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La leçon afghane

La leçon afghane

Texte : Alex Boissonneault Photos et vidéos : Sarah Xenos et Bruno Giguère

Publié le 10 mars 2024

Il y a 10 ans, les troupes canadiennes déployées en Afghanistan rentraient définitivement à la maison. La mission aura duré 12 ans et coûté la vie à 158 militaires. Des vétérans de cette guerre témoignent aujourd’hui de la vie après le conflit.

Patrick Lemay avait 33 ans lorsqu’il a foulé pour la première fois le sol afghan. Fantassin du Royal 22e Régiment, il était volontaire pour sa première mission. Comme la plupart de ses camarades, il avait du cœur au ventre et le goût de l’aventure.

J’ai été très déçu de mon premier tour. J’ai comme voulu me rattraper sur le deuxième, mais j’ai développé un genre d’addiction à l’adrénaline… La guerre, c’est une drogue excitante; on finit avec le temps par oublier le danger.

À tel point que le soldat Lemay fait partie des rares militaires canadiens à avoir participé à trois missions de combat en Afghanistan. Moins de 6 % de ses collègues feront de même. Il a passé un total de 18 mois en patrouille, dit-il, souvent dans des opérations tactiques en terrain reculé.

Le Canada s’est joint à la coalition multinationale qui est intervenue en Afghanistan dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001. L’objectif était alors de renverser le régime taliban qui avait appuyé les responsables de l’attaque, soit le groupe terroriste Al-Qaïda et Oussama ben Laden.

La coalition occidentale parvient d’abord assez rapidement à chasser les talibans du pouvoir, mais sans les éliminer complètement. Le conflit se transforme en insurrection dès 2006 et prend de l’ampleur année après année, jusqu’à la victoire complète des islamistes. La plupart des pertes canadiennes sont survenues dans la campagne de Kandahar, de 2006 à 2011.

Pendant ce temps, rares sont les membres des Forces armées canadiennes (FAC) qui ont vu l’action de si près, et avec autant d’intensité, que Patrick Lemay. Tous les jours, on partait en patrouille à pied ou en véhicule, puis chaque pas, ou chaque coin de rue, ça pouvait être le dernier.

Dans un pareil contexte, il faut rationaliser, admet-il. On se dit toujours que ce genre de choses-là arrive seulement aux autres… pour être capable de continuer d’avancer. Mais quand c’est dans notre section, dans notre peloton que ça arrive, c’est là que ça donne un coup.

Parce qu'on ne peut pas toujours éviter le drame.

« On a eu plusieurs blessés d’un coup, pis ce n’était pas la première fois sur ce tour-là… Là, moi, je m’étais dit que si ça arrive une autre fois, je vais demander d’être rapatrié. Mais, c’est arrivé une fois après, sur une patrouille à pied, puis on encaisse, on encaisse, puis on est surpris après de tout ce qu’on a encaissé. »

— Une citation de   Patrick Lemay

L'impossible retour à la normalité

C’est souvent plusieurs années après les événements que le traumatisme frappe, explique Patrick Lemay. Aujourd’hui âgé de 49 ans, il porte toujours la marque de ce qui s’est passé.

Hypervigilance, cauchemar, insomnie, des classiques… Quand on est là-bas, on dit : "Mon Dieu, ça ne nous arrivera pas". Parce qu’on se croit tellement fort!

S’il a réussi, grâce à de l’accompagnement, à se débarrasser de la plupart des symptômes associés à un trouble de stress post-traumatique (TSPT), il a encore du mal à dormir. Son corps aussi a souffert.

J’aimais bien faire de la course à pied. Aujourd’hui, je ne peux plus parce que j’ai un genou fini, dit-il, avant d’ajouter qu’il a toujours un bourdonnement dans les oreilles.

Ils sont des milliers de vétérans qui, comme lui, souffrent d'un TSPT. En 2022, un militaire sur cinq qui avait été envoyé en sol afghan recevait une indemnité en raison d’un trouble de stress post-traumatique. Des dizaines de suicides ont aussi été rapportés dans les médias. CBC indiquait dès 2019 que les soldats de moins de 25 ans avaient 242 % plus de risques de mettre fin à leurs jours que les jeunes de leur âge, civils ou militaires, qui n’ont pas servi.

Patrick Lemay a eu plus de chance. N’empêche qu’il a rapidement su que sa vie ne serait jamais plus la même. À sa sortie des Forces armées canadiennes, il a n'a pas tardé à comprendre que la vie civile rangée et le 9 à 5 ne seraient pas pour lui.

Il a choisi l’exil, d’abord en Asie, puis au Yukon, où il réside désormais. Je m'occupe ici avec la chasse, en fait, j'ai déménagé ici pour profiter de la nature du Yukon, j'avais besoin des grands airs de la nature. Pour l’adrénaline, il se contente désormais de la chasse et de la pêche.

