on apprend. »

— Une citation de   Paula Napash

Plus de 180 vidéos d’entretiens d'aînés sur les naissances traditionnelles sont utilisées pour rebâtir les connaissances communes autour de la grossesse, de l’accouchement, mais aussi d'un mode de vie sain.

Sept femmes et une enfant sont en demi-cercle dehors.
Paula Napash, Arlene Swallow, Lisa et Avery Bobbish, Jasmine Chatelain, Karen Williams, Elizabeth Bobbish et Shannon Chiskamish forment une équipe de sages-femmes et d'assistantes à la naissance soudée. Photo : Gracieuseté de Rebeka Tabobondung

Sages-femmes comme aînées font partie intégrantes de l’équipe. À l’image de cet après-midi, où la grand-mère de Shannon Chiskamish, Elisabeth, est venue répondre aux questions que pourraient avoir les mamans qui allaitent ou les jeunes filles enceintes, ou jouer avec les bambins.

Tout est fait ensemble, c’est interactif, oral, il y a peu d’écrits. Les Cris sont un peuple de l’oralité. Ils sont descriptifs, visuels, rappelle Jasmine Chatelain.

Ce qui a été perdu pendant si longtemps est peu à peu de retour. On ne peut pas déterminer la valeur de ça, de ce que ça apporte à la communauté. C’est sans mesure!

Il va y avoir encore des ajustements, Paula Napash le sait. Mais elle se pince encore, tout en triant les différents foulards qu’elle vient d’acheter, pendant que, dehors, trois enfants jouent après la sortie d’école. On ne peut pas changer le passé. On peut juste l’accepter et regarder vers l’avenir.

Un document réalisé par Radio-Canada Espaces autochtones

Partager la page