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Cauchemar sur ordonnance

Cauchemar sur ordonnance

Un texte de Brigitte Noël et Judith Plamondon En collaboration avec Michael Deetjens Illustration : Émilie Robert

Publié le 15 février 2024

Des pilules pour se calmer ou pour dormir, on en retrouve dans les pharmacies de millions de Canadiens. Si ces médicaments d’ordonnance sont extrêmement populaires, ils ne sont pas toujours sécuritaires à long terme. Les benzodiazépines et les hypnotiques en Z présentent un fort potentiel de dépendance et peuvent entraîner, chez certains, de graves effets secondaires.

Pendant plusieurs mois, Enquête a fait le bilan des ravages causés par leur surprescription au pays, un fléau que plusieurs qualifient de crise de santé publique.

Les médecins connaissent-ils vraiment les effets de ce qu’ils prescrivent?

Derrière le chalet de la famille Chapais — situé sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent — se trouve une remise sur laquelle un petit écriteau annonce : Le bonheur habite ici.

Ce chalet a toujours été mon paradis, c’était le paradis de notre famille, explique Marie Chapais. Je ne voulais pas que ce bâtiment-là soit vu comme un bâtiment maudit.

Car l’inscription, ajoutée au décor dans les dernières années, sert à supplanter la triste histoire du lieu : c’est ici que son frère François Chapais s’est enlevé la vie, le 27 juin 2017.

Il m’a laissé plein de notes, dit Marie. Qu'il est épuisé, qu'il n'a pas le courage, qu'il n'est pas capable. Et puis, qu'il va en finir parce que les benzos l'ont amené là.

Marie Chapais décrit son frère François comme un homme brillant et ambitieux, d’une discipline redoutable. Titulaire de deux bacs, il avait passé des années à travailler en Europe pour l’ONU.

C'était comme un phare, mon frère, dit Marie Chapais. Il était heureux, Il adorait la vie.

Les deux hommes se serrent la main.
François Chapais (à droite) avec Jacques Paul Klein, alors le chef de la représentation de l'ONU en Bosnie-Herzégovine Photo : Gracieuseté

C’est justement pour profiter de la vie qu’il a pris sa retraite à 49 ans, afin de parcourir le monde. Mais au retour d’un de ses voyages, le malheur frappe : en atterrissant, François Chapais développe un acouphène indomptable qui se met à lui empoisonner la vie.

Cet été-là, il est devenu extrêmement anxieux parce qu’il n'était pas capable de faire fi de ses acouphènes , explique Marie.

Pour atténuer l’angoisse, François Chapais se tourne vers les benzodiazépines, des médicaments anxiolytiques : le 28 août 2015, un ami psychiatre lui prescrit 50 comprimés d’Ativan, à prendre au besoin.

Ce que ce psychiatre omet de dire à François Chapais, c’est que lorsqu’il est consommé de façon quotidienne pendant plus de quelques semaines, ce type de médicaments peut entraîner une tolérance, puis une dépendance. La molécule peut alors cesser de faire effet, et il devient nécessaire d’augmenter la dose pour retrouver le sommeil.

Parmi les effets secondaires possibles de cette substance, un paradoxe : les benzodiazépines peuvent éventuellement causer l’anxiété et l’insomnie qu’elles sont censées traiter.

François Chapais sombre dans une insomnie chronique. Désespérément en quête de soulagement, il se met à multiplier les pilules, allant d’un médecin à l’autre, d’une pharmacie à l’autre pour obtenir des renouvellements.

Pour dormir quelques heures, il a maintenant besoin du double, parfois du triple de la dose prescrite.

Je me suis souvent retrouvée à l'hôpital psychiatrique avec lui quand il était dans un état où il ne dormait pas depuis des jours et des jours , raconte Marie Chapais.

Malgré de nombreuses consultations avec une panoplie d’experts, personne ne fait le lien entre les symptômes de François et sa surconsommation de benzodiazépines : aucun professionnel de la santé ne lui propose de plan de sevrage.

Moins de deux ans après le début de la prise de ces médicaments, François avait perdu sa vie sociale, sa santé mentale et physique, et son désir de vivre.

Dans les lettres d’adieu laissées à sa petite sœur, sa souffrance est palpable : Maudite drogue maudite, au revoir ou adieu.

« Les pilules que j'ai prises pour dormir et faciliter mes acouphènes du même coup sont le coup fatal. »

— Une citation de   Extrait de la lettre d'adieu de François Chapais
La remise derrière le chalet de la famille Chapais.
La remise derrière le chalet de la famille Chapais, où François s’est enlevé la vie, le 27 juin 2017. Photo : Gracieuseté

L’histoire de François Chapais est un exemple extrême d’un phénomène pourtant très courant.

