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Qui veut doubler la coupe de bois?

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Qui veut doubler la coupe de bois?

Publié le 6 mai 2022

Doug Ford promet de doubler les volumes de coupe forestière d’ici 2030. Pour les environnementalistes, l'Ontario se dirige tout droit vers la destruction de son patrimoine forestier. Mais à Hearst, au cœur de la forêt boréale, l'idée séduit les électeurs. Portrait. 

Les cimes des épinettes ondulent au loin. Des colonnes de troncs maigres, tout juste assez larges pour faire des deux par quatre, nous saluent des deux côtés du chemin forestier. 

La camionnette vire à droite et le vrombissement sourd de l'abatteuse emplit la forêt. Ses mâchoires métalliques se posent lourdement sur le gravier enneigé.

Mitch Polnicky est propriétaire de son abatteuse.
Mitch Polnicky est propriétaire de son abatteuse. Photo : Radio-Canada / Yan Théorêt

Mitch Polnicky, 34 ans, nous accueille, tout sourire, dans sa salopette sale. Je suis tombé en amour avec cette machine-là. C’est dur à expliquer.

Sa main engloutit la mienne et j’ajuste maladroitement le casque qui chancelle sur ma tête. Mitch, lui, est dans son royaume. « Je suis travailleur autonome, ils appellent ça le jobbeur dans l’industrie du bois ». Il y a huit ans, le natif de Hearst travaillait comme technicien comptable près d’Ottawa. Mitch a voulu revenir  à ses racines, parce que c’est une identité culturelle, le bois, dans le Nord.

C’est ça qui fait rouler notre économie. Donc c’est certain que c’est prometteur, l’idée de vouloir grossir la production. C’est merveilleux, surtout si c’est bien fait.

La forêt de Hearst est récoltée depuis plus de 100 ans; les forestières retournent aujourd’hui dans des blocs plantés il y a des décennies. Une économie circulaire qui fait vivre 230 municipalités en Ontario, où les plaies de la crise du bois d'œuvre des années 2000 sont encore vives. 

En Ontario, 0,2 % de la superficie de la forêt est récoltée annuellement, soit 15 millions de mètres cubes. C’est seulement la moitié des volumes approuvés par la province. L’industrie pointe du doigt le manque de main-d'œuvre et les fluctuations du marché. Presque la totalité (96 %) des exportations sont destinées aux États-Unis. 

Le premier ministre sortant, Doug Ford, voit grand : augmenter les volumes de coupe à 30 millions de mètres cubes annuellement d’ici 2030, en misant sur la construction résidentielle et de nouveaux marchés intérieurs et internationaux pour le bois. Déjà, certaines scieries ont rouvert.

L’idée pique la curiosité des travailleurs. Sara Poliquin, 24 ans, se gare près de nous. Les gens du sud de la province ne comprennent pas l’industrie, croit la contremaîtresse chez Lecours Lumber.

On ne fait pas juste couper à blanc. Quand on coupe, ce n’est plus des grands carrés, c’est des zigzags. On essaie de simuler un feu de forêt, pour que ce soit le plus naturel possible. On s’assure que les cocottes vont pouvoir retomber. On garde une bonne distance des cours d’eau. Et pour chaque arbre coupé, on en replante quatre!

La régénération est difficile le long des vieux chemins forestiers. Photo : Radio-Canada / Yan Théorêt

Les « cicatrices » du Nord
Les « cicatrices » du Nord

Nous rencontrons Dave Pearce tôt en matinée le long de l’autoroute 11, à l’extrémité ouest de la forêt de Hearst. On espère que le froid de l’aurore nous aidera à ne pas trop nous enfoncer. Erreur. La neige nous avale jusqu’aux hanches.

Une clairière s’ouvre et nous sommes sur les lieux d’une coupe fraîche de quelques années. À l’aide d’une petite pelle, Dave creuse énergiquement sur le bord du chemin et un amas de résidus forestiers émerge. Surtout des branches et des morceaux d’écorce, éparpillés sur une distance d’environ 10 mètres, laissés sur place en raison de leur faible valeur commerciale. Difficile d’en estimer la hauteur, mais, l’été, ces monticules peuvent avoir la taille d’un autobus scolaire.

« Cette pile de résidus forestiers empêchera la régénération pendant des décennies », dit l’environnementaliste.

