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Transition médicale de genre chez les mineurs : le Québec va-t-il trop vite?

Enquête

Transition médicale de genre chez les mineurs : le Québec va-t-il trop vite?

Que faire de son corps lorsqu’on doute de son genre? Au Québec, l’approche transaffirmative a la cote : on accompagne les adolescents vers la destination de leur choix. Bloqueurs de puberté, hormones et chirurgies, il ne revient qu’à eux, après évaluation, de décider. Ce qui ne va pas, parfois, sans regrets. Ni sans risques non plus.

Un texte de Pasquale Turbide En collaboration avec Michael Deetjens et Bernard Leduc Illustration : Maxime Lech

Publié le 1 mars 2024

Le 30 janvier dernier, Sacha*, 14 ans, se présente seule dans une chic clinique privée pour son rendez-vous médical. La jeune fille s’identifie comme transgenre et, pour amorcer sa transition vers l’autre sexe, elle a besoin d’une ordonnance d’hormones masculines, de la testostérone. Elle n’a été référée par aucun médecin, psychologue ou thérapeute.

Elle espère ainsi éviter la longue liste d’attente des cliniques publiques.

En moins de trois minutes, Sacha décrit à la médecin qui la reçoit sa relation tortueuse avec son corps, qu'elle dit détester depuis l’âge de 12 ans. Ayant reçu un diagnostic de trouble alimentaire dont elle doute, Sacha se dit convaincue d’être transgenre après avoir visionné sur Internet la vidéo d’un jeune homme trans. Il avait lui aussi réalisé qu’il n'était pas dans le bon corps après avoir reçu un diagnostic de trouble alimentaire.

Après avoir demandé à la jeune fille si elle avait l’appui de ses parents, la docteure poursuit : Est-ce que tu considères des chirurgies dans le futur? Sacha ne saisit pas tout de suite : Des chirurgies… genre? Mastectomie, enlever le chest, précise la médecin de famille, avant de lui remettre les coordonnées de la clinique de Montréal où se font ces opérations.

Injectée à long terme, la testostérone qu’elle souhaite obtenir de la médecin peut rendre une femme infertile. La possibilité d’une future grossesse est évoquée en une question : Je comprends que c’est un peu loin pour toi, à 14 ans… La fertilité, est-ce que c’est quelque chose que tu veux conserver avant de commencer?, avance la médecin. Euh… non. J’ai toujours su que je ne voulais pas d’enfant, répond Sacha. OK! enchaîne l’omnipraticienne.

Après neuf minutes de consultation, Sacha obtient sa prescription : 30 mg de testostérone à s’injecter une fois par semaine.

C'est sûr qu’à 14 ans, on ne donne pas des doses d'adultes tout de suite parce que tu ne veux pas que le poil se mette à pousser le lendemain matin, dit la médecin. Je vais te commencer à une dose [...] intermédiaire, entre adulte et non binaire.

La journaliste Pasquale Turbide prend connaissance de la prescription obtenue par Sasha.
La journaliste Pasquale Turbide prend connaissance de la prescription obtenue par Sasha* Photo : Radio-Canada

Les effets à long terme de la testostérone sur le métabolisme d’une adolescente de 14 ans ne seront pas abordés. Avant d’entrer dans le bureau de la médecin, Sacha a signé un document de sept pages détaillant les conséquences parfois permanentes de la testostérone sur son apparence, sur sa santé à long terme et sur sa fertilité.

Au Québec, il n’y a pas d’âge minimum pour obtenir des hormones antigéniques, c’est-à-dire du sexe opposé à celui de sa naissance.

Sacha ne s’injectera pas de testostérone, car elle n’est pas transgenre. C’est une comédienne de 14 ans à qui l’équipe d’Enquête a demandé d’aller vérifier comment se déroulent les consultations de cette médecin.

Elle figure sur une liste de dizaines de professionnels de la santé québécois dits transaffirmatifs, une approche thérapeutique répandue selon laquelle seul le patient peut vraiment déterminer s’il est transgenre ou non. Leur mission première est d’assister le patient dans sa demande. Au Québec, c’est l’approche appliquée presque partout dans le régime de santé public ou privé.

Contactée par notre équipe, la médecin affirme adhérer aux directives de la WPATH, le regroupement international des professionnels de la santé transgenre. L’organisme recommande une évaluation physique, psychologique et sociale complète avant d’entamer la transition médicale d’un adolescent.

Questionnée sur sa capacité d’effectuer une évaluation d’une patiente de 14 ans lors d’une consultation ayant duré 17 minutes au total, elle répond : Une consultation médicale ne s’évalue pas en termes de durée, mais plutôt en termes de qualité de l’échange d’information entre le patient ou la patiente et le professionnel de la santé. Lorsque le professionnel de la santé juge que l’ensemble des éléments nécessaires ont été abordés et que le patient ou la patiente a eu l’occasion de poser l’ensemble de ses questions, il n’y a aucune raison de poursuivre la consultation uniquement pour atteindre une durée spécifique.

C’est une maman inquiète, parmi la vingtaine de parents à qui nous avons parlé au cours de la préparation de ce reportage, qui nous a parlé de cette filière privée pour les soins médicaux de la clientèle transgenre. Sa fille de 14 ans lui avait déclaré son intérêt parce que le temps d’attente des cliniques publiques était trop long.

Les cicatrices de Jane

Si Sasha est un personnage fictif, les adolescents qui font le choix de la transition au Québec, comme partout en Occident d’ailleurs, sont, eux, de plus en plus nombreux, particulièrement chez les filles. Bloqueurs de puberté, hormones, chirurgies : aux jeunes de décider ce qu’ils veulent. Personne ne veut prolonger la souffrance d'adolescents mal dans leur peau, et nombre d’entre eux vivent bien leur transition. Mais dans l’empressement d’intervenir médicalement sur leur corps, se donne-t-on le temps d’évaluer tout ce qui se passe dans leur tête?