Pour ce reportage, 12 personnes nous ont fait part de leurs expériences avec les benzodiazépines et les hypnotiques en Z. Toutes reprochent aux professionnels de la santé qui leur ont prescrit ces médicaments de ne pas leur avoir adéquatement expliqué les risques liés à ces substances, de ne pas avoir su reconnaître les symptômes de tolérance et de dépendance, et de ne pas leur avoir offert un plan de sevrage approprié.

Elles critiquent des professionnels de la santé qui semblent rapides à prescrire, sans être outillés ou disponibles pour accompagner l'arrêt des médicaments. Elles reprochent aussi au corps médical d’être mal informé sur les dommages que peuvent causer ces médicaments, pris comme ils sont prescrits.

Il ne s’agit pas de cas isolés. Sur la toile, au sein de nombreux forums de soutien, des dizaines de milliers d’internautes concernés partagent des récits semblables. Le répertoire de Santé Canada où sont colligés les effets indésirables liés aux médicaments semble également confirmer le phénomène.

Depuis 1965, cette base de données compte plus de 72 000 signalements qui mentionnent les benzodiazépines et les hypnotiques en Z, parfois en lien avec des décès ou des suicides. Plus d’un quart de ces signalements datent des cinq dernières années.

Les risques liés à la consommation continue de ces médicaments sont pourtant connus depuis des décennies. Depuis plus de 40 ans, études et reportages se succèdent concernant les effets secondaires parfois néfastes associés à ces substances.

Mais ces risques semblent méconnus ou bien banalisés par un nombre important de médecins qui continuent d’en prescrire, souvent pendant de longues périodes. Les taux de prescription de ces substances restent élevés : elles sont depuis leur invention parmi les produits pharmaceutiques les plus populaires au pays.

Une femme, emprisonnée avec ses balais.
Extrait d'une publicité pour le Serax vieille de plus d'un demi-siècle. Photo : Radio-Canada / Archives

L’utilisation des benzodiazépines remonte aux années 1950. La première mouture, le Librium, est inventée par la pharmaceutique Hoffman LaRoche en réponse à la crise des barbituriques. Cette catégorie de médicaments était devenue tristement célèbre à cause de son rôle dans les décès de célébrités comme Marilyn Monroe et Jimi Hendrix.

On a développé des benzodiazépines en se disant on va développer des agents plus sécuritaires qui vont aider à traiter l'anxiété et l'insomnie sans engendrer de tolérance, sans engendrer de dépendance, explique la pharmacienne Camille Gagnon. Ces médicaments-là aussi étaient beaucoup vendus aux femmes principalement, on utilisait ça comme agent pour calmer l'angoisse de la ménagère.

C’est vers la fin des années 1970 que le corps médical et les compagnies pharmaceutiques constatent qu’ils ont sous-estimé les risques liés aux benzodiazépines. On découvre que ces molécules entraînent également la dépendance, et qu’en combinaison avec certaines substances comme les opioïdes ou l’alcool, elles peuvent même entraîner la mort.

Les pharmaceutiques mettent donc sur le marché une nouvelle gamme de produits, dans les années 1990. Les hypnotiques en Z, comme le zolpidem et le zopiclone, sont vantés comme des options plus sécuritaires pour traiter les troubles du sommeil.

Les benzodiazépines se lient à certains récepteurs sur nos neurones pour les ralentir, pour les rendre moins réactifs, explique Camille Gagnon. L'hypnotique en Z se lie à peu près au même endroit, mais de manière plus précise, plus spécifique.

Après quelques années, cependant, des chercheurs se mettent à constater qu’ils avaient sous-estimé les risques de ces substances.

Et le recul nous montre qu'on est tombé dans le même piège une deuxième fois, affirme le médecin René Wittmer. (Les hypnotiques en Z) sont probablement tout autant ou presque autant addictives que les benzodiazépines.

Dangers banalisés

Les benzodiazépines et les hypnotiques en Z sont des médicaments prescrits pour traiter des troubles du sommeil. Les benzodiazépines peuvent également traiter l’anxiété, les spasmes musculaires et les convulsions, entre autres.

On les prescrit par exemple en sédation procédurale, quand quelqu'un doit réduire une fracture , affirme le Dr René Wittmer, professeur adjoint à l’Université de Montréal et président du groupe Choisir avec soin. Il ajoute que ces médicaments sont également utilisés pour aider au sevrage de certaines substances, comme l’alcool.

