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Une culture à sauver

Une culture à sauver

La protection de l'orignal, qui fait depuis des millénaires partie de la vie traditionnelle des Premières Nations, est devenue une urgence pour les Anichinabés dans la réserve faunique La Vérendrye.

Texte et photos : Marie-Laure Josselin

Publié le 9 octobre 2020

Les Anichinabés du Québec s'inquiètent pour l’avenir du roi des forêts canadiennes. À tel point que, depuis la mi-septembre, ils bloquent l’accès aux territoires de chasse de la réserve faunique La Vérendrye et des pourvoiries autour afin d’obtenir un moratoire de cinq ans sur la chasse sportive pour les orignaux. Car cette chasse est un moyen de subsistance important, un pan de leur culture et de leurs traditions.

Elle marche dans la forêt qui a revêtu ses couleurs d’automne puis imite « le call » (l’appel) de l’orignal. « Tu vois, avant quand on l’appelait, il venait. Maintenant, il ne vient plus, c’est ben rare », raconte Lisa Thomas, 66 ans. Il, c’est l’orignal. Kajabweginegabweitjc dans sa langue.

Depuis plusieurs années, Lisa, qui « est née, a grandi et vit dans le bois », a constaté que l’orignal se faisait plus rare. « Quand je me promène, j’vois rien. Cet été, j’en ai vu deux, c’est tout », se désole-t-elle.

Alors, Lisa dit être venue pour « sauver l’orignal » et s’installer avec sa fille Shannon Chief, depuis la mi-septembre, dans un wigwam, une grande tente traditionnelle faite avec des arches en bois en guise de structure et couverte de plastique bleu, montée le temps de la chasse sportive. L’objectif : tenir l’un des barrages anichinabés le long de la 117 qui traverse la réserve faunique La Vérendrye (LRFV).

Lisa Thomas, une Anichinabée qui vit sur son territoire ancestral, montre les techniques de piégeage.
Lisa Thomas, une Anichinabée, montre les techniques de piégeage. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

L’an dernier, les Anichinabés ont mené des actions de sensibilisation auprès des chasseurs sportifs dans la réserve faunique La Vérendrye et ont fait part au gouvernement de leurs inquiétudes par rapport au cheptel.

Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec a donc effectué au début de l’année un relevé aérien aléatoire de la population d’orignaux dans ce secteur.

Conclusion : il y a bien une baisse. La densité est passée de 3,2 orignaux par 10 km2 en 2008 à 2,06 cette année avec un cheptel estimé maintenant à 2074 têtes.

Le constat est le même, mais les réponses choisies diffèrent. Le ministère ne veut pas imposer un moratoire de cinq ans sur la chasse sportive, comme le demandent les Anichinabés. Il précise, dans un courriel, que la situation n'est pas jugée alarmante, car les autres indicateurs de suivi des populations ne tendent pas vers une baisse importante dans la réserve ou les territoires adjacents et que la structure de la population ne permet pas d’envisager de possibilité d’augmentation du cheptel, ce qui n’est pas le cas actuellement.

Il a donc plutôt, cette année, diminué de moitié le nombre des permis de chasse pour les femelles, et la Société des établissements de plein air du Québec, qui gère la RFLV, a réduit son offre de permis de chasse sportive de 30 %.

« C’est quand même louable », indique le chef de Kitcisakik, Régis Penosway, « mais ces décisions ont été prises sans nous avertir. [...] On n’est pas partie prenante dans les décisions. À un moment donné, il faut des pourparlers de nation à nation ».

Régis Pénosway, chef de la communauté de Kitcisakik
Régis Pénosway, chef de la communauté de Kitcisakik Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Une rencontre a eu lieu entre deux chefs, dont Régis Pénosway, et le ministre Dufour, qui a fait une nouvelle proposition fin septembre de réduction des possibilités de chasse dès la saison prochaine. Les communautés n'ont pas encore répondu, mais elles restent campées sur cette position : la situation de l'orignal est critique. Certaines sont même prêtes à diminuer le nombre d'originaux abattus pour la chasse communautaire, ce qui est déjà le cas à Kitcisakik, assure le chef Pénosway, dont les membres abattent moins de 20 orignaux chaque année pour 500 habitants.

