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Le bœuf musqué à la conquête du Nunavik

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Le bœuf musqué à la conquête du Nunavik

Texte et photos : Gilbert Bégin Vidéos : Julien Robert

Publié le 2 février 2024

L’essor du bœuf musqué dans le Nord québécois inquiète de nombreux Inuit. Ce grand mammifère introduit par Québec est-il un intrus qui nuit au caribou ou une addition bienvenue au patrimoine faunique?

À la chasse

Les yeux rivés sur l’horizon, le chasseur inuk enfile sa carabine en bandoulière et relève son épais col de fourrure. Six heures de motoneige nous attendent. Même avec le soleil de mars, le vent qui souffle aujourd’hui est glacial.

Nous sommes au nord de Kuujjuaq, au Nunavik, en route vers la baie d’Ungava. C’est sur ces côtes que William Saunders nous emmène chasser le bœuf musqué, cette relique de la période glaciaire.

On va en trouver, assure William Saunders, le regard amusé.

William Saunders s'apprête à partir à la chasse au bœuf musqué.

Le chasseur devine que nous sommes pressés de réaliser nos premières images du grand mammifère, celui que les Inuit appellent « Umingmak ».

Saimmajualy Ekomiak, son voisin, nous accompagne. Nos motoneiges suivent la majestueuse rivière Koksoak.

Le paysage qui défile est d’une blancheur aveuglante, mais William a vite fait de repérer une première piste.

C’est un mâle solitaire. On va le suivre, dit-il en pointant le nord.

Avant de reprendre la route, il aperçoit des bois de caribou, qu’il exhibe fièrement. L’animal reste pour les chasseurs inuit la bête la plus convoitée d’entre toutes.

William Saunders montre des bois de caribou.

C’est d’ailleurs en raison du déclin dramatique de cette espèce que William chasse maintenant le bœuf musqué. En 20 ans, le nombre de caribous du troupeau de la rivière aux Feuilles a chuté de 70 %.

La chasse au bœuf musqué lui permet maintenant de continuer à manger de la viande issue de son territoire.

Trois mâles errants, là-bas! lance le chasseur à notre deuxième arrêt. Il décrit la scène tout en prenant soin de garder les yeux collés à ses jumelles.

Le bœuf musqué se tient en groupe, dit-il. Mais ces mâles solitaires ont probablement été expulsés de leur harde à la saison de reproduction.

Les bêtes sont trop éloignées pour que William estime leur âge. S’ils sont trop gros, la viande ne sera pas très tendre. On va s’avancer pour mieux évaluer leur poids.

Trois bœufs musqués marchent dans la neige.

William en est à sa 10e sortie à la chasse au bœuf musqué cette année. Curieusement, le chasseur de Kuujjuaq est l’un des rares à manger de cette viande.

Même si Umingmak a été introduit il y a longtemps ici, plus de 50 ans, cette bête reste mal aimée.

C’est que, pour beaucoup d’Inuit, l’essor de ce grand mammifère s’est fait au détriment du caribou. On accuse le bœuf musqué d’être responsable du déclin d’un symbole sacré pour les Inuit.

Un troupeau de bœufs musqués.
Un troupeau de bœufs musqués. Photo : Radio-Canada / Gilbert Bégin

Le beau rêve
Le beau rêve

Mais pourquoi introduire ce gros mammifère au Nunavik? L’idée paraît saugrenue aujourd’hui.

C’était un projet de développement socio-économique pour le Nunavik, affirme Roger Lejeune, biologiste du gouvernement du Québec dans les années 1960.

Québec voulait sa ferme d’élevage, ajoute-t-il.

« Le gouvernement voulait développer une activité de filage de la laine de bœuf musqué. On voulait aussi des bêtes pour développer une chasse. »

— Une citation de   Roger Lejeune, ancien biologiste du gouvernement du Québec

Comme l’animal était absent de la province, Québec a transporté des bœufs musqués de l’île d’Ellesmere, dans le Haut-Arctique, jusqu’au village de Fort Chimo, aujourd’hui Kuujjuaq.

On a ramené douze femelles et trois jeunes mâles en 1967, se rappelle Roger Lejeune, qui a participé à l’expédition.

Des veaux sont nés de cet élevage. Mais la ferme a connu des difficultés et les autorités de l’époque ont mis fin au projet en 1983.

Cinquante-cinq bêtes ont alors été relâchées en pleine toundra. Et comme l’animal est bâti pour l’Arctique, son expansion a été fulgurante.

Selon les estimations des biologistes, la population dépasse aujourd’hui les 7000 têtes.

L’espèce a traversé le Nunavik d’est en ouest et 2500 bœufs ont maintenant rejoint les villages de la baie d’Hudson; des villages comme celui d’Umiujaq.

Plan très rapproché d'un bœuf musqué.
Plan très rapproché d'un bœuf musqué. Photo : Radio-Canada / Julien Robert

Un intrus
Un intrus

Avec ses 500 résidents, Umiujaq est l'une des plus petites communautés du Nunavik. Ici, la présence récente du bœuf musqué effraie.

