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Préserver l’équilibre grâce aux raquettes

Préserver l’équilibre grâce aux raquettes

La popularité d’un atelier de fabrication de raquettes traditionnelles ne se dément pas à Chisasibi. Depuis 2007, plus de 400 jeunes et moins jeunes ont (re)découvert cet art derrière un objet clé de leur patrimoine culturel.

Texte et photos : Marie-Laure Josselin

Publié le 13 avril 2024

À 17 ans, Brianna Seal-Hunter a deux passions. Ce soir, la jeune crie de Chisasibi ne manie pas le ballon de volleyball, mais plutôt une aiguille et du fil. Sa deuxième passion est une activité très populaire dans cette communauté : la fabrication de raquettes traditionnelles.

De 18 h à 22 h, chaque soir de semaine pendant six semaines, elle rejoint un groupe d’une vingtaine d’hommes et de femmes. À l’entrée d’un petit bâtiment du Centre de la culture et du patrimoine de Chisasibi, des cadres en bois en forme de raquette sont accrochés devant un panneau annonçant la bienvenue aux amis.

Car cette activité est un moment de transmission, d’apprentissage, de partage, de concentration, mais aussi de fous rires et de plaisirs.

Des femmes fabriquent des raquettes traditionnelles.
L'atelier est aussi un moment social pour se détendre et discuter. Et où on ne voit pas le temps passer, assurent les participantes. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Dans la chaleur du feu qui crépite, Brianna Seal-Hunter est concentrée sur sa raquette qu’elle tisse en vert et blanc. Sa voisine Janie Moar jette un œil. Sur la table : des ciseaux, du fil à coudre, un briquet, de la laine, de la peinture…

« C’est apaisant de le faire, ton esprit est tranquille et les gens autour rendent ça meilleur. »

— Une citation de   Brianna Seal-Hunter

Depuis la table de la cuisine, la jeune fille a appris en observant sa mère à la maison. Je lui ai demandé de me l’enseigner. J’ai fait beaucoup d’erreurs, souffle-t-elle les yeux toujours rivés sur son objet. Elle perfectionne chaque geste.

C’est le prodige du laçage de la raquette à neige. Elle sera professeur! lance Janie Moar, elle aussi affairée à confectionner une paire de raquettes. Les rires fusent et brisent les rythmes de la musique country qui joue en trame de fond.

Un programme très populaire
Un programme très populaire

Linda Pashagumeskum, 65 ans, n’a pas eu cette chance d’apprendre à la maison ni en regardant ses parents. Envoyée dans un pensionnat pour Autochtones à l’âge de 7 ans, elle en est ressortie à ses 16 ans.

Alors c’est ici, il y a une dizaine d’années, qu’elle a regardé, écouté Margaret Bearskin, la première à avoir transmis son art dans ce programme. En effet, il a été lancé en 2007 par le département du développement de la jeunesse de la Nation Crie de Chisasibi, une communauté à 1400 kilomètres au nord de Montréal.

Linda Pashagumeskum regarde sa raquette tissée de fils rouges.
Linda Pashagumeskum était auparavant enseignante au primaire. Retraitée, elle continue d'aller donner des ateliers comme elle le fait ici pour ce programme. Elle se dit heureuse que ce savoir se perpétue. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Au départ, deux personnes, Margaret et Samuel Bearskin, enseignaient l’art de faire des raquettes traditionnelles.

Linda Pashagumeskum s’en souvient bien. Nous avons suivi les cours que les aînés nous ont enseignés tardivement. Aujourd’hui, c’est elle qui enseigne et ce, depuis 2011.

Fort du succès du programme, de nouveaux instructeurs ont été formés pour répondre à la demande. Certaines années, en 10 minutes à peine, l’atelier, qui peut accueillir 26 étudiants, affiche complet. Parfois, il faut même faire la file pour espérer s’inscrire.

Le document d'inscription pour le cours de fabrication de raquettes traditionnelles.
La popularité de ce cours ne se dément pas. Année après année, les places sont vite prises. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Au fil des ans, plus de 420 personnes, de tous âges, ont appris à courber le bois, le sculpter, tresser la babiche. Malgré la difficulté, les étudiants peuvent fabriquer une à trois paires pendant leurs semaines d’apprentissage. Le coût est de 80 dollars pour les femmes et 100 pour les hommes. Le matériel est fourni tout comme le repas. Ce soir, c’est spaghetti bolognaise accompagné d’un pain à l’ail et de la pastèque en dessert.

L’apprentissage par mimétisme
L’apprentissage par mimétisme

Juste avant le souper, Abraham Cox, 88 ans, a demandé le silence. La radio prévient que la prière débute. En cri, il récite les grâces. Quelques personnes ferment les yeux, les mains jointes.