Au Québec, un jeune qui cherche des soins d’affirmation de genre devra patienter entre huit mois et un an pour obtenir un rendez-vous à la clinique pédiatrique de Sainte-Justine ou encore à Méraki, affiliée à l’Université McGill. Ce sont les deux principales cliniques de genre au Québec. La première suit présentement entre 600 et 700 jeunes, la seconde traite autour de 400 patients mineurs.

Jane Rocheleau-Matte connaît bien Méraki; jusqu'à récemment, elle faisait partie des patientes de la clinique. En avril 2022, à l'âge de 16 ans, elle a commencé à s’injecter de la testostérone, après deux rencontres avec une endocrinologue de la clinique. C’est son médecin de famille qui l’y avait référée, car il avait peu d’expérience en la matière.

Deux ans auparavant, en pleine pandémie, la curiosité de Jane avait été piquée en visionnant un stream sur la plateforme Twitch. Un des participants venait de révéler son changement de genre en direct. Pour la tomboy aux cheveux longs qui s’était toujours intéressée au sport et aux voitures, c’est une révélation.

J’ai dit : c'est quoi ça, être transgenre? Je suis allée chercher tout de suite après sur mon téléphone, et quand j'ai vu la définition, j'ai fait : oh! OK, c’est vraiment quelque chose qui me rejoint, une fille qui se trouve plus masculine. Ça a pas mal l’air d'être moi.

Malgré sa phobie des aiguilles, elle finit par apprendre à s’injecter la testostérone dans la cuisse. Le timbre de sa voix chute, son visage et son corps se masculinisent et après cinq mois de testostérone, Jane sait déjà qu’elle est prête pour la prochaine étape. Mes seins, je voyais ça comme un blocage pour être un gars, officiellement, à 100 %.

Jane a filmé sa transformation au fil des mois :

Jane Rocheleau-Matte. Photo : Radio-Canada

Son endocrinologue lui fournit alors une lettre d’appui pour une double mastectomie, ce qui, au Québec, est possible à partir de 16 ans. Avant 2017, aucune jeune fille mineure ne subissait de mastectomie au Québec. L’an dernier, il y en a eu 18.

Son opération, remboursée par la Régie de l’assurance maladie du Québec, a eu lieu en août dernier.

Elle la regrettera, presque immédiatement. Après avoir enlevé mes bandages, j'ai vu mes cicatrices et qu'il n’y avait vraiment plus rien. Là, j'ai fait : oh!

Sa chirurgienne l’avait avertie qu’elle risquait de vivre un deuil, qui allait probablement s’estomper par la suite.

« Et finalement, ça n’est pas passé [...] Je pensais que j'allais rester un homme et que j'allais enfin pouvoir vivre le reste de ma vie. Mais c'est pas comme ça que mon cerveau l’a pris. »

— Une citation de   Jane Rocheleau-Matte
Jane, peu après sa mastectomie.
Jane, peu après sa mastectomie. Photo : Radio-Canada

Elle cesse alors de s’injecter de la testostérone et n’a pas recommencé depuis.

Deux mois après sa mastectomie, Jane contacte la clinique privée où elle a subi son opération. Elle veut détransitionner et aimerait savoir quand elle pourrait espérer une reconstruction mammaire.

Ils m'ont dit que je devais attendre deux ou trois ans et avoir un suivi psychologique pendant plus d'un an, ce qui la surprend, se rappelle-t-elle, car avant de m’enlever les seins, ils ne m’ont pas demandé de suivi psychologique.

Jane en aurait probablement bénéficié. En juillet 2020 [avant la transition], j’ai subi une agression sexuelle. Et d'après moi, c'est ça qui a fait pencher la balance. Parce que je me disais : si j'avais été un gars, ça ne se serait pas passé. Ce gars-là était attiré envers les filles, et si j'avais pris ma décision avant, ça ne se serait pas passé.

Dans un sens, précise-t-elle, j'avais un dégoût d'être une femme à cause de cet événement-là.

Ce n’est qu’aujourd’hui que Jane réalise l’impact potentiel de cet événement sur ses choix. Selon plusieurs chercheurs, un traumatisme comme une agression sexuelle peut agir comme déclencheur vers une dysphorie de genre.

Aujourd’hui, Jane apprend à accepter les changements permanents causés par la testostérone, comme sa voix basse et graveleuse. Elle reçoit beaucoup de commentaires à ce sujet et songe à suivre des cours de pose de voix pour la féminiser.

Elle terminera ce printemps son cours de coiffure, mais pour le moment, elle n’a pas les moyens de s’offrir une reconstruction mammaire.

Jane Rocheleau-Matte lors de son cours de coiffure.
Jane Rocheleau-Matte lors de son cours de coiffure. Photo : Radio-Canada

Je trouve que quand on transitionne, il y a beaucoup de monde qui nous accueille, personne ne nous remet en question, constate-t-elle. Tandis que quand on arrive pour détransitionner [...] tout à coup, on est moins dans la liste de priorités.

Elle se rappelle que sa propre chirurgienne lui avait confié après sa mastectomie que s'il s’agissait de ses propres enfants, elle ferait tout en son pouvoir pour retarder l’opération le plus longtemps possible. Une affirmation que ce médecin nous a confirmée au téléphone, tout en soulignant que Jane a été la seule de ses patients à détransitionner.

La science de la transition à l'heure de l’Europe

Le Québec n’est pas le seul endroit où l’on constate une explosion du nombre d'adolescents – des jeunes filles surtout – qui font le choix d’une transition médicale. De nombreux pays ont été confrontés au même phénomène, ce qui a amené chercheurs et professionnels à se poser des questions sur leurs pratiques et sur la science sur laquelle elles reposent. Dans cette discipline qui évolue à vitesse grand V, des informations présentées jusqu’à récemment comme des vérités scientifiques suscitent maintenant de nombreuses questions.