« Nous devons être ceux qui les protègent, c’est le devoir des Algonquins et des Premières Nations, car les orignaux sont en déclin en ce moment. Qui va les protéger si le gouvernement ne peut le faire? [...] Si on ne le fait pas, ce sera un génocide culturel », affirme le chef de Kitigan Zibi, Dylan Whiteduck, posté à un barrage à l’intérieur des terres, empêchant aussi l’accès à certaines pourvoiries car, dit-il, l’orignal bouge sur le territoire. Tous craignent que l'orignal connaisse le même sort que le caribou forestier, espèce vulnérable qui ne compte plus beaucoup d'individus.

Une chasse qui est bien plus qu’un trophée

Sur le porte-clé accrochée autour du cou de Lisa Thomas, un petit jeton d’une grande épicerie. « C’est un cadeau! », dit-elle, car jamais elle ne va dans cette épicerie. La plus proche est à 1 h 30 et, de toute manière, Lisa raconte, avec des yeux qui s’illuminent, qu’elle ne mange quasiment que ce qu’il y a dans le bois : « ben rare des patates, du poulet ou des hamburgers. Je mange du riz quand même, des légumes et surtout des perdrix, des lièvres, du castor, du canard et de l’orignal. On ne gaspille pas le manger, vous savez! »

Tout en montrant une plante « qui est de la bonne médecine », elle indique que les Anichinabés ne tuent pas tout le temps l’orignal. On tue ce qui est juste assez pour les familles. Rien ne se perd, tout est utilisé, comme la peau qu’elle tanne pour faire des mocassins par exemple.

« On ne veut pas la guerre, on veut juste avoir les animaux comme c’était avant. Migwetc (merci en Algonquin)! »

— Une citation de   Lisa Thomas, 66 ans
Des pancartes bloquent l'accès à l’une des entrées du territoire de chasse de la réserve faunique La Vérendrye et demandant un moratoire sur la chasse aux orignaux.
Des pancartes bloquent l'accès à l’une des entrées du territoire de chasse de la réserve faunique La Vérendrye. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

À un autre barrage le long de la 117, une voiture approche. Jonathan, masque sur le bout du nez, se lève et va demander en quoi il peut aider les conducteurs. S’ils ont des armes pour chasser, ils ne passent pas. Les autres peuvent entrer, comme cet homme avec une motocross.

« C’est pas un sport pour nous autres, c’est notre tradition. C’est aussi pour les jeunes comme lui, il faut leur donner une chance », indique Jonathan, tout en désignant Bryson, 4 ans, sucette dans la bouche, près de lui.

Car la première chasse à l’orignal est un passage quasi rituel à l’âge adulte, « une expérience inoubliable, une tradition qui se transmet et doit être respectée », précise Andrew Dewache, qui passe le temps en lançant une hache sur un tronc.

Une chasse de subsistance qui n’est pas un luxe

À quelques kilomètres du barrage, au bord du lac Embarras, Hector Jérôme, 65 ans, s’anime quand il raconte ses voyages, il y a 20 ans, entre sa communauté de Lac Barrière et Maniwaki. Il croisait une vingtaine d’orignaux. Maintenant, à part le vieux mâle qui s’est fait renverser par un camion, il n’en voit pas.

« On en tue de moins en moins. L’année dernière, on n’en a même pas tué 10 pour 700 habitants. Ça veut dire qu’il y a quelque chose qui va mal quelque part! »

— Une citation de   Hector Jérôme, 65 ans

Hector Jérôme est l'un des conseillers de Lac Barrière, la première communauté à avoir installé des barricades. Il raconte qu’au début de la chasse sportive à l’orignal dans la réserve faunique, vers 1962, « ils avaient dit que c’était juste pour cinq ans! On est rendu en quelle année? ».

Il souhaite un moratoire ou un bon plan d’aménagement parce que sauver l’orignal signifie aussi sauver une nourriture de subsistance qui n’est pas un luxe dans ces communautés. « À la fin du mois, il y en a plein qui n’ont pas grand-chose dans le frigo ». Encore moins de la viande.