Puis il retourne à sa raquette, sous le regard de Russell Sam, 20 ans. Les gens ne peuvent pas apprendre tout seuls, c’est trop dur, lui dit-il, poursuivant sur l’importance de choisir le bon mélèze laricin, ainsi que la bonne partie de cet arbre servant à faire le cadre des raquettes.

Russell Sam regarde Abraham Cox, concentré sur la raquette.
L'aîné Abraham Cox explique dans sa langue, le cri, chaque étape à Russell Sam. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Linda Pashagumeskum montre les décorations de couleurs qui embellissent le haut et le bas de la raquette. Désormais confectionnées avec de la laine, elles l’étaient auparavant avec du poil d’orignal, parfois même de carcajou.

L’apprentissage se fait par étape. Il faut d’abord maîtriser la confection de petites raquettes décoratives comme le fait Janie Moar avant de s’attaquer aux grandes. Souvent, la professeure en fait une, l’étudiante fait l’autre pour former la paire. Il faut donc régulièrement surveiller si le tressage est le même.

Linda Pashagumeskum a beau réfléchir, elle ne peut chiffrer le nombre de paires réalisées depuis qu’elle a eu la piqûre.

« C’est très relaxant et addictif. C’est aussi un rassemblement social qui est agréable. On raconte des histoires, on rit tellement. C’est comme une thérapie. Je ne m’ennuie jamais. J’arrive ici fatiguée, mais au final, je ne vois pas le temps passer. Chaque année, j’ai envie de le faire. »

— Une citation de   Linda Pashagumeskum

Elle voulait apprendre pour savoir le faire, pour pouvoir se promener dans la neige. Mais ce qui l’animait était de ne surtout pas perdre sa culture. Tout comme Tori Crowe, 38 ans, la plus jeune formatrice.

Tori Crowe brûle un fil de sa raquette posée sur une table.
Parmi les femmes, Tori Crowe est probablement celle qui a appris le plus jeune à fabriquer une raquette. Dans sa maison, elle observait sa mère depuis la table de la cuisine dès 8 ans. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

C’est important d’enseigner cette tradition. Cela vient de nos ancêtres et je ne veux pas perdre nos traditions. Si je rends quelqu’un heureux, je suis heureuse, explique celle qui a appris très tôt, à 8 ans, avec ses parents. Elle a probablement dû faire 500 paires, raconte-t-elle tout en brûlant avec son briquet un fil pour le faire tenir.

Un puits de savoir
Un puits de savoir

Les femmes sont essentiellement assises autour d’une grande table. De l’autre côté de la pièce, les aînés hommes forment des petits groupes avec un ou deux étudiants, parfois une étudiante.

Dans un grand chaudron, de la babiche (de longues lanières de cuir d’orignal) trempe.

Elmer Sam s’enroule d’un large sac poubelle avant de commencer à manipuler la babiche pour tresser la partie centrale de la raquette.

Les hommes et les femmes partageaient tout, y compris le travail. Les femmes faisaient la partie du haut et du bas et les hommes, la centrale, car cela demande plus de force. La babiche y est plus large et plus solide afin de mieux supporter le poids du marcheur. C’est un partage de culture, tient-il à préciser avant d’attraper une raquette, cet objet respectable.

Eddie Pashagumeskum lui donne un conseil, puis un autre, mais l’apprentissage se fait souvent en silence lui-même a appris en observant.

Deux hommes dont un tient une raquette du bout des doigts.
Elmer Sam tient avec délicatesse cet objet qu'il qualifie de respectable sous les yeux d'Ernest Pashagumeskum. Patients, ils attendent le signal de l'aîné avant de commencer. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

À 84 ans, il est l’un de ceux qui savent le mieux trouver le bon bois, le plier de la bonne courbe soit en le trempant dans l’eau, soit grâce à de la vapeur, celui qui sait à quel point il faut serrer la babiche pour que la raquette soit efficace. Un puits de savoirs.

Tous racontent avoir passé des heures à plier, tresser … faire et puis tout défaire et recommencer avant d’arriver à avoir un résultat correct. Un passage obligé pour Eddie Pashagumeskum. J’en tirais des leçons. C’est comme ça que j’ai appris jusqu’à ce que je sache comment cela se faisait réellement.

Il attrape un petit coffret pour en extraire plusieurs os d’ours de tailles différentes et qui font office d’aiguille. Eddie Pashagumeskum, l’arrière grand-père de Brianna Seal-Hunter, préfère largement une aiguille en os d’ours plutôt qu’en métal, comme beaucoup ont entre les mains. C’est plus flexible.

J’aime les voir, dit-il en lançant un regard vers ses deux étudiants puis dans la salle.

C’est quelque chose de très spécial pour nous et pour notre culture. Les raquettes sont un des objets les plus spéciaux.