La question de la transition a pris des allures de champ de bataille en Amérique du Nord, où tant la gauche que la droite se sont emparées du sujet. En Europe, on semble réfléchir à la question autrement, tant sur le plan de la recherche que des pratiques cliniques.

La Suède, la Finlande et le Royaume-Uni ont longtemps été à l'avant-garde des soins pour les jeunes transgenres. Mais dans les dernières années, ces pays du nord de l’Europe ont tous imposé des restrictions d’âge aux traitements médicaux des adolescents trans.

La Suède et la Finlande ont renoncé aux bloqueurs de puberté, sauf dans un cadre de recherche. Les deux pays ont aussi limité à 16 ans l’accès aux hormones de l’autre sexe. Quant aux mastectomies, elles sont interdites aux mineures.

Le Danemark et la Norvège sont en processus d’évaluation de directives similaires.

Quant au Royaume-Uni, il a fermé Tavistock, sa principale clinique de soins transgenres, à la suite de la poursuite d’une détransitionneuse. S’en est suivie une profonde remise en question des méthodes d’évaluation des ados transgenres dans ce pays.

En Finlande, ce sont paradoxalement les recherches menées par la première clinique de santé transgenre au pays qui ont – en partie – mené à l’imposition de restrictions. Derrière ce changement de cap, on retrouve Riittakertu Kaltiala, psychiatre en chef du Département de santé de l’adolescence à l’hôpital de l’Université de Tampere. Celle-là même que le gouvernement finlandais avait chargée des années plus tôt, en 2010, de mettre sur pied le premier programme national de santé trans pour les jeunes.

Riittakertu Kaltiala, psychiatre en chef du Département de santé de l’adolescence à l’hôpital de l’Université de Tampere, en Finlande.
Riittakertu Kaltiala, psychiatre en chef du Département de santé de l’adolescence à l’hôpital de l’Université de Tampere, en Finlande. Photo : Radio-Canada

On s’attendait à recevoir un petit nombre d’enfants au début de l’adolescence, surtout des garçons qui s’identifiaient au sexe féminin depuis la tendre enfance, avec une bonne santé psychologique, sans enjeu de santé mentale, se rappelle-t-elle. Ce qui avait été la norme jusqu’à récemment.

Mais les patients qui se sont finalement présentés à la clinique de la Dre Kaltiala étaient âgés entre 14 et 17 ans. Et leur dysphorie de genre était survenue récemment.

Elle a aussi vite constaté que plusieurs d’entre eux, des filles surtout, n’allaient pas bien du tout. Elles avaient de lourds antécédents psychiatriques, surtout de la dépression, de l’anxiété. Et plusieurs jeunes sur le spectre de l’autisme aussi. C’était les plus gros enjeux.

En 2015, l’étude qu’elle publie vient le confirmer : les jeunes filles sont surreprésentées, et une majorité d’entre elles ont des problèmes de santé mentale.

En  2019, elle décide d’évaluer l’impact de la testostérone ou de l’œstrogène sur la santé mentale des jeunes patients de sa clinique. Résultat? Ceux qui allaient bien avant les hormones allaient bien aussi durant la transition. Mais ceux qui avaient déjà des difficultés avec leurs pairs, en amour, à l’école ou avec leurs parents continuaient d’avoir des problèmes.

« Pour nous, ça voulait dire que la transition médicale n’est pas un remède miracle. »

— Une citation de   La psychiatre finlandaise Riittakertu Kaltiala

En Suède, c’est au chercheur et psychiatre Michael Landen, qui s’intéresse aux enjeux trans depuis les années 1990, que le gouvernement demande de faire le point sur l’impact des hormones sur les jeunes.

Avec son équipe, il entreprend une métarévision de 195 études différentes sur le sujet. Son étude, publiée en 2023, arrive au même constat que sa consœur finlandaise.

Il n’y a pas de données probantes sur le fait que les hormones diminuent véritablement les symptômes de dysphorie, de dépression, d’anxiété et les idées suicidaires chez les jeunes. Considérant que les hormones et les chirurgies ont des effets secondaires importants, il en conclut : C’est ce qui fait pencher la balance vers le fait qu’on ne peut pas recommander le traitement en général.

La chercheuse Annie Pullen Sansfaçon, longtemps titulaire au Québec de la Chaire de recherche du Canada sur les jeunes trans et leur famille, ne partage cependant pas ce constat. Elle met plutôt de l’avant une récente étude randomisée, la toute première, qui confirme, selon elle, les bienfaits de la testostérone. L’étude, qui s’est échelonnée sur une période de trois mois, conclut que l’usage de testostérone aurait des effets significatifs sur la diminution de la dysphorie de genre, de la dépression et de la suicidalité.

Ils ont vraiment vu une différence marquée entre ceux qui ont eu accès immédiatement versus ceux qui n’y ont pas eu accès, fait-elle valoir.

Le chercheur et psychiatre suédois Michael Landen.
Le chercheur et psychiatre suédois Michael Landen. Photo : Radio-Canada

Le psychiatre Michael Landen est bien au fait que, pour certains, l’accès aux traitements hormonaux et aux chirurgies est un enjeu de droits de la personne. Il dit respecter ce point de vue, mais ne pas être convaincu pour autant.

Je ne le vois pas comme ça. Je le vois comme une condition médicale, parce qu’il y a une demande d’intervention médicale. S’il s’agit de changer de nom ou de vivre dans un autre genre, ça ne me cause aucun problème, je n’ai aucune opinion là-dessus. Mais quand on réclame des hormones ou des chirurgies, ça devient un enjeu médical.

