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Opioïdes : l’accès aux traitements, la crise dans la crise

Opioïdes : l’accès aux traitements, la crise dans la crise

Publié le 9 mai 2024

Vouloir sortir de la dépendance n'est pas tout. Encore faut-il que les institutions puissent répondre à la demande. Alors que les opioïdes continuent de faire des ravages dans le Downtown Eastside de Vancouver et ailleurs, ceux qui œuvrent sur la ligne de front de cette crise dénoncent des procédures contraignantes dans l’accès aux centres de traitement, particulièrement pour les populations autochtones.

Deuxième volet d'une série de deux sur la crise des opioïdes telle que la vivent les Premières Nations à Vancouver

Malgré sa petite stature, Stephanie Martin ne s'en laisse pas imposer. Sur un trottoir mouillé de la rue Main, devant des vitrines placardées du Downtown Eastside, la femme au large sourire livre ses instructions de la journée à une équipe d’intervenants autochtones.

L’organisme pour lequel elle travaille, All Nations Outreach, a pignon sur rue dans ce quartier de Vancouver tristement reconnu comme un épicentre de la crise des opioïdes au Canada. Quotidiennement, elle intervient auprès de ses habitants.

À ses yeux, la situation continue de se détériorer. Les drogues sont rendues tellement nocives que la possibilité de recevoir de l’aide à temps est devenue une question de vie ou de mort, lance-t-elle.

Trois personnes sont assises sur un banc, le regard baissé. L'une d'elles inhale une substance à l'aide d'une pipe de verre.
Le Downtown Eastside est l'un des endroits au pays où le plus de gens consomment ouvertement des drogues dures.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

L’héroïne, reine dans les années 1990, a été remplacée par le fentanyl aujourd’hui. Hautement toxique, cette substance devenue omniprésente est 50 fois plus forte. De surcroît, les drogues sont plus dangereuses et l’accès aux stupéfiants s’est démocratisé.

L'intervenante de la nation Nisga’a, peuple côtier du nord de la Colombie-Britannique, constate aussi que le fentanyl est de plus en plus mélangé à d'autres substances, ce qui crée des cocktails qui décuplent les risques déjà importants de surdose.

C’est horrible! L’autre fois, j’ai salué une femme et moins d’une minute plus tard, la voilà prise de convulsions. Sa dose de fentanyl avait été mélangée à de la xylazine, un tranquillisant normalement prescrit aux chevaux.

Stephanie participe régulièrement à des rencontres avec d’autres organisations qui tentent d’enrayer la crise. Malgré leurs efforts sur le terrain, le manque de places en centre de traitement demeure, selon elle, le principal défi.

Stephanie Martin est assise à son bureau.
Depuis deux ans, Stephanie Martin travaille en première ligne dans le Downtown Eastside. Elle s'est jointe à la All Nations Outreach Society peu après sa fondation.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Demander de l’aide, pour ces gens, ça prend une force incroyable, alors quand il n’y a personne pour les prendre en charge, c’est comme si on leur fermait la porte au nez. On travaille longtemps rien que pour créer un lien de confiance. Tout ça peut se perdre en un instant.

« Il arrive parfois de n’avoir que cinq minutes pour faire des appels. Un refus est ressenti comme un véritable abandon. L’abandon de trop, bien souvent. »

— Une citation de   Stephanie Martin, intervenante pour All Nations Outreach

Ce qui attriste Stephanie Martin, c’est le désintérêt de la société envers leurs souffrances.

La femme Nisga’a secoue la tête. À quel moment le système va-t-il agir plutôt que se résigner à compter les morts? ajoute-t-elle.

Une approche à repenser
Une approche à repenser

Cette sombre réalité dépasse largement les frontières de la métropole britanno-colombienne, souligne Connie Adams. Elle constate les mêmes problèmes au centre de guérison Telmexw Awtexw, situé dans la communauté de Sts’ailes, à environ à 100 km à l’est de Vancouver, où elle agit comme conseillère en dépendances.