Dave Pearce est spécialiste de la conservation des forêts pour l'organisme Wildlands League. Il est dans la neige avec une pelle.
Dave Pearce est spécialiste de la conservation des forêts pour l'organisme Wildlands League. Photo : Radio-Canada / Yan Théorêt

Son organisme, Wildlands League, estime qu’en Ontario ces cicatrices le long des chemins forestiers représentent l’équivalent d’un grand parc provincial d’environ 600 000 hectares.

Pour arriver à ces conclusions, des chercheurs affiliés à l’organisme ont examiné 27 aires de coupe, exploitées entre 1989 et 2008, autour du parc provincial Wabakimi, au nord de Thunder Bay, pour mesurer les zones dénudées d’arbres. Selon Wildlands League, 14,2 % des aires de coupe ne s’étaient pas régénérées, en moyenne. 

L’organisme a ensuite extrapolé ces résultats à l’ensemble de la province. Impossible de vérifier si ces données tiennent la route; la province ne recense pas ces cicatrices, mais estime qu’entre 0 et 7 % des aires de coupe ne sont pas régénérées en moyenne­. Le rapport, publié en 2019, a été vivement dénoncé par l'industrie, qui remet en question la méthodologie utilisée.

Dave, qui vit à Toronto, voudrait que le gouvernement réduise la récolte de bois et régénère les chemins, qu’il décrit comme des autoroutes pour les prédateurs

Son organisme demande que l’industrie cesse d’utiliser les techniques d’exploitation intégrale, où les arbres sont abattus puis ébranchés sur les lieux de la coupe, où sont laissés les résidus.

Selon le gouvernement de l’Ontario, les chemins forestiers ont contribué à 30 % de la déforestation dans le Nord de 2008 à 2018. À l’échelle provinciale toutefois, la déforestation a été largement attribuable à la création de terres agricoles, à hauteur d’environ 3730 terrains de football, soit une superficie quatre fois plus grande que celle perdue aux chemins forestiers.

Vue aérienne de la forêt boréale.
Chaque année, environ 0,2 % de la forêt est récoltée en Ontario. Photo : Radio-Canada / Yan Théorêt

La grande médiatrice de la forêt de Hearst

C’est la mi-avril et une autre tempête de poteaux se lève, la deuxième depuis notre arrivée. La neige humide colle partout : aux édifices, aux pylônes, aux manteaux. La réceptionniste du Companion Motel, où nous séjournons, nous conseille de « watcher les patchs glissants sur la route », mais nous nous rendons seulement à quelques centaines de mètres de là. 

C’est un modeste immeuble flanqué d’une station d’essence et d’un drapeau du Canada. Le vent s’engouffre avec nous dans les bureaux de Hearst Forest Management. À l’intérieur, d’immenses cartes placardent les murs. 

Desneiges Larose pointe du doigt un chemin forestier qu’elle aimerait régénérer pour protéger un habitat connu du caribou. On a beaucoup de consultations à faire avec les communautés autochtones parce que le chemin est beaucoup utilisé pour la trappe et la chasse traditionnelle.

Desneiges est la grande médiatrice de la forêt de Hearst. Elle gère la coopérative qui détient les droits de coupe. Contrairement à d’autres régions, où une seule forestière peut gérer ces droits, les élus municipaux et les Autochtones d’ici ont davantage leur mot à dire.

Une machine dans la cour à bois d'un moulin à Hearst.
L'industrie forestière est la principale source d'emplois pour les résidents de Hearst. Photo : Radio-Canada / Yan Théorêt

Les résidus forestiers sont l’un de ses gros défis. On a un marché pour les premiers 16 pieds de l’arbre, mais pas les [résidus]. Si je pouvais développer un marché, je pourrais presque doubler mon volume de production sans devoir couper plus d’arbres.

Timide en début d’entrevue, elle gesticule ensuite avec passion. L’idée de doubler la récolte de bois, c’est un objectif qui pourrait être très positif. Pourquoi on ne maximise pas l’exploitation de chaque hectare qui a déjà été impacté? Dans d’autres pays, on le fait. Pourquoi j'utilise le gaz naturel au lieu de chauffer ma maison avec du bois? se demande Desneiges.

En Ontario, quelques centrales génèrent déjà de l’électricité avec des résidus forestiers, dont une à Hearst. La biomasse est une source d’énergie renouvelable, puisque le dioxyde de carbone rejeté lors de la combustion est absorbé par les végétaux.

Le gouvernement Ford a songé, comme le gouvernement libéral précédent, à annuler son contrat avec la centrale de Hearst pour économiser de l’argent, mais a récemment changé d’idée et annoncé un plan de cinq ans pour stimuler l’utilisation de la biomasse forestière.