Hector Jérôme, de la communauté anichinabée de Lac Barrière, regarde un lac
Hector Jérôme, de la communauté anichinabée de Lac Barrière Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Même s’il aime la soupe qu’il a devant lui, Hector rêve quand même d’un steak d’orignal. D’ailleurs ce soir, il va tenter sa chance. Trois ans qu’il n’en a pas tué un. « Hey, Câl… pour un Indien, c’est pas drôle. Trois ans, sans orignal! » Il rit, mais un peu jaune, puis ajoute : « Et le monde pense qu’on tue des centaines d’orignaux, c’est pas vrai! », dit-il en tapant du poing sur la table.

Si jamais ce soir il revenait avec un orignal, la viande lui permettrait de durer tout l’hiver, et il en donnerait à sa famille et à ses voisins. C’est comme ça ici, dit Hector.

L’homme à la santé fragile retourne s'asseoir auprès du feu le long de la 117. « C’est une affaire qu’on ne devrait pas faire, mais on est obligés! », assure-t-il.

« Les Québécois et les Canadiens n’ont pas les mêmes droits quand c’est la chasse de subsistance. Nous, on fait ça pour survivre, ce n’est pas une chasse sportive. Les Québécois ont le privilège de chasser quand ils paient pour un permis, mais n’ont pas de droits. Nous, la Constitution reconnaît qu’on a le droit de chasser pour la subsistance, et c’est ce qu’on fait. »

— Une citation de   Hector Jérôme, de la communauté de Lac Barrière

Revendications territoriales et droits ancestraux

Dans le wigwam où se trouve Shannon Chief, une bonne odeur de sapin émane du sol, recouvert de branches. Un peu plus loin, des femmes préparent le petit déjeuner. « On a beaucoup de femmes qui tournent dans chaque camp pour aider ou uniquement être sur la ligne de front ».

Shannon Chief s'est installée, le temps de la chasse sportive, dans ce wigwam, une tente traditionnelle anishinabée, le long de la 117 qui traverse la réserve faunique La Vérendrye.
Shannon Chief s'est installée, le temps de la chasse sportive, dans ce wigwam le long de la 117 qui traverse la réserve faunique La Vérendrye. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Shannon montre toutes les fournitures qu’elle gère pour que chaque camp soit bien fourni : sacs de couchage, tentes, bâches, batteries. Elle a temporairement mis de côté son travail et laissé ses enfants, même si elle fait des allers-retours à Maniwaki, afin de se dédier à la cause, non pas sans quelques maux de tête.

La sauvegarde de l’orignal est pour Shannon une question d’identité et de patrimoine. « Toutes nos cultures et nos enseignements sont basés sur la terre. Tout vient des animaux. Sans eux, on ne saurait pas qui on est ni comment vivre sur cette terre. C’est lié à la spiritualité », explique Shannon.

Comme plusieurs autres, Shannon rêve de « regagner » la juridiction traditionnelle sur ces territoires non cédés, « parce que ce territoire a une histoire avec notre peuple depuis tant d’années, nous devrions avoir tous les droits de le gérer, car nous connaissons cette terre », dit-elle, avant de continuer sur l’importance de la langue, des traditions à transmettre...

Pris entre l’arbre et l’écorce

Après deux barrages, dont un à une vingtaine de kilomètres de la 117, Serge Danis est sur le bas côté du chemin Lépine-Clova, dans son pick-up bleu. Sa pourvoirie est 30 km plus loin, mais il ne veut pas s’approcher de la 117, de peur de ne plus pouvoir revenir. « C’est sûr que si je sors, je ne rentre plus ».

La situation est difficile, explique d’entrée de jeu le propriétaire de la pourvoirie Shannon et président de l’Association des pourvoyeurs de l’Outaouais.

Serge Danis ne s’attendait pas être touché par ce conflit, car son domaine est hors de la RFLV. Mais à cause des barrages, ni lui ni les chasseurs ne peuvent accéder à son domaine, sauf s’ils font un grand détour de plusieurs heures. Par conséquent, les annulations se multiplient.

« Je roule présentement à peu près à un tiers de ce que je gagne normalement. Les impacts sont majeurs. Si la saison est annulée au complet, je perds 200 000 dollars. Généralement, la chasse à l’orignal représente 35 % du chiffre d’affaires des pourvoyeurs. »

— Une citation de   Serge Danis

L’an dernier, 51 orignaux ont été tués dans sa pourvoirie, une année record. La moyenne est de 30.