La communauté de Sts'ailes est située à l'est de Vancouver.
La communauté de Sts'ailes est située à l'est de Vancouver.  Photo : Datawrapper

Elle raconte en entrevue que, juste avant les Jeux olympiques de 2010, la province avait délié les cordons de la bourse pour les organismes sociaux comme le sien.

Pour ne pas mal paraître auprès des touristes, Vancouver a saisi l’occasion de se débarrasser des gens qui vivaient dans la rue. D’un coup, on a reçu plein d’argent et on a été en mesure d'accueillir des gens du Downtown Eastside et d’ailleurs qui demandaient un traitement.

Pour les membres de l’équipe de Telmexw Awtexw, qui signifie maison de la médecine dans la langue de la Première Nation, ces financements ont permis de développer une approche qui rendait leurs services plus accessibles qu’ailleurs. Ce qui a fait leur notoriété à l’époque.

Notre nom était très connu et respecté, rappelle Connie, surtout que nous étions le seul centre de guérison basé en communauté autochtone dans le sud de la Colombie-Britannique continentale. Mais les coupes survenues après quelques années nous ont forcés à abandonner les services d'hébergement.

Portrait de Connie Adams.
Connie Adams travaille comme conseillère en dépendances dans différentes communautés autochtones de la vallée du Fraser, dans le sud de la Colombie-Britannique.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

La fin de ce service continue de se faire sentir à ce jour, alors que les Autochtones qui souhaitent recevoir des traitements doivent se tourner soit vers les centres administrés par la province, soit se rendre dans l’un des huit centres qui se trouvent dans des communautés éloignées.

Accompagner quelqu’un de A à Z, c’est complexe et ça prend du temps, lâche Sarah Kinshella, directrice des programmes pour Telmexw Awtexw. On offrait des séjours qui pouvaient durer jusqu'à un an parce que les dépendances varient. Et comme notre clientèle était uniquement autochtone, il s’agissait d’un environnement confortable culturellement, ce qui n’est vraiment pas toujours le cas dans les autres centres.

Nombreuses sont les histoires de discrimination dans le système de santé et de services sociaux qu’elle a entendues au fil des années.

C'est devant ces obstacles que le centre avait choisi de mettre en place des politiques facilitant l’accès à ses services, ce qui a encouragé un certain nombre de personnes à faire le pas vers les traitements.

Un bâtiment sur un terrain entouré d'arbres.
Une ancienne écurie a été modifiée pour accueillir le centre de guérison Telmexw Awtexw, qui a offert durant plusieurs années des services d'hébergement à des fins de guérison pour les personnes prises avec des dépendances. Il est situé tout près de la rivière Chehalis.  Photo : Radio-Canada / Jerome Gill-Couture

Par exemple, le centre n'oblige pas ses patients à avoir une référence d’un professionnel de la santé pour bénéficier de ses services, cite en exemple Sarah, elle-même originaire de la communauté de Sts’ailes.

Ils pouvaient également s’identifier comme Autochtones sans avoir à présenter une carte de statut prouvant qu’ils appartiennent à une Première Nation, ajoute-t-elle.

« On gagnait beaucoup de temps dans la prise en charge des patients, ce qui peut faire toute la différence pour des gens qui ont besoin de consacrer toute leur énergie à leur cheminement. »

— Une citation de   Sarah Kinshella, directrice des programmes de Telmexw Awtexw

Même si Telmexw Awtexw n’offre plus les services d’hébergement, il accompagne fréquemment les patients dans leurs démarches pour accéder à des centres de guérison publics – étape du traitement qui suit la désintoxication.

Demander à des personnes qui souffrent de remplir des formulaires de 25 pages, ça n’a pas de bon sens, poursuit de son côté Connie, qui avoue souvent se sentir noyée dans la paperasse administrative.

Obtenir de l’aide n’est ni plus ni moins qu’un parcours du combattant pour les personnes qui en ont le plus besoin, dénonce-t-elle.

Essayez de me suivre pendant que j’explique parce que c’est compliqué : une fois que quelqu’un décide de recevoir de l’aide, on prend un rendez-vous dans un délai d’environ une semaine pour qu’un professionnel de la santé voie s’il est en assez bonne forme physique pour passer par un sevrage, commence l’intervenante.

