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Le combat de Cambria pour récupérer la dépouille de sa mère assassinée

Le combat de Cambria pour récupérer la dépouille de sa mère assassinée

Signé par Yasmine Mehdi

Publié le 14 février 2023

Je suis en colère contre la terre entière. Cambria Harris doit faire le deuil de sa mère sans être capable de l’enterrer. Le corps de Morgan Harris, tuée à l’âge de 39 ans, se trouverait au fond d’une décharge que la police de Winnipeg refuse de fouiller.

Toute sa vie, ma mère a été abandonnée par le système, déplore Cambria Harris, 21 ans. Maintenant qu’elle est morte, on continue de l’abandonner.

Morgan Harris a été vue pour la dernière fois en mai, à l’intersection des rues Main et Henry. C’est dans ce quartier que se concentrent la plupart des refuges pour itinérants de Winnipeg. C’est aussi là qu’un tueur en série aurait identifié ses victimes au printemps 2022, selon la police.

Elles ont disparu autour des mêmes refuges, dans les mêmes rues, dans le même quartier, relate Cambria. En l’espace de deux mois, quatre femmes autochtones en situation d’itinérance ont été tuées. Le corps d’une seule victime a été retrouvé.

Ces meurtres sont survenus lors d’une année record de violence à Winnipeg. En 2022, 51 homicides ont été dénombrés dans la capitale manitobaine. Près de 20 % des victimes étaient des femmes et des filles autochtones.

Les quatre victimes

  • Rebecca Contois, 24 ans
  • Marcedes Myran, 26 ans
  • Morgan Harris, 39 ans
  • Buffalo Woman, non identifiée

Cambria nous accompagne devant le refuge que fréquentait sa mère avant sa mort. La nuit s’apprête à tomber et le froid est mordant. Des dizaines de personnes se tassent devant les portes de N'Dinawemak, à la recherche d’un peu de chaleur.

Ces gens la connaissaient probablement tous, lâche Cambria, qui a cherché sa mère dans les rues de Winnipeg pendant des mois. Ma plus grande peur a toujours été qu’elle devienne une femme autochtone disparue ou assassinée, poursuit la jeune femme.

Cette peur est devenue réalité en décembre, lorsque la police de Winnipeg lui a annoncé la mort de sa mère. Un homme a été arrêté dans cette affaire : Jeremy Skibicki, 35 ans. Il est maintenant en attente d’un procès. Skibicki avait des antécédents de violence conjugale et exprimait son soutien à des groupes ouvertement racistes et misogynes sur les réseaux sociaux.

La vie de Morgan Harris

Cambria et sa fille de deux ans vivent à quelques minutes en voiture de l’appartement où Jeremy Skibicki aurait tué ses victimes. Un édifice banal, dans une rue résidentielle paisible. Seul signe des atrocités qui y auraient été commises : une affiche sur un tronc d’arbre avec le nom et les photos des victimes.

Ma mère était une battante. Je sais qu’elle se serait battue jusqu’à la fin, mais elle n’avait aucune chance face à cet homme, chuchote Cambria. La jeune femme se dit attristée par le fait qu’on s’intéresse davantage à la mort de ces femmes qu’à leur vie.

De retour dans sa petite maison du nord de Winnipeg, Cambria nous montre des photos de son enfance : une période heureuse de sa vie, lorsqu’elle vivait encore avec sa mère et ses frères et sœurs.

Montage de photos.
Morgan Harris, tuée à l'âge de 39 ans, avait cinq enfants. Ils ont tous été confiés aux services de protection de la jeunesse. Photo : Radio-Canada / Maxime Beauchemin

C’était ma première journée à l’école. Je me rappelle que ma mère a pris cette photo, car elle était très fière, relate Cambria. Sur une autre photo, on voit Morgan Harris assise sur un canapé avec ses trois enfants. Elle a l’air sévère, mais taquin, son regard est perçant.

Ma mère était une femme très drôle et très forte, se rappelle Cambria. C’est réconfortant [de voir ces photos] parce que c’est comme ça que je me souviens d’elle.

À six ans, la vie de Cambria bascule. Elle raconte que la police a débarqué chez elle pour la confier aux services de protection de la jeunesse. À ce jour, la jeune femme dit ignorer pour quelle raison elle a été séparée de sa mère. Cambria passe le reste de son enfance et de son adolescence entre familles d’accueil et foyers pour jeunes.

Pendant ce temps, Morgan Harris sombre. Dévastée par la séparation avec ses enfants, elle perd sa maison et finit à la rue, où ses problèmes de dépendance et de santé mentale se détériorent, raconte sa fille.

« Je ne savais pas ce qui se passait avec ma mère, je ne savais pas qu’elle était itinérante. Tout ce que je savais, c’est qu’elle avait des problèmes. »

— Une citation de   Cambria

Morgan Harris a elle-même grandi dans les foyers pour jeunes. Sa grand-mère était une survivante des pensionnats pour Autochtones et sa mère est morte à un jeune âge. Cambria fait valoir que l’histoire de sa famille n’a rien d’unique et qu’elle reflète l’étendue du traumatisme intergénérationnel infligé aux Autochtones.