Une photographie de Patrick Lemay et Louis Grégoire en Afghanistan.
Le capitaine Grégoire. Photo : Radio-Canada / Bruno Giguere

Le capitaine Grégoire
Le capitaine Grégoire

En 2009, Patrick Lemay était sous les ordres du capitaine Louis Grégoire en Afghanistan. Rapidement, les deux hommes ont développé un profond respect mutuel. Le genre de lien que seule l’adversité partagée peut créer.

Le capitaine Grégoire a donné 30 ans de sa vie au Royal 22e Régiment. Contrairement à son ancien soldat, il ne s’est pas éloigné de son ancien univers à sa retraite. Il habite tout près de la base militaire de Valcartier, dans la région de Québec.

Portrait de Louis Grégoire.
Louis Grégoire dans sa maison de Shannon Photo : Radio-Canada / Bruno Giguère

Dans mon cas à moi, l’interrupteur est resté à on. Je suis hyper vigilant, je ne vais pas dans les gros magasins. Pour se soulager un peu, il écrit. L’exercice lui permet de vider les tiroirs de sa mémoire. Le titre du récit de son expérience afghane parle de lui-même, Séjour en Arachosie.

J'en rêve toujours la nuit, dit-il, mais je ne me réveille pas en hurlant avec un poignard ou une baïonnette entre les dents. Mais imprégné. C'est un tattoo à l'intérieur.

Plan rapproché des médailles et décorations posées sur une table.
Les médailles et les décorations que Louis Grégoire a accumulées pendant ses années de services. Photo : Radio-Canada / Bruno Giguère

La conscience tranquille

Avant ses deux déploiements en Afghanistan, Louis Grégoire avait été à Sarajevo, en Bosnie, mais ce n’est rien de comparable, selon lui, à ce qu’il a vécu dans la région de Kandahar. Une embuscade, le jour de Pâques 2009, l’a particulièrement marqué. Un homme de sa troupe, un allié afghan, a été blessé.

Est-ce qu’il a eu peur de mourir? Je ne dirais pas qu’on a peur… c’est après qu’on a peur. Il réfléchit à voix haute. Dans mon cas, j’étais en charge de vies humaines. Je ne voulais surtout pas revenir au Canada puis avoir ça sur la conscience.

Photographie de Louis Grégoire avec sa fille sur ses épaules. Elle est déguisée en fée.
Louis Grégoire et sa fille Photo : Radio-Canada / Bruno Giguère

C’est un précieux trésor, pour lui, d’avoir la conscience tranquille aujourd’hui. Mais cette leçon afghane lui a quand même coûté son couple. Il en parle encore avec émotion.

Lorsque je suis revenu à la maison, en octobre 2009, ma fille ne se rappelait plus de mon nom. Elle m’a dit : "Je sais que t’es mon papa, mais je ne me rappelle plus comment tu t’appelles." Ça, ça me touche beaucoup.

Patrick Lemay contemple la forêt enneigée du Yukon.
La leçon afghane Photo : Radio-Canada / Sarah Xenos

La défaite
La défaite

Dès 2010, le Canada revoit ses priorités en Afghanistan pour se consacrer davantage à l’aide humanitaire. Il faudra cependant attendre le 14 mars 2014 pour que les militaires canadiens se retirent complètement du pays.

Pourtant, les insurgés talibans gagnent toujours du terrain, jusqu’au fatidique 15 août 2021. Ce jour-là, le monde observe avec stupéfaction l’OTAN évacuer ses dernières troupes de la capitale afghane, au milieu d’un chaos qui n’est pas sans rappeler la chute de Saïgon en avril 1975.

La victoire des talibans n’a surpris ni Patrick Lemay ni Louis Grégoire. Déjà, durant leur mission, ils partageaient cette vague impression que le conflit finirait par une défaite des alliés occidentaux.

Ils sont chez eux, ces gens-là. On ne peut pas gagner une guerre quand l’insurgé est un cultivateur dans son champ de blé, qui va vous envoyer la main, pis demain, il va nous tirer dessus, explique Louis Grégoire.

Des fermiers afghans récoltent l'opium dans un champ.
Des fermiers afghans récoltent l'opium dans un champ. (Photo d'archives) Photo : afp via getty images / NOOR MOHAMMAD

Mais de là à dire que la mission est un échec, il n’est pas d’accord.

Moi, je crois sincèrement qu’on a fait notre part. Ce n’est pas avec les armes qu’on a changé la situation. On a apporté un peu de nous.

Patrick Lemay refuse lui aussi d’y voir une défaite des Canadiens. Au contraire, il estime que ses camarades et lui ont atteint leurs objectifs : ils ont donné aux Afghans le temps et la possibilité de se doter d’un véritable gouvernement démocratique. Et ils n’ont pas saisi leur chance. C’est malheureux, mais c’est comme ça.