Quand les gens de mon village vont aux petits fruits, ils se méfient maintenant des bœufs. Plusieurs sont tombés nez à nez avec une bête, explique Bobby Tooktoo, directeur du parc national Tursujuq, le plus vaste parc du Québec.

Portrait de Bobby Tooktoo.

Si ce jeune directeur inuk voit d’un bon œil pour son parc l’arrivée de ces bêtes photogéniques, il affirme du même souffle que l’animal est devenu un intrus pour certains.

Nos chasseurs et nos aînés nous disent que sa présence fait fuir le caribou, rapporte Bobby.

Eddie Qumaluk, qui dirige l’association locale de chasseurs et de pêcheurs d’Umiujaq, est catégorique. Pour lui, l’éloignement des caribous porte désormais un nom : bœuf musqué.

L’urine et l’haleine du bœuf musqué sont facilement perceptibles par les caribous, signale Eddie. Parfois jusqu’à des dizaines de kilomètres.

Il nous emmène sur les rives du magnifique lac Tasiujaq, autrefois nommé Guillaume-Delisle.

Sur place, les pistes de nombreux bœufs témoignent de leur passage récent.

Eddie et Avila, son compagnon de chasse, déplorent de devoir parcourir de plus en plus de distance pour espérer trouver du caribou.

Et quand Eddie croise un bœuf, il le rapporte pour nourrir les chiens de son village.

« Ce n’est pas notre viande et ça ne fait pas partie de nos traditions. Beaucoup de gens ici refusent d’en manger. »

— Une citation de   Eddie Qumaluk, directeur de l’association de chasseurs et de pêcheurs d’Umiujaq

Pour les aînés d’Umiujaq, comme Davidee Niviaxie, le bœuf musqué fait plus qu’éloigner le caribou, il le prive de sa nourriture.

Le caribou se nourrit de cinq sortes de plantes et cette nourriture était beaucoup plus abondante à l’époque, raconte le vieil homme, assis devant sa fenêtre.

Davidee Niviaxie consigne ses souvenirs dans un cahier.

Davidee est considéré comme la mémoire de son village. Il a chassé le caribou, mais aussi le phoque et le béluga, comme pas un. Et il a tout noté dans un précieux cahier qu’il tend devant notre lentille.

Le caribou est plus petit et plus maigre qu’avant. C’est à cause des bœufs s’il n’y a plus de caribous, avance l'aîné.

Ils sont au bord d'une falaise.
Joëlle Taillon et son équipe étudient le bœuf musqué depuis des années. Photo : Radio-Canada / Gilbert Bégin

La traque pour la science
La traque pour la science

Du haut des airs, la chercheuse Joëlle Taillon a vite fait de repérer une première harde de bœufs pour ses captures.

Nous survolons les cuestas, ces falaises majestueuses qui bordent le lac Tasiujaq. Nous sommes à quelques kilomètres d’Umiujaq, près de la baie d’Hudson.

Joëlle dirige une équipe de spécialistes qui en est à sa sixième année de suivi du bœuf musqué.

« On veut avant tout répondre aux inquiétudes des Inuit. On ne juge pas leurs préoccupations. On cherche des réponses. »

— Une citation de   Joëlle Taillon, chercheuse au ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les Changements climatiques, de la Faune et des Parcs
Un hélicoptère dirige un petit troupeau de bœufs musqués. Photo : Radio-Canada / Julien Robert

Les spécialistes de la faune responsables de suivre l’état de santé des bœufs musqués du Nunavik préparent la capture d’une bête.

Une fois au sol, Joëlle Taillon et son équipe ont vite fait d’isoler et d’anesthésier une femelle afin de lui installer un collier émetteur et d’effectuer une série d’examens.

Jusqu'ici, les données recueillies par les chercheurs sur différentes bêtes indiquent que la population de bœufs musqués du Nunavik est en excellente santé.

Une femelle est entourée de biologistes.

Mais les réponses les plus importantes viennent de la traque de ces mastodontes.

Les chercheurs du ministère de la Faune du Québec ont suivi les allées et venues de plusieurs bêtes depuis cinq ans. Ils ont ensuite analysé puis recoupé leurs déplacements avec ceux du caribou migrateur.

Il y a très peu de chevauchements entre les deux espèces dans une année, explique Joëlle Taillon. Et lorsqu'ils sont présents en même temps au même endroit, ce n’est que pour de très courtes périodes.

Une femelle portant un émetteur qui facilitera son suivi.

Les chercheurs ont aussi comparé la diète du bœuf musqué à celle bien connue du caribou. S’il y a peu de rencontres entre les bêtes, la concurrence pourrait-elle se cacher dans leur régime alimentaire?

Les études réalisées montrent que le croisement des diètes entre les deux espèces est très limité.

La concurrence pour la nourriture peut survenir localement, mais pas à grande échelle, constate la chercheuse, qui rappelle toutefois que d’autres études seront nécessaires pour confirmer ces conclusions.

« Ce n’est pas le bœuf musqué qui est la cause du déclin du caribou migrateur. C’est peut-être un facteur qui a contribué, mais certainement pas une cause principale. »

— Une citation de   Joëlle Taillon, chercheuse au ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les Changements climatiques, de la Faune et des Parcs

Le caribou du Nunavik aurait plutôt été victime d’une chasse intensive et de sa propre montée trop rapide.