Ce sont des médicaments qui viennent endormir nos neurones en quelque sorte , explique Camille Gagnon, pharmacienne et directrice adjointe du Réseau canadien pour l'usage approprié des médicaments et la déprescription.

Ce groupe, qui milite pour une consommation plus responsable des produits pharmaceutiques, recense depuis longtemps les effets indésirables causés par ces substances. Notamment, le fait qu’elles peuvent entraîner une perte d’équilibre qui peut causer des chutes et des fractures chez les aînés. Ça peut mener à une perte d'autonomie, hospitalisation, décès , dit Camille Gagnon.

Parmi les effets indésirables soulignés dans les monographies de produits, on cite entre autres les tremblements, les convulsions, la dépression et les idées suicidaires. Et selon plusieurs études, ces médicaments seraient aussi liés à des risques accrus de démence.

À cause de ces risques, Camille Gagnon explique qu’il est conseillé de consommer ces médicaments avec parcimonie, pour de courtes durées, de concert avec ou en attendant d’autres méthodes de traitement non pharmaceutiques.

« Ce sera pour un usage à court terme. Des semaines, généralement, voire quelques jours.  »

— Une citation de   Camille Gagnon

Un contexte de deuil, un contexte de séparation, on peut envisager un contexte où, sur des courtes durées, ça peut être raisonnable, précise René Wittmer. Là où ça devient problématique, c'est l'usage chronique.

Il explique qu’une proportion importante des consommateurs à long terme se retrouvent à devoir augmenter leur dose de benzodiazépines ou d’hypnotiques en Z pour continuer d’en ressentir les effets.

Une fois qu'elles sont commencées, lorsque c'est prescrit pour un certain temps, ça devient très difficile de les arrêter parce qu'il y a une tolérance, il y a une dépendance qui se développe à cette médication-là , dit-il.

Or, les statistiques indiquent que la plupart des ordonnances dépassent la posologie recommandée par les pharmaceutiques : la vaste majorité des gens qui utilisent ces médicaments les consomment pendant plusieurs mois, voire des années.

Au Canada, c'est environ une personne sur dix qui a à son dossier une ordonnance pour une benzodiazépine ou un hypnotique en Z, explique Camille Gagnon. On a des taux assez effarants chez les personnes âgées, plus d’une personne sur quatre.

Pierre est assis à une table, devant des documents.
Pierre a passé 17 ans à consulter une myriade d’experts sans que personne ne fasse le lien entre sa consommation de benzodiazépines et son insomnie. Photo : Gracieuseté

C’est en 2002 que Pierre reçoit sa première ordonnance de benzodiazépines.

Ingénieur de formation, le père de famille vivait une dure séparation qui lui causait énormément d’anxiété. Pour gérer ce stress, son médecin lui propose une faible dose de clonazépam, à prendre au besoin .

Son médecin lui mentionne la possibilité d’une accoutumance, mais sans plus. L’ordonnance de 30 comprimés est renouvelable tous les mois.

C'est extraordinaire, les premiers temps, parce que ça vous fait dormir d'une façon instantanée, explique l’homme de soixante ans. Mais je pourrais dire qu’après trois ou quatre mois de prise de benzodiazépines, les effets se dissipent.

Le sommeil devient une denrée rare, l’anxiété de Pierre revient, et de nouveaux maux s'installent.

Inconscient des effets secondaires que peut entraîner la consommation à long terme de benzodiazépines, Pierre cherche ailleurs un soulagement. Il se croit responsable de son malheur. Moi, je pensais que c'était ma condition d'un cerveau insomniaque , dit-il.

S'ensuivent des années de tourmente, pendant lesquelles Pierre prend des mesures extrêmes pour atténuer sa souffrance. Il abandonne sa carrière, vend sa maison, adopte une hygiène de vie des plus disciplinées et élimine toute source potentielle de stress, mais en vain. L’insomnie perdure.

Dans le salon tamisé de sa paisible maison de ville, Pierre parcourt une pile de cartes et de lettres reçues de ses enfants au fil des années. Dans chaque missive, on lui souhaite le bonheur et surtout, du sommeil.

J’ai des témoignages comme ça chaque année, pendant plusieurs années, dit-il, parcourant les lettres avec émotion. Il note que l’écriture enfantine devient de plus en plus raffinée avec les années, mais il y a toujours une mention du sommeil .