Serge Danis se sent « pris entre l’arbre et l’écorce » dans ce conflit. Il comprend « la game politique » des Autochtones pour faire réagir le gouvernement, mais n’accepte pas « les barrages illégaux ». Il partage aussi la vision d’avoir des cheptels en santé, « c’est sûr, c’est notre gagne-pain. Il n’y a pas de différence entre eux et nous. Eux perdraient leur nourriture, nous nos clients ». Alors il croise les doigts pour qu’une solution soit trouvée rapidement, pour sauver sa saison de chasse, une solution négociée pour arriver à quelque chose de durable, précise-t-il, rappelant qu'il n'y a jamais eu de conflits, de problèmes avec les Autochtones. « On se rencontrait sur le territoire, on se saluait, ça allait. »

Serge Danis, président de l'Association des pourvoyeurs de l'Outaouais sur un chemin.
Serge Danis, président de l'Association des pourvoyeurs de l'Outaouais Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Serge Danis avance qu’il n’est pas seul, il y a aussi les Zones d’exploitation contrôlée (ZEC), les propriétaires de chalets. D’ailleurs, l’Association de chasse et de pêche de la région de Mont-Laurier a déposé une demande d’injonction provisoire auprès de la Cour supérieure pour faire lever une partie des barrages, demande qui a été acceptée pour une période de dix jours.

Le tribunal ordonne au Conseil de bande de Kitigan Zibi de s'abstenir d'ériger tout barrage entravant l'accès au chemin Lépine-Clova. Il autorise aussi l'Association à démanteler et enlever les entraves routières, ainsi qu'à faire appel aux forces policières pour ce faire, si nécessaire. Le jugement exclut par ailleurs les autres communautés.

Pour les chasseurs, cette activité est une passion, « une tradition. Ce n’est pas juste l’abattage. C’est être ensemble », rappelle Serge Danis.

Même son de cloche du côté de la Fédération québécoise des chasseurs et pêcheurs. « Ils ont préparé leur chasse toute l’année et ont payé leur séjour. Il y a beaucoup d’investissements derrière cela », explique la directrice générale adjointe Stéphanie Vadnais. Le ministère va d’ailleurs rembourser certains permis de chasse.

« On reconnaît les droits ancestraux des Autochtones, on les appuie également. La problématique n’est pas là. Elle est au niveau des négociations. Les barrages, empêcher les chasseurs et usagers de la forêt d’aller pratiquer leurs activités, c’est illégal. On demande au gouvernement de trouver un terrain d’entente harmonieux pour permettre à tous d’en profiter. »

— Une citation de   Stéphanie Vadnais, fédération québécoise des chasseurs et pêcheurs

Cette injonction provisoire ne met pas en suspens les négociations, précise le ministre de la Forêt, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour. « On a soumis une proposition fin septembre et on pense qu'elle était intéressante et on veut encore en discuter ». Le ministre Dufour espère « qu’il y aura une écoute attentive par les communautés. Je ne pense pas qu’en négociant avec des barrages, qu’on finit par atteindre quelque chose d’intéressant ».

Sur Internet, des propos difficiles

Outre sur le terrain où la tension a monté entre certains chasseurs et certains Anichinabés, le conflit s’est retrouvé sur les réseaux sociaux, entre ceux qui appuient le moratoire et ceux qui le dénoncent. Et parmi tout cela, des propos qui font monter une colère qu’essaie de contenir Hector Jérôme.

« Sur Facebook, il y en a encore qui nous appellent des sauvages! Hey, on est rendu en 2020! » Hector Jérôme a du mal à s’en remettre. Il faut dire que cela fait ressurgir des moments difficiles, lorsqu’en 1973, premier choix des Remparts de Québec, il a tout arrêté. « Le racisme a brisé ma carrière de hockey! », lance-t-il.

Hector ne veut pas se fâcher. Mais il trouve ça dur de lire ces mots. « J'veux pas me fâcher de même. J'aimerais mieux travailler avec tout le monde. Faut changer mentalement », car en 2020, précise-t-il, cela ne devrait plus exister.

Un des points de sortie de la Réserve faunique La Vérendrye.
Un des points de sortie de la Réserve faunique La Vérendrye Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Un document réalisé par Radio-Canada Espaces autochtones

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