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Violence dans les foyers russes : lorsque l'État tolère l'horreur

Violence dans les foyers russes : lorsque l'État tolère l'horreur

Il existe un vieux dicton bien connu en Russie : « S'il te bat, c'est qu'il t'aime ». Un vestige des années pré-communistes, un héritage du christianisme. Mais n'importe qui vous le dira : cette culture patriarcale demeure encore bien ancrée. Des millions de femmes continuent ainsi d'endurer les coups... et l'indifférence de l'État.

UN TEXTE DE TAMARA ALTERESCO

Publié le 2 mars 2020

« La première fois qu’il m’a battue, il était ivre et s’est énervé pour un rien. Il tenait notre fille de quatre mois avec un bras et me frappait de l’autre. Je l’ai supplié de me donner le bébé, mais il savait qu’il pouvait me faire chanter avec les enfants. »

Le calvaire de cette jeune femme de 28 ans, que nous appellerons Guzelle pour protéger son identité, a duré huit ans. Elle a le corps couvert de cicatrices et de brûlures que son ex-mari lui a infligées. Il est toujours en liberté et n’a même jamais été accusé de quoi que ce soit.

« Il me versait de l’eau bouillante sur le corps avec une casserole. Ou des fois, il me lançait des objets en verre pour me couper », dit-elle, en retroussant ses manches pour en montrer la preuve.

Guzelle raconte son histoire calmement, assise dans un petit studio de tatouage de la ville d’Oufa, près des monts Oural, où elle est venue recouvrir ses cicatrices de jolis dessins colorés. Une artiste, Zhenya Zakhar, y consacre ses lundis aux femmes violentées. Elle les tatoue gratuitement dans l’espoir de les aider à surmonter leur mal.

Zhenya Zakhar pose dans son studio de tatouage.
Zhenya Zakhar offre ses services gratuitement aux femmes violentées chaque lundi. Photo : Radio-Canada / Tamara Alteresco

Quand nous l’avons contactée, Zhenya Zakhar a expliqué qu’elle recevait des clientes comme Guzelle tous les lundis, puis elle nous a invités à son studio.

Elle affirme avoir tatoué des centaines de femmes depuis qu’elle a commencé ce projet, il y a quatre ans. Elle refuse toutefois de les compter. C’est trop douloureux, dit-elle.

« Quand j’ai commencé, je n’imaginais pas en recevoir autant, mais c’est épouvantable de constater le nombre de femmes qui souffrent en Russie », confie la tatoueuse.

« Le plus choquant, c’est que leurs cicatrices immondes sont le geste d’un être aimé, d’un copain, d’un mari. C’est toujours la même chose et les policiers ferment les yeux. C’est comme ça ici, c’est la norme. »

— Une citation de   Zhenya Zakhar, tatoueuse

Selon Rosstat, l’agence officielle de statistiques nationale en Russie, 16 millions de femmes sont agressées physiquement par leur partenaire chaque année. L’organisme Human Rights Watch a aussi condamné la Russie pour son inaction et son refus de reconnaître la gravité de la situation.

Et bien que toutes les histoires que la tatoueuse entend soient différentes les unes des autres, ses clientes ont toutes en commun d’avoir demandé, en vain, l’aide des policiers.

« C’est épouvantable de constater le nombre de femmes qui souffrent en Russie », affirme la tatoueuse Zhenya Zakhar. Photo : Radio-Canada / Tamara Alteresco

Guzelle ne fait pas exception. Chaque fois qu’elle a appelé la police, des agents sont venus chez elle, mais seulement pendant quelques minutes, le temps de demander au mari et à la femme de régler leurs problèmes entre eux.

« Ils te disent : “On a de vrais crimes sur lesquels on doit enquêter, pas des chicanes de famille”. Ils ont l’habitude que les femmes abandonnent leurs plaintes sous la pression de la famille et de la société. »

— Une citation de   Guzelle, victime de violence conjugale

Guzelle serre les dents et ferme les yeux, alors que Zhenya commence à tracer le tatouage à l’encre noire. Les premiers jets sont douloureux, mais c’est un moment de grâce, dit-elle, d’enfin pouvoir couvrir les traces d’une vie qu’elle veut oublier.

La tatoueuse Zhenya Zakhar trace le contour d'u dessin sur l'avant de la cuisse de la jeune femme.
Guzelle a choisi de se faire tatouer un perroquet parce que c'est gai et bavard. Photo : Radio-Canada / Tamara Alteresco

Difficile, tout de même, dans un pays où la violence qu’elle a vécue n’est plus considérée comme un crime, mais plutôt comme un simple délit. C'est qu'en 2017, la violence conjugale a été décriminalisée en Russie.