Une réflexion est désormais en cours, elle se déploie un peu partout. Aux États-Unis, l’Association américaine de pédiatrie, qui appuie les soins médicaux d’adolescents, a récemment annoncé son intention de réviser les données probantes sur la question afin de faire le point.

Au Québec, le Collège des médecins affirme que les soins de santé des personnes trans et non binaires font actuellement l’objet de réflexion et d’analyse au sein du Collège.

Quant à l'Organisation mondiale de la santé, elle a exclu les enfants et les adolescents de ses prochaines lignes directrices sur la santé transgenre, puisque les données probantes sur les impacts à long terme des soins d’affirmation de genre [sur cette clientèle] sont limitées et variables.

Des parents sidérés

« On aime ça, parler du modèle scandinave au Québec. Eh bien, le modèle scandinave, on devrait peut-être s'y intéresser par rapport aux transitions de genre aussi. »

— Une citation de   Antoine*, père d’Amélie*

Antoine* a vu sa fille Amélie*, une enfant créative et délurée, se transformer en adolescente suicidaire après une puberté précoce. À treize ans, elle avait le corps d'une femme adulte, mais c'était toujours une enfant dans sa tête, se souvient-il. Elle avait un inconfort avec ses formes, on l'entendait clairement. Sa poitrine en particulier.

Amélie commence à contrôler ses quantités de nourriture. Plus le temps passait, plus elle perdait du poids, et plus c'est devenu apparent qu’elle avait vraiment un trouble alimentaire, se souvient son père.

Ses signes vitaux sont affectés et ses parents n’ont d’autre choix que de l’hospitaliser. Elle passera deux mois à l’unité des troubles alimentaires de l’Hôpital Sainte-Justine. Quand ma fille rentre à l'hôpital, elle ne rentre pas en lien avec la dysphorie de genre. C'est vraiment l'alimentation qui est problématique, souligne Antoine.

Hôpital Sainte-Justine.
L'Hôpital Sainte-Justine (Photo d'archives) Photo : Radio-Canada

Des bloqueurs de puberté lui seront pourtant proposés à quelques reprises, dont une fois à l'urgence, le lendemain de son arrivée. Les parents ont assisté aux rencontres et affirment que la dysphorie de genre n’a pas été formellement évaluée chez Amélie. De plus, sa puberté est terminée depuis longtemps.

Mais leur fille a 15 ans, elle a donc le droit d’accepter la médication sans leur consentement. Son père croit fermement qu’elle est trop malade pour faire ce choix et il le dit aux médecins. Ma fille a de la difficulté à s'alimenter. J'ai besoin de l'encourager à prendre sa douche, parce que ça lui crée de la détresse. [...] Il y a de l'anxiété ultraforte, de la dépression. Pour moi, elle n'était pas du tout en mesure de consentir à ce moment-là à quelconque procédure, c’est clair, nous explique-t-il.

Les bloqueurs d’hormones freinent la production d’hormones pendant la puberté, ce qui donne à l’adolescent du temps pour réfléchir à son genre. Un des plus souvent prescrits est le Lupron Dépôt, dont les effets à long terme sont encore mal connus. Le cofondateur de la clinique de diversité de genre de Sainte-Justine, Nicolas Chadi, l’a d’ailleurs reconnu dans une conférence le 23 février dernier. Actuellement, les études ne sont pas rigoureuses, il y a de très petits échantillons [...] et ça reste quelque chose de sous-étudié, affirme-t-il, en évoquant spécifiquement les effets des bloqueurs sur le développement du cerveau et des capacités intellectuelles.

Selon les données de la RAMQ, les prescriptions de bloqueurs aux adolescentes ont sextuplé depuis 2010.

Amélie ne recevra finalement pas d’injection de Lupron, mais après plusieurs tentatives de suicide et l’apparition de traits du trouble de la personnalité limite (TPL), elle annonce à ses parents ce qu’elle souhaite vraiment : se faire enlever les seins.

Ma fille m'a avoué qu'elle avait lu en ligne que pour avoir une mastectomie, elle devait être trans, se définir comme trans, se souvient son père. Donc, elle a commencé à faire ce qu'il fallait pour obtenir la chirurgie qu'elle voulait.

Quelques mois plus tard, Amélie obtient un rendez-vous à la clinique de genre de l’Hôpital Sainte-Justine pour discuter d’une mastectomie. Antoine y assiste, en compagnie de son ex-épouse. Étant donné l’absence de diagnostic de dysphorie ainsi que ses autres problèmes de santé mentale, ses parents s’attendent à ce qu’on redirige leur enfant ailleurs. Ce n’est pas ce qui s’est produit.

Les médecins qui étaient en face de nous ne connaissaient absolument rien de l'historique de ma fille. La pédiatre n’était pas au courant que ma fille a été hospitalisée plusieurs fois [à Sainte-Justine]. À ce moment-là, il y avait eu une tentative de suicide, des troubles alimentaires, et la personne qui est en face de moi n’est pas au courant de ça.

Les parents sont sidérés.

La médecin prend tout de même le temps d’expliquer à la famille qu’aucune décision ne sera prise ce jour-là et qu’ultimement, ce sera à l’équipe chirurgicale de décider.

Ça a été vraiment le déclencheur, se souvient Antoine. Je suis arrivé chez moi, je me suis mis à pleurer. J'étais convaincu que c'était fait, qu'on allait vers une chirurgie pour ma fille. À quatre heures du matin, je me suis installé, j'ai commencé à écrire une lettre à l'hôpital.

Il l’expédie au Commissaire aux plaintes de Ste-Justine.

Antoine, le papa d'Amélie.
Antoine*, le papa d'Amélie*. Photo : Radio-Canada

J'ai été estomaqué par l’empressement à présenter un traitement médical sans vérifier véritablement la présence de dysphorie de genre ni connaître l’historique de ma fille. [...] Le principe de prudence et de protection de l’enfance devrait prévaloir [...] Je sais que la souffrance d’Amélie est réelle, mais je suis profondément en désaccord [...] avec le traitement proposé. Elle n’a pas la maturité pour prendre une décision de ce genre.