Au Canada, 53,8 % des enfants en famille d’accueil sont autochtones alors que les Autochtones ne représentent que 7,7 % de la population (Nouvelle fenêtre). Cette surreprésentation est encore plus frappante au Manitoba, où 90 % des enfants dans le système de protection de l’enfance sont autochtones.

Des affiches et des rubans rouges ont été accrochés tout au long de la clôture qui encercle la décharge du chemin Brady. Le reportage de Yasmine Mehdi. Photo : Radio-Canada / Maxime Beauchemin

Il faut arrêter ce génocide

Aux portes de la décharge du chemin Brady, un campement a été établi par des militants autochtones pour maintenir la pression sur les autorités et demander à ce que des fouilles soient entamées le plus rapidement possible.

Sans tombe ni urne pour se recueillir, c’est ici que Cambria vient lorsqu’elle veut se sentir près de sa mère. Sur les clôtures qui délimitent la décharge, une centaine de robes rouges ont été accrochées pour symboliser les femmes autochtones disparues.

Entre 2015 et 2020, les femmes autochtones – qui ne représentent que 4 % des femmes au pays – représentaient 24 % des victimes d’homicide (Nouvelle fenêtre).

Tre Delaronde sous une tente.
Tre Delaronde, 27 ans, a aussi grandi à Winnipeg. Il raconte avoir plusieurs amies qui ont disparu sans jamais être retrouvées. Photo : Radio-Canada / Maxime Beauchemin

Tre Delaronde, 27 ans, est aussi un habitué du camp. Il y passe ses journées et ses nuits depuis la mi-décembre. Dans sa tente, un lit de fortune, une cafetière et un feu de bois. Peu importe le temps que ça prendra ou à quel point il fera froid, nous continuerons d’être ici, promet-il.

Comme beaucoup de jeunes Manitobains, Tre se souvient de la mort tragique de Tina Fontaine, en 2014. L’adolescente autochtone avait été retrouvée dans la rivière Rouge, son corps enveloppé dans une couverture.

Il faut arrêter ce génocide, déplore Tre, qui constate que bien peu de choses ont changé dans la dernière décennie.

Un soleil derrière une clôture.
Une centaine de robes rouges ont aussi été accrochées le long de la décharge, en hommage aux femmes autochtones disparues et assassinées. Photo : Radio-Canada / Maxime Beauchemin

Cambria ne sait pas si sa mère est à la décharge du chemin Brady ou dans un autre dépotoir. La jeune femme ne se bat plus seulement pour sa mère, mais pour toutes les femmes autochtones : Si quatre femmes ont été tuées en deux mois, que s’est-il passé dans la dernière décennie? Combien de corps sont sous ces ordures?

Après la levée de boucliers des familles des victimes – qui ont notamment demandé la démission du chef de police de Winnipeg – le gouvernement Trudeau a accepté de financer une étude de faisabilité pour d’éventuelles fouilles du dépotoir de Prairie Green.

Pour Leah Gazan, la députée fédérale de Winnipeg-Centre, ce geste ne suffit pas. Est-ce qu’on va continuer à faire des études de faisabilité ou est-ce que le gouvernement va tenir ses promesses et mettre en œuvre les 231 appels à la justice de l’Enquête nationale sur les femmes autochtones assassinées et disparues? demande la néo-démocrate.

Portrait de Leah Gazan.
Leah Gazan est la députée néo-démocrate de la circonscription de Winnipeg-Centre. Elle aide les familles des victimes dans leur quête pour retrouver leurs proches. Photo : Radio-Canada / Maxime Beauchemin

Parmi ces appels à la justice, on trouve entre autres l’accès garanti à des logements sécuritaires ainsi que l’établissement d’un programme de revenu annuel garanti pour tous les Canadiens, y compris les Autochtones.

Nous méritons le soutien nécessaire pour nous garder en vie, pas seulement après que nous soyons parties, plaide la députée, elle-même autochtone. C’est une question de vie ou de mort.

Le procès de Jeremy Skibicki doit commencer en avril 2024. Selon son avocat, il plaidera non coupable aux quatre chefs d’accusation de meurtre au premier degré auxquels il fait face. Les familles, elles, attendent avec impatience les conclusions de l’étude de faisabilité pour savoir si elles pourront enfin enterrer convenablement leurs proches.

Pendant ce temps, sur la rue Main de Winnipeg, l’arrestation du présumé tueur en série n’a rien fait pour changer la dure réalité du quotidien. Sur les poteaux de téléphone, les affiches de femmes autochtones disparues continuent de se multiplier.

Des visages et des noms qui sombrent trop souvent dans l’oubli, signe d’une crise devenue tristement normalisée.

Une affiche intitulée Missing, disparue.
Sur la rue Main de Winnipeg, non loin du refuge que fréquentait Morgan Harris avant d'être tuée, les affiches de femmes disparues continuent de se multiplier. Photo : Radio-Canada / Maxime Beauchemin

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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