Quelques exemples des benzodiazépines et hypnotiques en Z les plus populaires.
Quelques exemples des benzodiazépines et hypnotiques en Z les plus populaires. Photo : Radio-Canada

C’est en 2016 que commence le calvaire de Jérémie Morin.

Superviseur dans une usine de traitement des eaux, il alterne depuis des années les quarts de travail de jour et de nuit. Cet horaire parfois étourdissant finit par lui causer des maux de tête, et il souhaite trouver un moyen de s’endormir plus facilement.

Quand l’homme de 42 ans explique la situation à son médecin, celle-ci lui prescrit 0.5 mg de lorazépam, à prendre – et à renouveler – au besoin.

Il n'y avait pas d'avertissement sur les dangers à long terme, les dangers d'interrompre le traitement , dit-il. Selon lui, elle ne lui a présenté aucune autre option thérapeutique.

Jérémie s’en tient d’abord à une consommation sporadique, mais la dépendance s’installe rapidement. Plus ça avançait, plus j'en avais besoin plus ou moins tous les soirs, dit-il.

Sa personnalité se transforme : il devient anxieux, craintif, agoraphobe. Sa conjointe, qui remarque les changements, fait un lien entre son comportement et son médicament.

Du jour au lendemain, Jérémie abandonne le traitement. Selon lui, personne ne l’avait averti qu’un tel arrêt abrupt pouvait entraîner de graves symptômes de sevrage, dont des convulsions parfois mortelles.

C’est là que mon monde a été complètement chambardé, explique-t-il, la gorge nouée. Je peux juste décrire ça comme une terreur extrême.

La personnalité de Jérémie Morin se met à changer : il devient anxieux, craintif, agoraphobe.
La personnalité de Jérémie Morin se met à changer : il devient anxieux, craintif, agoraphobe.  Photo : Radio-Canada

Pendant des mois, il est rongé par la panique et la peur, passant parfois jusqu’à 72 heures sans dormir. Il n'y avait aucune façon de me relaxer, aucune façon de me détendre, dit-il. Quand je suis allé voir ma massothérapeute, elle n'avait jamais vu une mâchoire aussi tendue, aussi raide.

Sans l’appui de sa conjointe, il se serait sûrement suicidé, dit-il. Je lui avais même donné les clés de mon coffre pour mes fusils de chasse, parce que j'étais rendu à ce point-là.

Quand le remède cause le mal

Pierre a passé 17 ans à consulter une myriade d’experts — psychiatres, pharmaciens, même une clinique de sommeil — sans que personne ne fasse le lien entre sa consommation de benzodiazépines et son insomnie.

Il décrit ces années comme un enchaînement de moments d’agonie où l’anxiété et la fatigue minaient sa joie de vivre.

Personne n’a sonné l’alarme, se désole-t-il. Les gens n'ont pas levé le flag pour dire : Attention, vous consommez des benzodiazépines pendant plus de trois mois et on sait que ça vient affecter la capacité du cerveau à retrouver son calme.

L’expérience post-sevrage de Jérémie a été tout aussi frustrante.

J'ai vu trois médecins puis, en deux minutes, c'était la même réponse : Ton anxiété est rendue-là, ça ne peut pas être ton sevrage des benzos, ça fait au-dessus de deux semaines que tu n'en prends plus, ça devrait être sorti de ton corps.

La solution de ses médecins ? Une ordonnance d'antidépresseurs.

Les témoignages recueillis pour ce reportage montrent que de nombreux professionnels de la santé peinent à reconnaître les effets secondaires liés aux benzodiazépines.

Sur les forums, certains utilisateurs souffrant d’effets indésirables racontent avoir été testés pour une multitude d’autres maladies, dont le parkinson ou la sclérose en plaques, avant de découvrir que leurs malaises avaient été causés par leurs médicaments.

On attribue (ces symptômes) à une autre condition, une autre maladie, la fatigue chronique ou quelque chose de tout aussi nébuleux et difficile à diagnostiquer , explique la psychiatre américaine Alexis Ritvo. Dans sa pratique, elle dit souvent croiser ce type de diagnostic erroné, qui peut mener à la polypharmacie ou la surmédicamentation des patients.

Le docteur Jim Wright, professeur émérite à l'Université de la Colombie-Britannique.
Le docteur Jim Wright, professeur émérite à l'Université de la Colombie-Britannique. Photo : Radio-Canada

Le docteur Jim Wright, professeur émérite à l'Université de la Colombie-Britannique, a passé une grande partie de sa carrière à aider des patients à se sevrer de ces médicaments. Souvent, les personnes qui venaient le voir n'avaient pas pu obtenir un traitement approprié de la part de leurs propres médecins, explique-t-il.