« C'est une voie d'avenir, comme le rappelle le rapport du GIEC déposé [en avril] », croit Luc Bouthillier, professeur de politique forestière à l’Université Laval. L'Ontario a beau posséder la ressource, sa transformation relève d'initiatives privées. La viabilité de la stratégie dépend donc de l'appétit d'acteurs privés.

La centrale de Calstock, près de Hearst.
La centrale de Calstock, près de Hearst. Photo : Radio-Canada / Yan Théorêt

Caribou et controverse

Dans le Nord de l’Ontario, comme au Québec, le caribou forestier est un sujet sensible. En 2007, le gouvernement provincial a adopté la Loi sur les espèces en voie de disparition. Les vastes zones de réhabilitation déterminées pour le caribou ont fait sourciller bien des communautés du Nord.

On a englobé, à Hearst, toute une portion de la forêt qui n’a jamais été et qui ne sera jamais un habitat pour le caribou. Il aurait fallu convertir des forêts largement feuillues en conifères. C’est comme avoir un casse-tête où on n’a pas les bons morceaux, laisse tomber Desneiges.

On a trop politisé la conversation et les gens se sentaient comme s’ils avaient été complètement ignorés, poursuit-elle. La population qui prend ces décisions est urbaine.

Durant son mandat, Doug Ford a exempté de manière permanente l’industrie forestière de la Loi, à la demande de l’industrie. Mais elle se plie toujours aux règles fédérales de protection des habitats et au Guide de gestion forestière de l’Ontario.

Des jeunes de la Première Nation d’Attawapiskat, située dans l’immense circonscription de Mushkegowuk-Baie James, dont fait aussi partie la région de Hearst, dépècent un caribou.
Des jeunes de la Première Nation d’Attawapiskat, située dans l’immense circonscription de Mushkegowuk-Baie James, dont fait aussi partie la région de Hearst, dépècent un caribou. Photo : La Presse canadienne / Nathan Denette

La décision a été dénoncée par des députés néo-démocrates, libéraux et verts, par la vérificatrice générale de l'Ontario et par des groupes environnementaux, qui ont lancé des campagnes publicitaires d’envergure pour la faire annuler. Les environnementalistes ont aussi décrié la nouvelle entente avec Ottawa pour la protection du caribou, qui maintient les exemptions actuelles pour l’industrie.

L’Ontario, de l’avis du ministre fédéral Steven Guilbeault, s’est montré plus ouvert à faire avancer ce dossier que Québec, mais manque de données; plusieurs inventaires de caribous n'ont pas été réalisés depuis longtemps.

Desneiges a l’impression d’assister à un débat en vase clos, à des milliers de kilomètres de Hearst, sans y être invitée. Les communautés rurales du Nord n’ont pas les votes, ni les voix, ni le pouls politique pour avoir de l’influence. Les réalités locales sont complètement ignorées.

Au camp de la famille Otis

Le camp de la famille Otis, c’est un petit coin de paradis situé sur le territoire traditionnel de la Première Nation de Constance Lake. Pour y accéder, Gaëtan Baillargeon saute sur sa motoneige et je prends le volant de son Argo, un véhicule tout-terrain qu’il utilise pour ramener des carcasses d'original de la chasse.

Un chalet de bois au toit rouge situé au coeur d'une forêt.
Le camp de la famille Otis se trouve sur le territoire traditionnel de la Première Nation de Constance Lake. Photo : Radio-Canada / Yan Théorêt

Gaëtan n’a jamais transporté de caribou dans son Argo, parce qu’il n’y en a pas ici.

Dans la forêt de Hearst, des troupeaux de quelques bêtes fréquentent seulement les extrémités ouest et nord, explique celui qui est à la fois gestionnaire forestier, membre de la Première Nation et conseiller municipal de Hearst.

La Loi sur les espèces [en voie de disparition] a été adoptée sans consulter tous les peuples autochtones. S’ils étaient venus parler aux gens de Constance Lake, on aurait pu leur montrer où sont ces deux petits troupeaux-là et travailler pour les protéger, sans dire : "On coupe pu ici pantoute"

Gaëtan et son beau-père, Ghislain Otis, au camp de la famille qui porte le même nom.
Gaëtan et son beau-père, Ghislain Otis, au camp de la famille qui porte le même nom. Photo : Radio-Canada / Natasha MacDonald-Dupuis

Sans l’exemption accordée par la province, les forestières auraient perdu le tiers du territoire exploitable. Il y a trois moulins à Hearst, ce qui veut dire qu’un des trois aurait tôt ou tard fermé. Des jeunes de Constance Lake auraient perdu leur emploi. Gaëtan est d’accord pour doubler la récolte de bois en Ontario, pourvu que le gouvernement prenne la science des Premières Nations en compte.