À son sommet, le troupeau de la rivière aux Feuilles a atteint les 600 000 têtes. Celui de la rivière George a frôlé le million.

Le surbroutage de son habitat et la diminution de nourriture qui s’en est suivie ont affaibli le caribou et participé à son déclin, explique Joëlle Taillon.

Un paysage de pierre, de neige et de glace.
L'habitat du bœuf musqué n'est guère accueillant pour la plupart des animaux. Photo : Radio-Canada / Gilbert Bégin

Symbole de la nordicité?
Symbole de la nordicité?

Jusqu’où ira le bœuf musqué?

En 50 ans, le nouveau venu au Nunavik s’est parfaitement adapté à son nouvel habitat. Et la bête continuera son expansion sur ce territoire, d’après les biologistes.

À la société Makivvik, l’organisme qui représente les intérêts des Inuit du Nunavik, l’idée de valoriser cette nouvelle ressource faunique fait son chemin.

« On voit de plus en plus de jeunes hommes qui sont fiers d'avoir chassé leur premier bœuf musqué. »

— Une citation de   Adamie Alaku, vice-président de la société Makivvik
Portrait d'Adamie Alaku.

En Alaska et au Groenland, des pourvoyeurs inuit tirent profit d’une chasse sportive au bœuf musqué. Cette chasse pourrait-elle devenir une source de revenus pour les communautés du Nunavik?

Adamie Alaku ne ferme pas la porte. Mais le gestionnaire de la faune rappelle que des études doivent d’abord confirmer que la population de bœufs au Nunavik peut soutenir une telle chasse.

Ça devra demeurer de tout petits quotas, prévient-il. C’est une valeur importante chez les Inuit : on prend juste ce dont on a besoin.

L’Inuk Allen Gordon est contre l’ouverture d’une chasse sportive.

Allen est un ex-champion de la course de traîneaux à chiens Ivakkak. Il nous reçoit chez lui à Kuujjuaq, entouré d’une douzaine de chiens.

Regardez ce chiot! Ce n’est ni un malamute ni un sibérien : c’est un vrai chien inuit, lance-t-il.

Il tient un petit chiot.

Ce fier représentant de la culture inuit rappelle que le Nunavik possède maintenant une des rares populations de bœufs musqués sur la planète.

Il est d’avis qu’il faut protéger cette espèce plutôt qu’instaurer une chasse sportive.

« Ça reste une petite population vulnérable, très facile à décimer. »

— Une citation de   Allen Gordon, résident de Kuujjuaq

Allen affirme que ce grand mammifère est une bête charismatique qui a tout pour devenir un nouveau symbole de la nordicité. Il exploite d’ailleurs une pourvoirie d’écotourisme – ne sont possibles que l'observation et la prise de photos – et le bœuf musqué fait partie de son offre.

Mais il insiste toutefois pour rappeler qu’il n’est pas anti-chasse.

Les Inuit sont une société de chasseurs, fait-il remarquer. La chasse de subsistance, celle qui nourrit sa communauté de viande traditionnelle récoltée sur le territoire, est essentielle.

Un troupeau de bœufs musqués.

La voix posée, Allen se définit davantage comme un partisan de la conservation. Mais il est conscient du poids de l’explosion démographique qui pèse actuellement sur le Nunavik. Quelque 60 % de la population a moins de 30 ans.

Les besoins en aliments traditionnels ne cessent de croître.

Si le caribou continuait son déclin et qu’on devait nous interdire un jour de le chasser, alors oui, je crois que le bœuf musqué pourrait devenir une viande de substitut. Une viande de notre territoire, termine Allen, le regard songeur.

Un chien dans la neige.
Un chien habitué au froid du Nunavik. Photo : Radio-Canada / Gilbert Bégin

Le partage comme mode de vie
Le partage comme mode de vie

Dans les rues comme sur les patinoires des villages, les visages de la jeunesse du Nunavik sont bien visibles.

Là où le bœuf est présent depuis une cinquantaine d’années, comme à Kuujjuaq ou encore à Tasiujaq, le village voisin, une jeune génération de chasseurs l’apprivoise lentement.

Des jeunes chasseurs comme William et Saimmajualy. Ils sont de retour de leur sortie.

William a renoncé à abattre un des mâles en raison de leur taille trop importante.

William replace son capuchon.

Mais comme son congélateur est déjà rempli de bœuf musqué, il pourra continuer à distribuer cette viande autour de lui. Le partage communautaire du gibier reste une pratique bien ancrée chez les chasseurs inuit.

Parfois, j’en sers à mes amis sans leur dire ce qu’ils mangent. Et ils en redemandent, raconte William, sourire en coin.

Une émission complète de « La semaine verte » a été consacrée au reportage de Gilbert Bégin et Julien Robert sur le bœuf musqué du Nunavik Photo : Radio-Canada

À lire et à voir :

Quelques dizaines de bœufs musqués courent sur la neige.

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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