La réponse de Sainte-Justine arrivera quatre mois plus tard. Sa teneur surprend agréablement Antoine.

L’hôpital reconnaît non seulement qu’il y a place à l’amélioration dans ses pratiques, mais affirme avoir déjà agi pour corriger le tir.

Vos commentaires ainsi que plusieurs autres interventions de la part de patients et de leurs familles ont initié des questionnements chez tous les membres de la clinique, assurent Josée Brady, commissaire aux plaintes, et la Dre Marie-Josée Clermont, médecin-examinateur. Le parcours de votre fille a été mené dans une clinique en mutation. Depuis lors, de nombreuses améliorations ont eu lieu et ont modifié profondément les modalités d’accueil des jeunes et de leur famille. Les intervenants sont mieux outillés, les pratiques d’évaluation et la détection [...] des signes d’enjeux au niveau de la santé mentale se sont beaucoup affinées, fait-on valoir.

Je m'attendais clairement à une réponse un peu laconique, admet Antoine. Mais au contraire, j'ai senti qu'il y avait vraiment eu un travail à l'interne, d'évaluation; d'introspection, même.

Le dossier de sa fille a depuis été fermé. Amélie vient d’avoir 18 ans. Elle a cessé de réclamer une mastectomie et de s’identifier comme transgenre. L’anorexie n’est plus un problème, mais elle continue de recevoir des soins pour ses problèmes de santé mentale.

Je suis persuadé qu'il y a des gens qui souffrent et pour qui la transition de genre, c'est la solution, estime Antoine. Mais j'ai l'impression qu'on saute des étapes.

Clara, dans le tourbillon de la transition

« Je pense que de respecter les droits des enfants, c'est de respecter qu'ils n'ont pas nécessairement la maturité pour faire des choix qui vont avoir des impacts sur toute leur vie. »

— Une citation de   Clara
Clara, 24 ans, devant son miroir.
Clara, 24 ans, devant son miroir. Photo : Radio-Canada

Ce ne sont pas leurs vrais prénoms, mais François, Suzie et leur fille unique Clara ont accepté de témoigner à visage découvert, malgré leurs appréhensions. J’avais peur d'être jugée ou que le monde pense que j'ai amené ça sur moi-même, explique l’étudiante de 24 ans.

Il y a 10 ans, Clara était une adolescente à la santé mentale fragile qui passait son temps sur Tumblr. Sa curiosité la mène vers plusieurs blogues de jeunes pour qui le genre est d’abord un sentiment, un ressenti. Leurs propos l'interpellent. Moi, je ne me sentais pas spécifiquement comme une femme, parce que les représentations des femmes que je voyais, j'avais l'impression que c'était un standard que je n'allais jamais pouvoir atteindre.

Elle croit avoir trouvé l'étiquette qui la décrit le mieux : agenre. Aujourd’hui, on dirait probablement non-binaire.

J’ai dit : c’est ça, elle est agenre! se souvient sa mère Suzie. Alors, je vais l'accompagner là-dedans.

Suzie trouve une psychologue spécialiste en identité de genre, une des seules à l’époque. Je veux aider ma fille à s’aiguiller, à trancher pour savoir ce qui appartient à la santé mentale et ce qui appartient à l'identité.

Mais ce n’est pas exactement ce qui se passe dans le bureau de la psychologue.

Dès la première rencontre, c'était important de tout de suite faire comme si elle était un garçon. [...] De faire les démarches avec l’école, de commencer l'hormonothérapie dès que possible, parce que le taux de suicide était très, très, très élevé dans la première année, assurait-elle. Alors moi, c'est sûr je veux sauver ma fille, je veux la garder en vie.

Après quelques consultations, Clara annonce à sa mère qu’elle n’est plus agenre, mais plutôt, un garçon trans. Elle m’a dit : J’aime mieux être un garçon efféminé qu’une femme butch, se souvient Suzie avec émotion.

François, lui, doute du diagnostic de dysphorie de genre posé par la psychologue, entre autres parce que sa fille a des problèmes de santé mentale importants. Un psychiatre avait déjà détecté chez elles des traits du trouble de la personnalité limite (TPL), qu’on appelle aussi borderline. Il interpelle la psychologue. Sa réponse le surprend.

J'ai demandé : pourquoi ça ne serait pas un TPL? Je voulais voir sa réaction et je me souviens clairement de la réponse. Elle m'a répondu que les TPL n'existent pas. Les TPL sont des transgenres.

Une affirmation que la psychologue répétera devant la mère lors d’une autre consultation.

Dans un ouvrage publié par l’Association américaine de psychiatrie publié en 2019, on affirme que : Toute personne LGBTQ aurait besoin d’une observation plus approfondie au fil du temps avant qu’un diagnostic tel qu’un trouble de la personnalité limite ne puisse être posé.

C’est ce que rappelle Françoise Susset, considérée comme une experte dans les questions de genre, dans les formations qu’elle offre à ses consœurs et confrères de l’Ordre des psychologues du Québec.

On va parler du trouble de personnalité limite. Pourquoi? Parce que c'est le diagnostic le plus souvent confondu avec la dysphorie de genre. Et c'est un diagnostic qui est vraiment apposé de façon exagérée chez les personnes trans et non binaires.

Clara commence donc à 15 ans les injections de bloqueurs de puberté, puis de testostérone. Elle choisit la dose minimale car elle craint de perdre ses cheveux, comme d’autres hommes trans.

En 2013, dix jeunes filles de 14 à 17 ans ont obtenu des ordonnances de testostérone. En 2023, elles étaient 97.