Parce que d’autres problèmes persistent. Contrairement au Québec, l’Ontario autorise l'utilisation d’herbicides en foresterie. Chaque année, des centaines d’hectares de forêt publique sont aspergés de glyphosate pour favoriser les plantations de conifères.

Des Premières Nations demandent depuis longtemps un moratoire. Dans la région de Temiskaming, des aînés disent être témoins d'une disparition de la faune et de la flore dans les zones concernées, disparition qui touche les bouleaux entre autres.

Doug Ford a d’ailleurs légiféré pour exempter l’industrie de la Charte des droits environnementaux, un mécanisme de consultation qui permettait aux citoyens de retarder des activités forestières.

L’outil était utilisé par les environnementalistes, mais aussi, dans d’autres régions, par des Premières Nations soucieuses de protéger leur territoire traditionnel.

La foule de spectateurs au match des Lumberjacks de Hearst. Photo : Radio-Canada / Yan Théorêt

Un bastion orange
Un bastion orange

Jeudi soir de mi-avril, 19 h. Il neige encore à Hearst. On a l’impression que la ville entière est à l’aréna pour le premier match des séries éliminatoires de la Ligue de hockey junior du Nord de l'Ontario. Les Lumberjacks de Hearst affrontent les Voodoos de Powassan. 

Ce que dit le maire de Hearst, Roger Sigouin, est sans équivoque. Le Parti progressiste-conservateur a sauvé l’industrie forestière dans le Nord de l'Ontario. Je ne serais pas honnête de dire autrement.

Les cadeaux de Doug Ford à l’industrie se traduiront-ils en votes? La circonscription de Mushkegowuk–Baie James, où 60 % des électeurs sont francophones et près de 30 % sont autochtones, est un bastion néo-démocrate.

93 % des résidents de Hearst sont francophones. Image d'une foule qui regarde le hockey à l'aréna de Hearst.
93 % des résidents de Hearst sont francophones. Photo : Radio-Canada / Yan Théorêt

Lors des élections provinciales de 2018, le député du Nouveau Parti démocratique (NPD) Guy Bourgouin a été élu avec 52 % des voix. Franco-Ontarien, de descendance métisse et ancien leader syndical, il est lui aussi d’accord avec l’augmentation des volumes de coupe, à condition que cela se traduise par des emplois, pour attirer du monde en région.

Près des gradins, on croise Yves Brunelle, retraité de la scierie Lecours Lumber.

« L’industrie forestière, c’est le backbone du Nord. Comme les mines. Mais les mines ne sont pas renouvelables. Tandis que l’industrie forestière, si on en prend bien soin, ça va durer éternellement ».

C’est la survie de notre petite ville de Hearst, renchérit l’infirmière Julie Haché-Carrière.

Les Lumberjacks l'emportent 4 à 1, et la foule bondit, rugissante. Une marée orange, la couleur de l’équipe.

Reste à voir si une vague bleue déferlera ici le 2 juin.

Que proposent les partis d’opposition en Ontario?

Nouveau Parti démocratique

Dans sa plateforme, le NPD promet de planter un milliard d'arbres d’ici 2030 et de stimuler l'innovation en foresterie, notamment les produits de valorisation du bois mort.

Rencontré à Hearst, le député Guy Bourgouin dit qu’il ne s’oppose pas à une augmentation des récoltes de bois, mais souligne l’absence d’un plan pour créer des emplois en 2e et 3e transformation (meubles, boîtes en carton, etc.).

Parti libéral de l’Ontario

Le PLO n’a pas encore dévoilé sa plateforme pour l’industrie forestière, mais promet de planter 800 millions d’arbres d’ici 8 ans. La porte-parole des libéraux en matière d’environnement, Lucille Collard, dénonce l’exemption de l’industrie forestière de la Loi sur les espèces en voie de disparition.

Le gouvernement Ford mise toujours davantage sur les profits que sur la protection de notre faune et de notre flore, dit-elle.

Parti vert de l’Ontario

Le PVO promet aussi de révoquer l’exemption sur la Loi sur les espèces en voie de disparition, de restreindre l’usage des pesticides par l’industrie et de mettre en place des brûlages forestiers planifiés par les Autochtones, qui réduisent le risque de feux de forêt.

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