Si c’est le cas, il est recommandé pour une place dans un centre de désintoxication et réussit, normalement, à y entrer une semaine plus tard. L’attente n’est pas seulement longue, mais aussi périlleuse. Pendant l'attente, il est important que la personne continue de consommer, minimalement, pour ne pas entrer en sevrage sans supervision.

Des mains ouvertes au-dessus d'une feuille de papier déposée sur une table.
Pour les employés du centre Telmexw Awtexw, la distance entre les services ajoute une couche de complexité, puisqu'ils doivent fréquemment faire plus d'une heure de route pour amener leurs patients aux différents rendez-vous.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Qui plus est, la désintoxication n’est pas la guérison, tempère la conseillère en dépendances. Lorsque le patient est sobre, il doit encore recevoir un soutien psychologique et émotionnel, spécialité des centres de guérison. Le problème, c’est que le temps d’attente pour ces centres se compte souvent en mois, relève-t-elle.

« Avec la procédure normale, les gens sortent de désintoxication et retournent à leur quotidien, toujours aux prises avec les réalités qui les ont menés vers la consommation, en attendant qu’ils puissent avoir une place en centre de guérison. Qu’est-ce qui arrive, vous croyez? Retour à la case départ. »

— Une citation de   Connie Adams, conseillère en dépendances au centre Telmexw Awtexw

Elle recommande de coordonner les délais afin d’offrir des services de manière continue. Pour aider des gens aux prises avec des dépendances profondes, c’est essentiel, selon la conseillère.

On n’a d'autre choix que de contacter d’abord les centres de guérison pour connaître les délais. Si c’est des mois, on dit à nos clients de continuer de consommer jusqu’à environ un mois avant leur rendez-vous. Seulement à ce moment, on leur fait faire la désintoxication.

Garder des gens en vie
Garder des gens en vie

La situation est telle que nous devons consacrer beaucoup d’énergie à garder les gens en vie jusqu’à ce qu’ils puissent enfin accéder aux traitements. Pour ça, notre approche est de miser sur les techniques de réduction de méfaits sur leur santé, insiste la médecin en chef du Service de santé des Premières Nations de la Colombie-Britannique, Cornelia Wieman.

Selon les chiffres communiqués par le service, entre 2021 et 2023, 1215 membres des Premières Nations sont morts d’une surdose de drogue. Cela représente 16,9 % des décès par surdose dans la province, alors que les Premières Nations ne représentent que 3,4 % de la population.

Cornelia Wieman à son bureau.
La Dre Cornelia Wieman est médecin hygiéniste en chef adjointe de la régie de santé des Premières Nations de la Colombie-Britannique. Photo : CBC / Maggie MacPherson

De ce nombre, 448 décès sont survenus en 2023 seulement, soit 17,7 % des décès attribuables aux drogues pour cette période.

Afin de tenter de limiter les incidents mortels, la Dre Wieman indique qu'il existe des services pour encourager une consommation plus sécuritaire à défaut de places en traitement. Il peut s’agir, dans le cas des opioïdes, de fournir de la méthadone, moins nocive que le fentanyl, illustre-t-elle.

Danielle Sangwais  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Ils en valent la peine

Aider les autres, c’est naturel pour Danielle Sangwais. Quand la femme anishinaabe a suivi un cours gratuit sur la prévention de la violence familiale, une femme l’a vue et lui a dit : Tu devrais aller suivre un programme pour travailler auprès des itinérants autochtones.

En y réfléchissant un peu plus, la femme au regard doux sait pourquoi elle se trouve sur ce trottoir du Downtown Eastside à discuter avec des personnes qui consomment. Si elle s’intéresse à en apprendre davantage sur les traumatismes et voir comment on peut en guérir, c’est surtout à cause de son histoire familiale.

Alors que Danielle avait trois ou quatre ans, sa famille a quitté sa communauté de Sakimay, en Saskatchewan, parce que son père avait été admis à la prestigieuse Université d’art et design Emily Carr à Vancouver. Depuis, elle vit dans le quartier de Vancouver Est. Beaucoup d’entre nous ont grandi dans des maisons qui n’étaient pas les meilleures, avec des parents qui avaient des problèmes, admet-elle.