Eddie Pashagumeskum regarde une raquette verte.
Eddie Pashagumeskum est le père de Joanie Moar et l'arrière grand-père de Brianna Seal-Hunter. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Comme de nombreux Cris de son âge, Eddie Pashagumeskum a grandi sur le territoire, dans le bois, suivant ses parents d’un point à un autre quasiment toute l’année. Je n’ai fréquenté l’école que pendant quatre ans dans un pensionnat. Le reste du temps, je le passais dans le bois à pêcher, à chasser, à vivre de la terre. Je me déplaçais beaucoup, en canot, en raquettes. C’était mon mode de vie.

À travers les fenêtres, la neige qui tombe est timide, mais visible. Normalement, à cette période de l’année, la neige recouvre bien plus Chisasibi.

Nous vivions là-bas sur la terre, lance-t-il en pointant du doigt derrière lui vers le nord. Sans raquettes, tu ne pouvais aller nulle part. C’est pour cela que c’est si spécial. Et c’est un objet très respectable pour nous, poursuit l'aîné cri.

Il attrape son couteau croche, un outil tranchant servant à tailler le bois, et le manie avec dextérité pour peaufiner la forme du cadre. Il sourit et observe encore une fois les étudiants du jour. Il aime les regarder apprendre.

J’ai l’impression qu’ils essaient de préserver la culture, nos traditions, le mode de vie traditionnel et de les partager. Nous avons toutes sortes de moyens de transport maintenant, mais nous voulons quand même garder nos connaissances en matière de fabrication de raquettes. Je serai triste si cela se perdait.

Ernest Pashagumeskum, 19 ans, acquiesce puis cherche ses mots. Depuis quelques années, il participe à ces ateliers populaires fun, relaxant. C'est un feeling. Je ne sais comment l’expliquer, c’est juste une sensation et c’est important pour notre culture. Ernest a prévu d’ailleurs de les utiliser une fois terminées.

Eddie Pahagumeskum devant ses deux étudiants, Ernest Pashagumeskum et Elmer Sam.
fabrication raquettes nation crie tradition apprentissage autochtone Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Quand il arrivera à ce stade, il sortira dehors, les chaussera, fera un tour puis les déposera en direction de l’est. Cette tradition rappelle l’importance de respecter l’objet et donc la culture. C’est comme si c’était pour apporter la bonne chance, explique l’aîné.

Chasse et cadeaux
Chasse et cadeaux

Dehors, un peu plus loin, à la lisière de la forêt boréale, mais à quelques encablures des maisons, des adolescents traquent les ptarmigans, des perdrix blanches, avec leur fronde. À leurs pieds? Des raquettes traditionnelles.

Un adolescent avec des raquettes traditionnelles aux pieds chasse avec sa fronde près de la forêt boréale.
Un adolescent chasse avec sa fronde en fin d'après-midi à Chisasibi. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

L’objet est toujours très couru, surtout à Noël où il est offert. Les commandes pleuvent à cette période, précisent les participants à l’atelier. Certains sont présents pour le savoir et s’en fabriquer afin de les porter comme Russell Sam, d’autres les font pour d’autres personnes puis certains vont les vendre. Une belle paire peut atteindre 700 à 800 dollars.

Beaucoup de nos participants ont continué à fabriquer des raquettes et à les vendre, indique la responsable du programme, Rhonda Spencer.

Il s’est même exporté dans d’autres communautés. Plusieurs de nos nouveaux instructeurs sont allés dans d’autres communautés pour enseigner et former. Des vidéos ont été filmées aussi pour diffuser ses connaissances précise Rhonda Spencer, très fière de ce programme.

Cet atelier a aussi permis à des personnes comme Marie Chamberland, une enseignante non autochtone du primaire depuis 7 ans à Chisasibi, d'ouvrir une porte sur la culture crie, utile dans sa pratique professionnelle.

Ici, j’ai appris à enseigner autrement, car les façons d’apprendre à l’université ne sont pas pareilles. Au premier atelier, elle est venue avec son carnet de notes et son stylo, qu’elle a rapidement mis de côté.

« Il y a davantage d’observations, de manipulations, d'écoutes, de visualisation. Faire et défaire est très important. Cela m’a donné un regard extérieur et permis aussi de comprendre comment les enfants apprennent. »

— Une citation de   Marie Chamberland

Il est presque 22h00. La nuit est tombée depuis un moment à Chisasibi, il est l’heure de partir. Déjà? lance Linda. Le temps file si vite, répète Janie. Prendre quatre heures par jour pendant six semaines est un temps précieux.

C’est le temps de discuter, de prendre des nouvelles, de garder le silence en observant, de conter des histoires, de rires, de faire et défaire et refaire, le temps d’apprendre entre générations et en cri.

C’est surtout le temps de rester connecté à sa culture, ce qui permet, en est convaincu l’aîné Eddie, de garder l’équilibre.

Un document réalisé par Radio-Canada Espaces autochtones

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