La testostérone a répondu au besoin de transformation physique de Clara, mais probablement pas à son besoin psychologique. Ma psychologue [...] affirmait constamment que ça allait aller mieux. [...] Mais je n'aimais pas plus ce que je voyais qu'avant. Dans les faits, mon état s'est empiré.

Je ne voyais pas le bienfait sur sa santé, ajoute son père. C'était juste douloureux. On a tout le temps derrière la tête comme… elle peut se suicider.

François et Suzie, les parents de Clara.
François et Suzie, les parents de Clara, en rencontre avec Enquête. Photo : Radio-Canada

En octobre 2015, Clara attente à ses jours. Elle est hospitalisée à Rivière-des-Prairies. L’équipe fait cesser les injections de testostérone et remet en question le diagnostic de la psychologue. Son désir de changement de sexe est une solution inefficace à son angoisse…, est-il écrit dans son dossier médical. Pour Clara, on recommande une thérapie.

Mais à sa sortie de l'hôpital, elle recommence les injections et retourne voir sa psychologue. Suzie apprend de sa fille que l’essentiel des séances porte sur les droits de Clara en tant que personne trans. La prochaine session sera la dernière : J'ai dit : ça va faire! Je ne vous paye pas pour la renseigner au niveau des points légaux et pour lui dire comment elle peut militer. Moi, je voulais qu'elle vous voie pour que vous puissiez l'aider. Clairement, elle ne l'aidait pas.

Clara va quand même de l’avant et poursuit sa transition. En décembre 2017, elle subit une double mastectomie à la clinique GRS Montréal. Elle a alors 17 ans et elle prend de la testostérone depuis deux ans et demi. Je me disais que ce n’était peut-être plus réversible. Je n'avais aucune chance de pouvoir redevenir une femme, alors je pensais que je n'avais pas le choix.

Sa mère l’accompagne à l’opération. Le lendemain ou le surlendemain, j'ai vu qu'elle avait fait une gaffe, dit Suzie. Je l'ai ressenti dans son énergie.

Quelques mois plus tard, elle s’aperçoit que Clara ne va plus chercher sa testostérone à la pharmacie.. À un moment donné, elle s’est mise à pleurer. J’ai dit : Tu peux-tu me dire qu'est-ce qui se passe? Elle n'était pas capable, elle pleurait trop. J’ai dit : est-ce que ça se peut que tu veuilles détransitionner? Elle a dit oui.

Commence alors la longue route de retour vers le féminin. Clara se procure une perruque, des vêtements et, par la suite, des implants mammaires. Le reste est venu… avec le temps. Ça s'est fait naturellement en passant du temps avec d'autres filles. Il fallait refaire ma socialisation. Mais c'est sûr que j'avais un retard, que je n'avais pas passé à travers les étapes importantes dans l'adolescence d'une femme.

Clara, 24 ans, dans le salon familial.
Clara, 24 ans, dans le salon familial. Photo : Radio-Canada

Et ses parents sont toujours là.

Tu retrouves une autre fille parce que la fille que tu avais, elle est perdue, conclut François, J’ai eu un garçon que j'ai aimé autant, puis je retrouve une autre fille, que j'aime autant.

Clara fait le deuil de la fille qu'elle aurait pu être, de la femme qu'elle aurait pu être sans avoir eu d'hormones, ajoute Suzie.

La transition d'enfants, ça ne peut pas être pris à la légère.

La transition, antidote contre les idées noires?

Si, parfois, les traitements sont rapidement mis de l’avant, c’est qu’un sentiment d'urgence habite parfois le corps médical. On craint pour le bien-être du patient, voire pour sa vie.

Le risque de suicide est souvent évoqué pour expliquer l’importance d’amorcer rapidement une transition médicale chez les jeunes trans. C’est notamment le cas, par exemple, dans le guide distribué par l’Hôpital Sainte-Justine aux parents des jeunes patients de la clinique de genre. Un guide rédigé par un organisme communautaire de Toronto et d’ailleurs utilisé dans plusieurs autres hôpitaux.

On y cite notamment une étude ontarienne selon laquelle les personnes trans en attente de transition sont 27 fois plus susceptibles de se suicider que celles qui ont terminé leur transition. Ou encore, cette statistique sur les probabilités de tentative de suicide qui augmenteraient de 93 % chez les jeunes trans sans soutien parental solide.

Pour l’ex-titulaire de la Chaire de recherche sur les jeunes trans et leur famille, c’est un chiffre qui tombe sous le sens. Le soutien parental, c'est le facteur de protection numéro un chez les jeunes trans, avance Annie Pullen Sansfaçon.

« Être avec lui, avec elle, être prêt à avancer et l'accompagner dans ça. C'est ça, un soutien parental fort. »

— Une citation de   La chercheuse Annie Pullen Sansfaçon
La chercheuse Annie Pullen Sansfaçon, ex-titulaire au Québec de la Chaire de recherche sur les jeunes trans et leur famille.
La chercheuse Annie Pullen Sansfaçon, ex-titulaire au Québec de la Chaire de recherche du Canada sur les jeunes trans et leur famille. Photo : Radio-Canada

Mais d’autres chercheurs s’insurgent contre l’utilisation de ces statistiques auprès des parents d’enfants transgenres. C'est éthiquement irresponsable de présenter ces statistiques de suicides aux parents, réagit Samuel Veissière, anthropologue de la médecine et professeur associé en psychologie à l’UQAM. Quand on prend les études sur les jeunes en questionnement de genre montrant des taux de suicidalité très élevés et qu'on les compare à d'autres jeunes référés en santé mentale, on parle d'à peu près des mêmes taux.

Ce genre de message, selon Samuel Veissière, s'apparente à une forme de coercition pour imposer le modèle affirmatif aux parents.