Quatre Afghanes vues de dos marchent au milieu d'une rue dans la ville de Ghazni en Afghanistan.
Depuis décembre 2022, les talibans ont interdit aux Afghanes de fréquenter les universités et de travailler pour les ONG. (Photo d'archives) Photo : afp via getty images / WAKIL KOHSAR

Sans regret

Mais alors, est-ce que ça en valait la peine? Surtout avec 158 militaires canadiens morts, 2000 blessés, et le retour au pouvoir des talibans qui ont soutenu les attentats du 11 Septembre?

Et les sacrifices? L’insomnie, les séquelles psychologiques et les couples brisés? Ça valait le coup?

Oui, laissent tomber les vétérans Lemay et Grégoire. Et tous les vétérans avec qui nous avons eu l’occasion de parler.

Si c’était à refaire, Louis Grégoire y retournerait sans hésiter. À 62 ans, je n'ai plus la forme physique de cette époque-là. Mais oui, j'y retournerais parce que c'est tellement une belle façon de servir son pays que oui, j’y retournerais sans hésitation.

Le livre de Patrick Lemay posé à côté d'une paire de bottes militaires sur un banc.
Patrick Lemay raconte ses trois tours en Afghanistan dans le livre « Kandahar, une dernière fois ». Photo : Radio-Canada / Sarah Xenos

La guerre qu’on a menée, je crois qu’elle était juste, renchérit Patrick Lemay, qui tire une grande fierté de ce qu’il a accompli là-bas, avec ses camarades. On a combattu un ennemi, et pour chaque terroriste qu’on a éliminé, on a peut-être 10, 15, une centaine de personnes qui ne mouraient pas ou qui ne finissaient pas blessées grièvement dans un incident d’engins explosifs improvisés.

Nous avons eu l’occasion de parler à plusieurs vétérans. Aucun n’a exprimé de regrets.

Tourner la page
Tourner la page

Durant les 12 années qu’a duré la mission canadienne, 40 000 membres des Forces armées ont été déployés en Afghanistan.

Et pour ces milliers de vétérans, tourner la page n’a rien de facile. Il y a les TSPT, la dépendance, le chômage.

Une étude(1) préparée pour le compte du Bureau du défenseur fédéral du logement estime qu’entre 2400 et 10 000 vétérans pourraient se trouver en situation d’itinérance.

Heureusement, Louis Grégoire, lui, est parvenu à retrouver l’équilibre. Il s’est trouvé une nouvelle passion : construire des fours à pain à l’ancienne.

Louis Grégoire ouvre les petites portes métalliques du four de pierres.
Un four à pain que Louis Grégoire a construit dans sa cour. Photo : Radio-Canada

C'est vrai que, quand on quitte les Forces, on est laissé un peu à nous. On nage dans une grosse piscine, seul. L'esprit d'équipe, je ne l'ai pas retrouvé dans le civil, la confrérie, l’amitié, travailler pour l’ensemble, et non pas pour mon petit portefeuille.

Et pour ce pays qui l’a tant marqué. Il garde espoir.

« Je crois que la guerre n'est pas terminée en Afghanistan et la prochaine guerre, c'est les femmes qui vont la mener. »

— Une citation de   Louis Grégoire, vétéran de la guerre en Afghanistan

Quant à Patrick Lemay, il a trouvé son terrain de jeu dans le nord du Canada. Il s’y sent bien, loin des villes bruyantes et de la routine qu’il n’est pas parvenu à apprivoiser.

Lui aussi a trouvé son exutoire dans l’écriture. Il a publié ses mémoires, Kandahar, une dernière fois. C’est un peu sa mission, depuis qu’il a quitté le sol afghan : s’assurer que les Canadiens n’oublient pas ce que les soldats comme lui ont réalisé sur cette terre hostile de l’Asie centrale.

La Croix du sacrifice à Québec où on peut lire : « To our glorious dead, 2001-2014 ».
Depuis 2022, le conflit en Afghanistan est immortalisé sur la base de la Croix du sacrifice à Québec. (Photo d'archives) Photo : Radio-Canada

C’est peut-être sa plus grande déception : le peu de reconnaissance manifestée envers les vétérans de son conflit. De sa guerre. Comme si son sacrifice, et celui de ses collègues, était moins important que ceux des autres vétérans.

Peut-être que je me trompe, mais j'ai comme l'impression qu'on essaie de balayer cette mission de combat sous le tapis. Peut-être que l’ennemi de la Deuxième Guerre mondiale était plus populaire que le mien? Je trouve qu'on n'en parle pas assez de ces gars-là qui sont allés risquer leur vie là-bas…

De ces hommes et de ces femmes qui ont appris, après bien des sacrifices, cette leçon afghane.

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