La loi stipule désormais que toute violence contre un conjoint qui provoque des saignements ou des contusions, mais pas d’hospitalisation, est passible de quelques jours de prison ou encore d’une amende. Autrement dit, pour qu’un agresseur au sein d’une famille soit arrêté et accusé au criminel, les blessures doivent être extrêmement graves.

« C’est comme si la police vous disait : rappelez-nous quand vous serez morte et on viendra vous aider », dit Zhenya Zakhar. « C’est abominable. »

Et c’est un recul majeur pour les femmes, qui ne cessent de revendiquer des mesures de protection légale, comme Margarita Gracheva.

Margarita et son conjoint posent avec leur deux garçons et un lapin dans un décor de Pâques.
Le conjoint de Margarita Gracheva a été condamné à 14 ans de prison pour lui avoir tranché les deux mains. Il pourrait cependant sortir d'ici cinq ans, s'il se comporte correctement. Photo : Fournie par Margarita Gracheva

Survivre à l’horreur

On aurait pu penser que l’histoire de Margarita allait faire avancer les choses : ce qu’elle a vécu le 11 décembre 2017 a choqué la Russie en entier.

La jeune femme de 25 ans a été traînée par son mari, muni de la hache qu’il avait achetée la veille, dans une forêt près de Moscou. Dans un élan de rage et de jalousie, il lui a infligé 40 coups avant de réussir à lui trancher les deux mains. Margarita avait pourtant porté plainte un mois plus tôt au poste de police de son quartier.

Margarita est assise sur une chaise. Elle regarde attentivement la main que les médecins ont réussi à sauver tandis que sa main mécanique est posée sur sa cuisse.
Le mari de Margarita Gracheva, 25 ans, lui a tranché les deux mains à coups de hache en 2017. Photo : Radio-Canada / Tamara Alteresco

Margarita habite désormais à Saint-Pétersbourg avec ses deux garçons. Elle réapprend à vivre seule et sans l’usage complet de ses mains. Il a fallu cinq chirurgies pour recoller sa main gauche, la seule que les médecins ont pu sauver. Il a aussi fallu des mois de réadaptation pour qu’elle réussisse à manier la main mécanique qu’on lui a installée à droite.

La jeune femme est souriante et d’un calme désarmant dans les circonstances.

« Si je pleure, mes mains ne vont pas repousser, explique-t-elle. Je préfère consacrer mes énergies ailleurs. Je suis devenue le visage du débat sur la violence conjugale en Russie et je me bats pour une loi qui pourra aider les victimes. Il n’existe pour le moment aucune mesure de prévention légale. »

Son drame est d’ailleurs documenté dans un livre qu’elle a dédié aux femmes, pour qu’elles comprennent que personne n’est à l’abri. Elle y raconte que son couple, autrefois heureux et sans histoire, ne fonctionnait plus depuis un moment. Nous étions de plus en plus distants, dit-elle.

La violence et les menaces au couteau ont commencé quand elle a officiellement demandé le divorce, un mois avant l’attaque. Margarita avait alerté les policiers parce qu’elle craignait pour sa sécurité, mais sa plainte, pourtant détaillée, n’a absolument rien changé à son triste destin.

« Le 7 décembre, les policiers ont décidé de fermer mon dossier. Le 11 décembre, mes mains étaient tranchées. Ils n’ont rien fait, ils n’ont même pas essayé. »

— Une citation de   Margarita Gracheva, victime de violence conjugale
Margarita Gracheva est étendue sur un lit d'hôpital, souriante. Un de ses avant-bras est complètement couvert de bandage et l'autre est caché sous le drap.
Margarita Gracheva à l'hôpital, en décembre 2017. Les médecins ont pu sauver une seule de ses deux mains. Photo : Fournie par Margarita Gracheva

Même avant que la Russie ne décriminalise les violences familiales, aucune mesure n’était en place pour tenir les agresseurs à l’écart du foyer familial.

Il n’y a pas d’ordonnances de protection émises par la cour, explique l’avocate Alona Popova, qui mène la charge depuis des années et tente de convaincre le Parlement russe de se munir d’une loi pour définir la violence conjugale.

« Les victimes savent qu’elles n’ont personne pour les protéger et le message que le gouvernement envoie aux agresseurs, c’est qu’ils peuvent frapper moyennant une amende équivalente à celle imposée pour un simple billet de stationnement. »

Alona Popova est assise à une table, sur laquelle sont croisées ses mains.
L'avocate Alona Popova milite pour que la Russie se dote d'une loi définissant clairement la violence conjugale depuis plusieurs années. Photo : Radio-Canada / Tamara Alteresco

Alona Popova était remplie d’espoir il y a quelques mois, quand elle a convaincu une députée influente de la Douma de parrainer un projet de loi qui, pour la première fois en Russie, donnerait aux policiers les outils nécessaires pour demander des ordonnances de protection de la cour pour les femmes qui portent plainte.