Rien non plus ne démontrerait que la prise de bloqueurs apaiserait ces jeunes aux idées noires, poursuit le psychiatre Michael Landen. Il n’existe aucune donnée probante démontrant que les bloqueurs de puberté ou les hormones de l’autre sexe font diminuer le taux de suicide. Aucune, affirme le médecin et chercheur à l’Institut Karolinska en Suède.

Tous s’entendent toutefois sur le fait que les jeunes trans ont plus d’idées suicidaires que la moyenne des adolescents : 60 % d’entre eux en ont eu. L'explication ne se trouverait cependant pas nécessairement dans leur dysphorie de genre, mais plutôt dans les différentes pathologies dont ils sont fréquemment affligés. Le docteur Landen rappelle toutefois que la moitié des jeunes patients en transition médicale ont d’autres conditions psychiatriques, comme de la dépression, de l’anxiété, l’autisme. Toutes des conditions associées aux idées suicidaires. Il faut le prendre en considération.

Enquête a épluché tous les rapports du coroner de suicide des 15 dernières années au Québec. Cinq suicides de mineurs avec une dysphorie de genre ont été rapportés. Tous, sauf un, avaient reçu des diagnostics de santé mentale, en plus d’enjeux liés à leur identité de genre.

Quand la dysphorie de genre survient du jour au lendemain

Une jeune fille, une dysphorie soudaine, une grande utilisation des réseaux sociaux. Les histoires de Jane, de Clara ou d’Amélie auraient pu être incluses dans l’une des recherches les plus influentes – et les plus contestées – des dernières années dans le domaine des études de genre, qui a décrit un nouveau phénomène : la dysphorie de genre à déclenchement rapide, (ROGD en anglais).

C’est la docteure Lisa Littman qui a cerné ce concept inédit. Au tournant de l’adolescence, des jeunes – surtout des filles – s’identifient soudain comme transgenres. Les problèmes de santé mentale et l’influence des pairs et des réseaux sociaux semblent avoir joué un grand rôle dans l’apparition de leur dysphorie.

Alors affiliée à la prestigieuse Université Brown, Littman publie son étude en août 2018. La médecin s’appuie sur 256 entrevues de parents d’enfants qui s’identifient comme transgenres. Ça a été mal accueilli, parce que mes résultats invitent à la prudence : il faut être plus rigoureux en évaluant ces nouveaux cas, explique la Dre Littman.

La Dre Lisa Littman.
La Dre Lisa Littman. Photo : Radio-Canada

L'anthropologue Samuel Veissière renchérit : c'est tout à fait normal de se questionner sur son genre. Mais à partir du moment où il y a une détresse qui est présente, à partir du moment où il y a une solution médicale qui va être présentée, il faut absolument, systématiquement investiguer cette détresse. C'est vraiment important.

De son côté, la chercheuse Annie Pullen Sansfaçon remet en question la méthodologie employée par la docteure Littman.

La théorie de la dysphorie de genre à déclenchement rapide était basée sur des entrevues avec des parents. Moi, je vous dis que les parents ne savent pas ce qui se passe dans la tête de leur enfant. Et quand on parle aux enfants, on sait qu'il y en a qui le savent depuis qu'ils sont jeunes mais qui n’ont jamais pu le vivre.

Malgré les critiques, la Dre Littman va poursuivre ses recherches et s'intéresser notamment aux détransitionneurs.Très peu de données sont alors disponibles sur le nombre et les motivations de ceux qui choisissent de retourner vers leur genre d’origine. La docteure Littman croit savoir pourquoi : Les détransitionneurs ne retournent pas voir leurs médecins ou leurs chirurgiens.

« Comme ils ne peuvent pas les retracer, les médecins ne savent rien sur ce qui leur est arrivé. C'est pour ça qu’il faut faire attention avant de conclure qu’ils sont peu nombreux. »

— Une citation de   La docteure Lisa Littman

Une majorité des 100 détransitionneurs interrogés par l’équipe de Littman estiment ne pas avoir été adéquatement évalués par les professionnels rencontrés avant de commencer leur transition. L’étude a été publiée en 2021.

Les raisons citées pour leur retour vers leur sexe de naissance sont variées : près de la moitié craignaient les complications médicales, d’autres ont réalisé qu’un traumatisme ou des problèmes de santé mentale ont causé leur dysphorie de genre.

D’autres encore ont tout simplement fini par accepter leur genre d’origine ou leur orientation sexuelle. Une minorité avait vécu de la discrimination en tant que personne trans.

Annie Pullen Sansfaçon a aussi mené sa propre étude sur un échantillon de 20 détransitionneurs. Son constat principal : plus de la moitié des participants ne regrettaient pas leur décision de transitionner, même s’ils avaient ensuite envie de revenir à leur genre d'origine. Les jeunes qui avaient des regrets, c'était souvent mêlé avec d'autres choses [...] Il y a des jeunes qui vont avoir besoin de passer par là pour être capable justement de réaliser que ce n’est pas ça qui convient. Des fois, on peut pas le savoir tant qu'on ne l'a pas fait.

La psychologue Françoise Susset, qui travaille entre autres à la clinique Méraki, rappelle que l’existence des détransitionneurs ne devrait pas faire oublier l’expérience positive de la majorité.

Il n’y a aucun moyen de savoir qui va détransitionner, qui va retransitionner. Alors qu’est-ce qu'on fait? On va pénaliser les 99,7 % des gens pour les petits, petits, petits pourcentages, l'infime pourcentage des gens qui vont possiblement avoir des regrets par rapport à certaines dimensions de leur transition? affirme-t-elle dans la formation en ligne qu’elle offre à l’Ordre des psychologues.

Un point de vue que ne partage pas la Dre Lisa Littman.

On oublie que la dysphorie de genre n’est pas toujours permanente. Aussi, avant de soigner quelqu’un avec un traitement qui peut avoir des effets permanents, il faut savoir si la condition peut se résorber d’elle-même. Parce que sinon, le médecin peut causer des dommages plutôt d’aider le patient.