On leur disait que ça ne pouvait pas être à cause du médicament, ou qu’il serait nécessaire d’augmenter leur dose, ce qui n’est pas la solution, ce qui peut mener à d’autres problèmes, explique-t-il. Parfois on leur proposait d’autres types de médicaments.

« Ça peut être long, six mois, un an, parfois même deux pour se sevrer des benzodiazépines. »

— Une citation de   Le docteur Jim Wright, professeur émérite à l'Université de la Colombie-Britannique

Les experts affirment que la longueur d’un sevrage – et la méthode utilisée – peut varier de personne en personne selon les symptômes et les besoins.

Mais en général, ils ont besoin d’une réduction très, très lente, et ils ont besoin de quelqu’un qui puisse vraiment les soutenir tout au long de ce processus , explique Jim Wright. Au cours de ses années de pratique, il dit s’être surtout fié à la méthode Ashton, un guide de sevrage conçu par la médecin britannique Heather Ashton, considérée comme la sommité en matière de benzodiazépines.

Son guide, le Manuel Ashton, est traduit en plusieurs langues et est accessible gratuitement partout sur Internet. C’est une des ressources les plus fréquemment mentionnées dans les forums de soutien.

Jim Wright croit qu’en général, les professionnels de la santé sentent qu’ils n’ont pas le temps de faire le suivi d’un tel traitement.

Mais il s’explique mal pourquoi un si grand nombre de ses collègues semblent ignorer les symptômes liés à ces médicaments.

Les effets indésirables décrits par ses patients ainsi que par les milliers d’internautes sont pourtant énumérés à même les feuillets d’avertissements qui accompagnent ces produits pharmaceutiques. Ils peuvent se manifester pendant le traitement, quand le corps dépendant réclame la prochaine dose, ou bien après, quand le patient cesse de prendre le médicament.

Si vous avez pris quelque chose pour endormir votre système nerveux central, lorsque vous le retirerez, vous risquez d’avoir des symptômes d’un système nerveux surexcité et stimulé, vulgarise Alexis Ritvo. On parle donc d’une augmentation de l'anxiété et de la fréquence cardiaque, de la transpiration, des tremblements. Certaines personnes ont des maux d’estomac, des nausées, de la diarrhée. L’effet le plus dangereux et potentiellement mortel est les convulsions de sevrage.

En plus d’être professeure adjointe à l’Université du Colorado, la Dre Alexis Ritvo est la directrice médicale de l’Alliance for benzodiazepine best practices, un organisme à but non lucratif américain qui milite pour un meilleur encadrement de cette gamme de médicaments.

En 2023, elle a publié l’analyse d’un sondage mené auprès de 1207 consommateurs de benzodiazépines, recrutés au sein de communautés d’entraide sur le web.

Les résultats sont frappants :

Plus de la moitié des personnes sondées rapportaient de graves symptômes en lien avec leur prise ou leur sevrage de benzodiazépines, dont la perte de mémoire, des troubles gastro-intestinaux, et des idées suicidaires. Un bon nombre de ces symptômes n’avaient aucun lien avec les raisons pour lesquelles le médicament avait initialement été prescrit , précise la Dre Ritvo.

La Dre  Alexis Ritvo sourit.
La Dre Alexis Ritvo de l'Université du Colorado Photo : Gracieuseté : Université du Colorado

Un fait particulièrement saillant : Certains symptômes perdurent pendant plusieurs mois après l’arrêt du médicament, dit-elle. Il semble y avoir un effet à long terme sur leur système nerveux, qui s’est adapté à la prise de ces médicaments.

La Dre Ritvo et ses collègues ont baptisé cet état persistant BIND , pour benzodiazepine-induced neurological dysfunction (dysfonctionnement neurologique induit par les benzodiazépines).

De nombreux individus touchés par ce dysfonctionnement neurologique finissent par perdre ce qu’ils ont de plus précieux : leur travail, leur maison, leurs relations, la garde de leurs enfants, leur santé , se désole-t-elle.

Il y a des gens qui prennent des benzodiazépines toute leur vie et qui n'ont aucun problème neurologique ou psychologique, affirme Jeff Gold, pharmacologue clinicien pour le Veterans Affairs au Colorado. Mais il y a beaucoup de gens qui éprouvent des séquelles à long terme.