Or, le texte de loi officiellement à l’étude au Parlement a été complètement modifié, explique l’avocate. « C’est l’équivalent d’une loi castrée, mais ce n’est pas surprenant. »

L’Église orthodoxe, un obstacle majeur

Malgré plusieurs tentatives, un tel projet de loi n’a jamais passé le stade de la deuxième lecture. Un blocage dû en grande partie à l’opposition de la puissante Église orthodoxe.

« Ils appellent ça des valeurs traditionnelles, et ce, au nom de l’autorité au sein de la famille, dit Alona Popova. Il faut changer cette culture selon laquelle un homme peut battre ses enfants ou sa femme pour exprimer son autorité, mais les opposants conservateurs sont très agressifs. Ils nous traitent d’agents étrangers et nous accusent de vouloir détruire la notion de famille russe. »

Des hommes et des femmes sont assis en assemblée dans le hall d'une église. Des imageries orthodoxes sont accrochées au mur au fond de la pièce.
Des groupes conservateurs sont réunis à la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou pour s'opposer à l'adoption d'une loi contre la violence conjugale. Photo : Radio-Canada

Nous avons d’ailleurs assisté cet hiver à une réunion extraordinaire convoquée par l’Église orthodoxe dans la cathédrale du Christ-Sauveur, à Moscou, pour débattre de la loi.

« Parce que la famille est sacrée et que ni personne ni l’État n’a le droit de s’en mêler », a déclaré le modérateur d’entrée de jeu, afin de lancer le débat. On se serait cru au Moyen-Âge.

Certains intervenants ont sous-entendu que Margarita et tous ceux qui militent avec elle sont exploités par l’Ouest pour détruire les valeurs propres à la Russie.

« Cette loi est anti-famille, anti-traditionnelle et anti-religieuse », a déclaré le ministre des Affaires intérieures de la Tchétchénie, venu à Moscou pour exprimer son point de vue haut et fort.

Des hommes et des femmes sont assis dans une assemblée, dans le hall d'une église.
L'Église orthodoxe s'oppose fermement à l'adoption d'une loi contre la violence conjugale en Russie. Photo : Radio-Canada

Au moment de sortir de la cathédrale, une femme qui assistait à l’assemblée a affirmé que si un homme frappe sa conjointe, c’est souvent parce qu’elle l’a provoqué et que cette dernière doit s’en remettre.

Même sur les plateaux de télévision, où Margarita est souvent invitée, la survivante n’échappe pas au jugement de ceux qui blâment les victimes.

Quand la très populaire émission En direct lui a consacré une spéciale d’une heure sur la chaîne Rossiya 1, l’animateur l’a bombardée de questions pour savoir si elle connaissait les raisons qui ont pu motiver son mari à s’en prendre à elle.

Un avocat sur le plateau lui a même demandé si elle avait un amant ou encore des communications secrètes. « Comment expliquez-vous cette histoire? »

Margarita Gracheva est assise sur un fauteuil, son avant-bras amputé et sa main gravement blessée reposent sur ses cuisses. Son regard est empreint de malaise, de tristesse et de colère.
Margarita Gracheva a une mine déconfite en écoutant les questions d'un avocat, lors de l'émission « En direct », qui cherche à savoir si elle a trompé son mari. Photo : Rossiya 1

Cette tendance à blâmer les victimes enrage Margarita, qui se demande combien il faudra de tragédies comme la sienne pour que cette mentalité change en Russie. C’est un discours que Guzelle connaît bien, elle aussi, pour l’avoir entendu toute sa vie.

« Ma grand-mère me disait tout le temps, même en voyant mes cicatrices, qu’elle a enduré son mari et que je dois endurer le mien, que je ne suis pas la première », raconte la jeune femme.

Guzelle a choisi de quitter son mari, mais il lui a fallu du courage et l’aide financière de ses amies, chez qui elle habite temporairement. Elle n’a toutefois jamais l’esprit tranquille. Elle le craint encore aujourd’hui.

Tout comme Margarita redoute le jour où le sien sortira de prison. Il a été condamné à 14 ans d’incarcération, mais il pourrait sortir d’ici cinq ans s’il se comporte bien.

Elle ne sait pas si, d’ici là, la Russie aura mis en place les mesures nécessaires pour assurer sa protection. « Bien sûr que j’ai peur, dit-elle. Je ne me sens pas en sécurité. »

« Quand mon mari sortira de prison, je n’aurai pas les moyens de me défendre. Mon propre pays, l’État russe, ne me protège pas. »

— Une citation de   Margarita Gracheva, victime de violence conjugale

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