Peu de temps après, sa mère est tombée dans la toxicomanie jusqu'à ce qu’une surdose l’emporte en 1997. J’ai moi-même dû surmonter ce traumatisme. J’ai déjà vécu tellement de choses dans ma vie, dit-elle.

Toutefois, sa mère ne vivait pas dans la rue, comme certains amis d’enfance que Danielle a croisés en arpentant le Downtown Eastside dans le cadre de son travail. Ce sont des moments difficiles, car j’ai toujours cette connexion personnelle avec eux, mais elle doit se protéger et faire son travail.

En effet, il y a quelque temps, Danielle – aujourd’hui mère de quatre enfants – est retournée aux études suivre une formation de travailleuse sociale auprès des Premières Nations au Nicola Valley Institute of Technology, la seule université publique autochtone de la province. Son engagement n’est pas que scolaire; il se voit aussi dans la rue.

Entre sa vie de famille et ses études, elle ne chôme pas, mais les besoins sont immenses chez les peuples autochtones. Avec tout ce qu’il ont vécu et continuent de vivre au Canada, ils ont besoin d’être écoutés par des gens qui les comprennent.

Si elle étudie les impacts des traumatismes, c’est aussi parce qu’elle sait que 95 % du temps, les gens dans la rue sont les personnes les plus gentilles et compatissantes que vous pouvez rencontrer.

Parmi les mesures de réduction des méfaits, il existe aussi des services de distribution de trousses contenant du matériel stérile et sécuritaire. À cela s’ajoute le dépistage pour éviter que les drogues contiennent des substances indésirables.

Et puisque la culture est un remède, comme le souligne la politique du Service de santé des Premières Nations, l’organisation permet aux personnes vivant avec une dépendance de se reconnecter avec leur culture afin de pouvoir renouer avec un sentiment d’appartenance à une communauté.

Une table sous un petit abri avec des contenants remplis de matériel de consommation emballé.
Plusieurs abris de ce type sont installés dans le Downtown Eastside afin de fournir du matériel sécuritaire aux consommateurs.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Pour l’intervenant Dory Pentz, du centre Telmexw Awtexw, les techniques de réduction des méfaits peuvent faire la différence, mais au-delà de la survie, il faut s’attarder au bien-être des gens.

Pour qu’elle soit efficace, la réduction des méfaits doit passer par la réduction de la détresse. Il faut répondre à leurs besoins de base. Bien sûr qu’on va mettre à leur disposition du matériel sécuritaire, mais on doit aussi fournir des repas et des vêtements.

L’homme cri, originaire de la communauté de Moose Factory dans le nord de l’Ontario, considère que d’autres produits de base devraient être inclus dans les trousses de réduction des méfaits.

Portrait de Dory Pentz.
Dory Pentz travaille depuis de nombreuses années comme intervenant auprès des personnes aux prises avec des dépendances. Il s'est joint à l'équipe de Telmexw Awtexw dans les derniers mois.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Si tu te trouves dans la rue, en sevrage, tu vas avoir de la diarrhée. Qu’est-ce que tu fais quand tu n’as pas de sous-vêtements de rechange? Accompagner les gens, ça veut aussi dire préserver leur dignité. C’est ce qu’on cherche à faire tous les jours, explique Dory.

Toutes les expériences des intervenants de Telmexw Awtexw les ont convaincus de la nécessité d’en faire davantage pour humaniser les personnes aux prises avec une dépendance. Pour Sarah Kinshella, la directrice des programmes, c’est la pierre d’assise de la guérison.

Quand les gens sentent qu’ils sont respectés, qu’ils sont traités avec attention et qu'ils font partie de quelque chose de plus grand, cette connexion les ramène vers nous et leur donne le goût de continuer.

Un homme souriant pose la main sur l'épaule de Stephanie Martin.
Les intervenants reçoivent souvent des marques de reconnaissance.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Un document réalisé par Radio-Canada Espaces autochtones

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