Spécialiste en matière de sevrage de benzodiazépines auprès de sa clientèle d’anciens combattants, Jeff Gold espère que la recherche de ses confrères contribuera à fournir un meilleur cadre pour le traitement de symptômes persistants.

En médecine, on souhaite prévenir le pire scénario, dit-il. Même si certains symptômes sont plus rares, nous devons être conscients qu’ils sont possibles, il ne faut pas les écarter.

Alexis Ritvo reconnaît les limites de son étude, qui est basée sur un échantillon volontaire et non aléatoire. Mais cela ne signifie pas que les résultats doivent être rejetés, affirme-t-elle. Il faut plus de recherche! Nous n’avons pas toute l’information. Ce que nous savons, c’est que de nombreuses personnes souffrent à cause de ces médicaments.

Pour Jérémie, l’épreuve a duré presque cinq ans, un bouleversement qui a changé la trajectoire de sa vie.

On pensait peut-être avoir des enfants, mais je me suis fait faire une vasectomie parce que je me disais, c'est impossible que j’élève des enfants en me sentant comme ça , dit-il.

« Je pense souvent que j'ai manqué cinq ans de ma vie.  »

— Une citation de   Jérémie Morin

Pierre, lui, subit encore les contrecoups de sa prise de benzodiazépines, plus d’un an et demi après son sevrage.

C'est de la rage que j'ai eue, si seulement on me l'avait dit clairement, dit-il. Les médecins qui m'ont suivi ne m'ont pas dit c’était quoi, la tolérance, ne m'ont pas expliqué c'était quoi, la dépendance, et ils ne m'ont surtout pas expliqué que se sortir de cet état-là demandait un sevrage extrêmement difficile.

De l'aide difficile à trouver

Devant l’incompréhension des médecins consultés, Pierre et Jérémie — ainsi que tous les autres patients qui nous ont parlé pour ce reportage — ont trouvé conseils et soutien auprès des nombreuses communautés d’entraide qui existent sur le web.

On se fait souvent dire de ne pas aller voir Docteur Google, mais c'était vraiment ma seule solution, explique Jérémie. C'est vraiment à travers ces sites-là que j'ai vu que je n'étais pas seul, que c'était des symptômes très communs, que ça arrivait à plusieurs personnes.

Je suis allé consulter les réseaux sociaux parce que j'avais épuisé ma banque d'informations officielles, j'étais hors sevrage et j'avais l'apparition de nouveaux symptômes, affirme Pierre. À travers ces efforts, il dit avoir trouvé une multitude de conseils médicaux officiels d’experts britanniques et américains. Il se désole de constater que les lignes directrices et les ressources nécessaires pour l’encadrement de ce type de patients existent déjà ailleurs.

Les informations sur la condition qui m'affectent, je les ai trouvées sur Internet, en anglais, dit-il. Ça a causé un doute, parce que là je me suis demandé : comment ça se fait qu’au Québec, au Canada, il n’y ait rien?

L’aide existe, mais semble difficile à trouver. Sur les forums, les internautes s’échangent les coordonnées des rares professionnels de la santé qui les ont pris au sérieux.

Ils discutent également de titrage, processus où un médicament est converti en forme liquide afin de permettre une réduction plus graduelle. Mais ce service n’est disponible que dans certaines pharmacies spécialisées, et plusieurs internautes disent avoir eu à préparer eux-mêmes les solutions liquides nécessaires.

Au paroxysme de la souffrance de son frère, Marie Chapais l'avait inscrit à un centre de désintoxication, au prix de 10 000 $ par mois. Elle n’a jamais pu tester cette méthode : François Chapais s’est enlevé la vie le matin même où il devait commencer son traitement.

Des douze patients canadiens qui ont confié leurs histoires à Enquête, seulement trois disent avoir vécu un sevrage bien encadré par un professionnel de la santé. Deux ont cessé le médicament abruptement, faute d’avertissement, et six disent avoir reçu des conseils inappropriés, comme une augmentation de dose, ou bien un sevrage trop rapide ou mal balisé.

Pour la pharmacienne Camille Gagnon, la déprescription devrait pourtant être du ressort de tout professionnel de la santé qui peut prescrire.

Un processus de déprescription devrait pouvoir être initié et fait avec succès, en toute sécurité par un médecin de famille et des pharmaciens communautaires et infirmières praticiennes , affirme-t-elle.

Camille Gagnon, pharmacienne et directrice adjointe du Réseau canadien pour l'usage approprié des médicaments et la déprescription.
Camille Gagnon, pharmacienne et directrice adjointe du Réseau canadien pour l'usage approprié des médicaments et la déprescription. Photo : Radio-Canada

Elle ajoute que le Réseau canadien pour l'usage approprié des médicaments et la déprescription offre plusieurs ressources pour les professionnels de la santé, dont un algorithme de déprescription ainsi que plusieurs guides de sevrage.