Au Canada, Statistique Canada constate que 0,3 % de la population s’identifie comme trans ou non-binaire, soit une personne sur 300. Chez les 15-34 ans, c’est un jeune sur les 144.

Ailleurs dans le monde, les estimations oscillent entre 0,1 % et 2 % de la population. Chez les adolescents et les jeunes adultes, ces proportions peuvent parfois doubler ou tripler.

On estime qu’environ la moitié des personnes trans amorceraient une transition médicale par le biais des bloqueurs de puberté, d’hormones antigéniques ou de chirurgies.

Partout dans le monde, on observe un renversement de la population trans, traditionnellement plus masculine à la naissance. En Finlande, 85 % des adolescents qui fréquentent les cliniques de genre étaient de sexe féminin à la naissance. Ici, l’Hôpital Sainte Justine rapporte qu’il s'agit de 71 % de la clientèle. Les causes de ce revirement sont inconnues.

Élios, ou le bonheur d’un corps à son image

L’histoire de Jane, Amélie et Clara ne serait pas complète sans celle d’Élios. Car si certains doutent et ont des regrets, d’autres assument très bien leur choix.

Si je n’avais pas eu le droit d'avoir ma mastectomie avant 18 ans, je ne pense pas que je serais en vie en ce moment. En tout cas, si je vivais, je ne serais pas bien.

« La première fois où j'ai vu le résultat, j'ai eu un moment de bonheur tellement intense que je me suis juste mis à pleurer très fort. J’ai dit à mon père : papa, c'est la meilleure décision de ma vie. »

— Une citation de   Élios

Sauf pour la fin, l'histoire d’Élios ressemble à celles de beaucoup d’autres. Une petite fille mal dans sa peau, anxieuse, mise de côté dès le primaire par ses camarades de l'école. Suit la découverte de l’univers trans sur les réseaux sociaux.

Et à 15 ans, une tentative de suicide. C’est tout de suite après qu’on lui prescrit des bloqueurs, puis rapidement des hormones masculines. Les injections de testostérone soulagent Élios, malgré certains désagréments.

T’es fâché tout le temps avec la testo. Tu n’es pas triste, t'es juste en colère. J’ai vu des histoires de gens qui deviennent littéralement abusifs à cause de la testo parce qu'ils ne savent pas contrôler leur colère. Mais moi, je savais dans quoi je m'embarquais, fait que je n'ai eu pas ce problème-là.

Élios va mieux, mais il doit continuer de porter un binder, cette camisole très serrée qui comprime la poitrine. Moi, ça ne marchait pas trop, j’avais des difficultés à respirer.

Sa solution : une double mastectomie à 16 ans.

Élios vit heureusement sa transition.
Élios vit heureusement sa transition. Photo : Radio-Canada

Aujourd’hui, Élios étudie en art au Cégep du Vieux-Montréal et, pour le moment, il n'a pas l’intention d’aller plus loin car il trouve que les technologies médicales ne sont pas suffisamment développées. Je suis content avec ce que j’ai et j’ai l'intention d’en profiter, dit-il. Des amis qui ont détransitionné, il en connaît plusieurs. Il faut les respecter, plaide-t-il. C'est pas ce que je souhaite pour moi, mais je ne vois pas pourquoi on devrait les dénigrer ou leur dire des choses négatives. Ils se sont trompés, c'est tout.

Cette attitude bienveillante envers ceux qui n’ont pas fait le même choix que le sien ne se reflète pas nécessairement sur les réseaux sociaux, où on fait parfois la vie dure aux détransitionneurs. Quand elle s’est révélée en public, l’Ontarienne Michelle Zacchigna s’est fait traiter de tous les noms.

Bien des gens m’ont appuyée, mais beaucoup d’autres en ont profité pour m’insulter. On m’a traitée de freak, on m'a aussi comparée à une chose. Une des insultes qui m’a le plus frappée, c’est : heureusement qu’elle ne peut plus avoir d’enfant.

L’acharnement contre elle a pris de l’ampleur depuis qu’elle a porté sa cause devant les tribunaux, l’an dernier. Elle poursuit quatre médecins, trois psychologues et un thérapeute qui ont facilité sa transition au cours des années 2010. C’est la première poursuite de ce genre au Canada. Aux États-Unis, au moins une douzaine de poursuites ont été déposées.

« Je le fais parce qu’il y a eu de la négligence à toutes les étapes. On m’a tout de suite proposé les traitements les plus invasifs plutôt que d’essayer autre chose, comme une thérapie. »

— Une citation de   Michelle Zacchigna
Michelle Zacchigna est en détransition.
Michelle Zacchigna est en détransition. Photo : Radio-Canada

La femme de 35 ans a reçu des injections de testostérone pendant six ans, avant de subir une double mastectomie et, plus tard, une hystérectomie. Elle était majeure à chacune de ces étapes mais estime qu’à cause de ses nombreux problèmes de santé mentale, notamment l’autisme, un trouble anxieux, et de ses traits de personnalité limite, d’autres options auraient dû lui être présentées.

De sa Suède natale, le psychiatre Michael Landen observe le contexte nord-américain avec perplexité.

Pour moi, c’est un enjeu médical. Et un enjeu médical, ça ne devrait pas être politisé. Je regrette que ça le soit chez vous. Si vous ignorez cette réalité, ce sera à vos risques et péril.

Sacha est le nom fictif que nous avons donné à la jeune fille qui nous a aidés pour notre reportage, avec le consentement de ses parents.

Antoine et Amélie sont les noms fictifs que nous avons donnés aux membres d’une famille qui a accepté de nous aider dans le cadre de ce reportage et à qui nous avons octroyé l’anonymat afin de protéger leur vie privée.

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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