C'est une crise de santé publique!

Les experts le martèlent : des changements sociaux radicaux sont nécessaires pour réduire notre dépendance collective à ces médicaments, qui peuvent miner la qualité de vie de certains utilisateurs.

La surutilisation des somnifères et des anxiolytiques, c'est une crise de santé publique, tonne Camille Gagnon.

La psychiatre américaine Alexis Ritvo estime qu’il s’agit d’un problème de la même envergure que la crise des opioïdes, bien que plus sournois. Ces médicaments contribuent à énormément de morbidité et causent beaucoup de souffrance et de difficultés que nous n’avons pas encore quantifiées, que nous ne mesurons pas adéquatement , dit-elle.

« C'est une sorte de feu qui couve, qui se consume lentement. Les gens n’en sont pas encore conscients.  »

— Une citation de   La Dre Alexis Ritvo

Camille Gagnon abonde dans le même sens. C'est une crise qui est plus sournoise, dit-elle. Souvent associée à des surdoses, mais en mélange avec d'autres produits. Associée à des chutes, mais souvent, c'est multifactoriel, donc c'est difficile de dire que c'était que ça, la cause.

Pour René Wittmer, la résolution de cette crise ne repose pas seulement sur les épaules des prescripteurs. Les patients, qui réclament souvent ces médicaments, doivent également être impliqués.

La plupart des gens, quand on leur parle des risques des médicaments, qu'on les informe bien, vont peut-être prendre une décision différente. Ils vont être très enclins à débuter un sevrage des médicaments , dit-il.

René Wittmer rappelle que pour l’insomnie et l’anxiété, les options de traitement non pharmaceutiques doivent toujours être favorisées. Il faut qu'on regarde toutes sortes d'autres choses, comme l'hygiène du sommeil, précise-t-il. Mais il y a aussi la thérapie cognitivo-comportementale axée sur la gestion du sommeil, qui est très efficace, même plus efficace que les hypnotiques.

René Wittmer souligne qu’il serait utile d’appliquer l’apprentissage tiré de la crise des opioïdes à cette question. Je pense qu'il faut qu'on retienne que le chemin vers l'enfer est pavé de bonnes intentions, dit-il. Des fois, en voulant aider nos patients, on peut prescrire certains médicaments qui vont ultimement leur nuire, donc d'être extrêmement vigilants par rapport à ça, de ne pas nier le phénomène de la dépendance qui est là et bien encadrer nos prescriptions.

« On a appris à être vigilants quand on prescrit les opioïdes, je pense qu'on doit en faire autant pour les benzodiazépines.  »

— Une citation de   Le Dr René Wittmer
Le Dr René Wittmer, professeur adjoint à l’Université de Montréal et président du groupe Choisir avec soin.
Le Dr René Wittmer, professeur adjoint à l’Université de Montréal et président du groupe Choisir avec soin. Photo : Radio-Canada

Une nébuleuse réglementaire

Pierre travaille actuellement sur une proposition de projet de loi qui prône le consentement éclairé des patients à qui l’on prescrit ces médicaments ainsi qu’un meilleur encadrement du sevrage. Il souhaite présenter son initiative – qu’il a baptisée BenzOveillance – à un député de l’Assemblée nationale.

Je fais ce travail-là les fins de semaine et le soir, et je trouve que c’est une action, si l'on veut, salvatrice, dit-il. Ça me réconcilie finalement avec ce qui m'est arrivé. Si je peux en faire quelque chose de positif, bien que ça ne peut pas me ramener ma santé.

Une variété de mesures ont déjà été testées dans d’autres pays : des limites sur la quantité des doses prescrites, un processus de prescription plus rigoureux, une réduction de la couverture d'assurance de certaines marques.

L’initiative la plus efficace semble être celle mise en place par le Danemark en 2008. Devant l'augmentation des prescriptions des benzodiazépines et en sachant aussi que ça a des impacts sur l'état d'éveil et potentiellement sur les accidents de voiture, ils ont émis une politique que cela n'est pas compatible avec le fait de renouveler son permis de conduire, explique René Wittmer.

En 10 ans, cette initiative a réduit de 66 % le taux de prescription de certaines sortes de benzodiazépines.

On voit qu'il y a des solutions parfois systémiques comme ça, qui pourraient vraiment freiner l'usage de certains médicaments. Je pense qu'on devrait s'interroger sur l'utilité d'en faire pareil au Québec.

Mais selon les experts, l’Amérique du Nord tarde à réagir à ce problème. En septembre 2020, la Food and Drug Administration a ordonné que les benzodiazépines soient dorénavant accompagnées de l’avertissement le plus sérieux que permet la réglementation, une mise en garde encadrée (Boxed Warning ).

Santé Canada lui a emboîté le pas, et en octobre 2020, le ministère a ordonné aux pharmaceutiques qui produisent des benzodiazépines et des hypnotiques en Z de modifier l’étiquetage de ces médicaments afin d’y inclure des messages visibles et uniformes pour les patients et les professionnels de la santé au sujet des risques d’effets graves et potentiellement mortels .

Les ordres professionnels de certaines provinces ont déjà mis en place de nouvelles limites contraignant les nouvelles ordonnances. En 2017, le Collège des médecins et des chirurgiens de l’Alberta a tranché qu’une prescription initiale doit se limiter à une quantité de 3 à 7 doses. Et en Nouvelle-Écosse, où les taux de consommation sont parmi les plus élevés au Canada, une limite de 2 à 4 semaines est depuis 2022 inscrite aux normes professionnelles.

Certains États américains ont également commencé à imposer des limites aux nouvelles ordonnances de benzodiazépines. Dans l’Illinois, on parle d’un maximum de 14 doses. Au Colorado, c’est plutôt 30 doses, une loi qui a été inspirée de la réglementation des opioïdes.

Où en est le Québec?

Encore dans l’analyse de données : il y a quelques semaines, le Collège des médecins du Québec (CMQ) a demandé (Nouvelle fenêtre) à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) de lui signaler, selon certains critères, les médecins qui prescrivent d’importantes quantités de benzodiazépines ou d'opioïdes.

L'idée, c'est de faire ce programme là, puis dans trois ans, de pouvoir avoir suffisamment d'informations pour influer sur les politiques par rapport à cela et de soumettre des recommandations , dit Mauril Gaudreault, directeur du CMQ.

Pour nous, ça va être important de cibler, d'identifier les médecins qui sont entre parenthèses délinquants par rapport à cette façon de faire et non pas les condamner, non pas les sanctionner, mais les aider, puis aller avec plus une approche pédagogique pour leur prêter main-forte, les aider à changer leurs habitudes de prescription si cela est nécessaire.

Cette tendance à éduquer plutôt qu’à appliquer des sanctions se reflète dans les statistiques : dans les rapports d’inspections professionnelles menées par le CMQ auprès de ses membres en 2022, on constate que 10 % des médecins ayant fait l’objet d’une enquête avaient reçu des avertissements concernant leur encadrement des benzodiazépines.

Pourtant, en consultant le répertoire en ligne des décisions du conseil de discipline du Collège des médecins du Québec, notre équipe n’a retracé que deux cas où des médecins ont été blâmés spécifiquement pour des prescriptions imprudentes ou un mauvais encadrement de ces substances, dans les 30 dernières années.

Le docteur Jim Wright croit qu’il faut resserrer l’étau.Maintenant que nous connaissons les effets indésirables des benzodiazépines, à mon avis, c’est une faute professionnelle d’initier un tel traitement et de le prescrire à long terme.

Pierre et la famille de François Chapais ont tous les deux porté plainte au CMQ. La plainte de Pierre a été rejetée sans qu’il reçoive même un appel des enquêteurs. Son appel n’a pas été accepté.

Dans le cas de François Chapais, le conseil de discipline du CMQ a blâmé le psychiatre en cause pour la prescription à un ami et pour l’omission d’avoir effectué un suivi de qualité et rigoureux . Dans sa décision, le syndic reconnaît que le médecin a prescrit à plusieurs reprises et pour de longues périodes des benzodiazépines , mais ne formule aucun blâme à ce sujet.

Si le chien de garde des patients hésite à sanctionner, qui protège le public des médecins qui prescrivent de façon imprudente ?

C’est la question qui hante Pierre : Quand quelqu'un ne fait pas ses devoirs à la petite école, il reçoit une punition bien plus sévère que le médecin qui prescrit des benzos, ça n’a pas de maudit bon sens!

Jérémie espère que son cri d’alarme permettra de prévenir d’autres personnes des dangers de ces médicaments à long terme. Je pense souvent que j’ai manqué un cinq ans de ma vie, à m’inquiéter pour absolument rien, à m’empêcher de vivre.

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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