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Hélène Prévost rencontre

NICOLAS REEVES
diffusé le 9 septembre 2001

Hélène Prévost. : Du regard sur les architectures terrestres au regard vers le ciel, comment s'est fait le passage, par les chiffres, par les nombres, les systèmes ou autrement ?

Nicolas Reeves : Non, par les bidonvilles. En fait, j'ai commencé quand j'ai fait ma thèse de maîtrise, j'ai beaucoup travaillé sur les bidonvilles qui sont des environnements de très grande complexité spatiale. Le réseau d'un bidonville est tellement complexe qu'il a longtemps été qualifié de désordre, même Descartes disait qu'on dirait que ça a été organisé par le hasard plutôt que par quelques-uns doués de raison. C'était classé du côté du déraisonnable, mais aujourd'hui on sait qu'à l'intérieur des bidonvilles il y a, pas tous, mais à l'intérieur de beaucoup de bidonvilles, il y a une organisation très très sophistiquée qui est le fait des relations humaines, des règles de voisinage, de coexistence d'activités. Une maison ne s'installe pas n'importe comment à côté d'une autre et que cette petite règle d'incrémentation et d'agglomération finissent par créer des motifs dans l'espace, des motifs qui identifient la collectivité aussi bien qu'une empreinte digitale. C'est comme une signature spatiale. Moi ce qui m'a fasciné, le moment où j'ai décidé de m'intéresser aux bidonvilles c'est quand j'ai vu que dans certains environnements, le plan d'un bidonville avait énormément d'analogie avec le plan des villages traditionnels de la même région. Je regardais un plan d'un bidonville et j'étais persuadé d'être en train de regarder un plan de village de plusieurs siècles et à un moment donné j'ai réalisé que c'était un bidonville qui avait 40 ans comme si toutes ces façons d'aménager l'espace, toutes ces pratiques de l'espace, cette façon de l'organiser, de le distribuer avaient traversé toute la période industrielle pour réapparaître à l'endroit peut-être le plus inattendu, dans les endroits les plus pauvres et les plus misérables de la planète, mais qui contiennent quand même cette richesse spatiale qui est un trésor qui vient du fond des âges quelque part.

H.P. : C'est une architecture qui est portée par les gens qui l'habitent ?

N.R. : Oui, elle est portée par les gens qui l'habitent, on peut dire ça comme ça. On peut dire aussi qu'elle est en dialogue constant avec les gens qui l'habitent. Il n'y a pas dans ces environnements-là des gens qui décident comment on va habiter. Comme dans le monde occidental, il y a des gens qui décident comment la ville sera planifiée. Il y en a d'autres qui sont les architectes à qui on délègue la tâche d'aménager notre cadre de vie, tandis que là c'est quelque chose qui est partagé alors c'est ni meilleur ni pire mais des deux côtés on va trouver des succès et des échecs, mais moi j'ai trouvé qu'il était beaucoup plus intéressant pour l'urbanisme de l'avenir de se baser sur ces racines de l'architecture qui sont manifestées dans les bidonvilles que d'importer dans n'importe quel pays des trames urbaines d'obédience scientifique et extrêmement occidentale en fait qui ne sont autre chose quelque part que des marques d'invasion. Vous savez que dans l'ancienne Rome, Rome quand elle traçait ses villes dans l'empire romain, elle traçait le même plan que la ville de Rome et c'était la marque de l'envahisseur. Culturellement, c'est quelque chose d'extrêmement important et précieux toutes ces petites organisations extrêmement précises, extrêmement locales et qui définissent un lieu, une population, une manière de vivre.

H.P. : Donc, des bidonvilles aux nuages, en passant par quoi ?

N.R. : C'est qu'en fait le passage des bidonvilles de statut d'objet aléatoire au statut d'objet organisé a pu se faire grâce à un certain nombre de méthodes largement liées à l'informatique et qui ne sont pas seulement informatiques et qui sont regroupés sous le nom des théories du chaos et théories de l'information qui permettent justement de détecter maintenant les ordres, des familles d'ordre là où on n'en voyait plus. Et cela a été un changement de paradigme scientifique. C'est un changement dans la vision dont la science voit le monde. Ça s'est fait au début des années 70. Un grand basculement s'est fait dans les années 70 et c'est du même ordre que le basculement qui a eu lieu au 17e siècle lorsque Galilée et Kepler ont démontré en quelque sorte que le soleil, que la Terre n'était pas au centre du monde. Ils ont confirmé l'hypothèse de Copernic comme quoi la Terre n'était pas au centre du monde et c'était les planètes à cette époque-là qui ont joué le rôle de révélateur. C'est par l'observation des planètes que l'état du monde a complètement changé. On croyait que le mouvement des planètes était aléatoire. Le mot " planeta " signifie astre errant et d'un seul coup on s'est aperçu que le mouvement des planètes était très organisé. Avant les années 70, on croyait que les nuages étaient aléatoires. On croyait qu'on ne pouvait pas tracer la perspective d'un nuage ; ce qui aurait été une première réduction numérique, une première façon d'en détecter un ordre et on pensait que les nuages on les laissait aux peintres, aux poètes qui en faisaient de très belles choses, mais que les scientifiques eux essayaient de les étudier, mais avec des méthodes extrêmement approximatives. Une approximation de nuages en déclarant que c'est une dalle rectangulaire plate de densité constante, ça manque un peu de poésie ! (rires) À partir de ce moment-là, à partir des années 70, on a trouvé des façons de définir ce qu'on appelle une géométrie de nuages, définir un ordre dans un nuage. Donc le nuage a rejoint la catégorie des objets organisés. Et ce faisant, il a complètement bouleversé la notion d'ordre et d'organisation. Ça ne s'est pas fait tout seul. Depuis que le nuage est rentré dans les objets organisés, l'organisation n'est plus la même. Donc, on peut trouver maintenant de l'organisation dans un nuage et je dis que c'est assez extraordinaire. Ce changement de la vision du monde, qui modifie complètement cette notion d'ordre, se manifeste dans les superbes images fractales qui sont sorties à ce moment-là. Il faut absolument trouver une façon de le mettre en culture et peut-être de faire de l'architecture ou de la musique avec. L'architecture et la musique sont des domaines dans lesquels on met quelque chose en ordre. On peut dire de façon très primaire que la musique met le temps en ordre puisqu'elle organise des silences et des sons, qu'elle les distribue et de la même façon l'architecture organise l'espace avec des masses et des vides. Il y a eu beaucoup d'analogies qui ont été faites au cours de l'histoire depuis très longtemps, les parallèles entre l'architecture d'une époque et la musique d'une autre. Il y a des choses très intéressantes au niveau de la musique classique et l'architecture classique ; une certaine séquence temporelle et spatiale qui a été mise en relation et, en regardant ça, je me suis dit que j'allais essayer de faire un bâtiment qui soit basé sur une géométrie de nuages. Cette géométrie qui est à ma disposition maintenant comme concepteur, j'ai essayé de voir si je peux faire habiter les gens dans quelque chose qui évoque un nuage. Donc, ce sont les premiers essais que j'ai faits. J'ai travaillé avec le nuage pour produire quelques architectures. Et comme j'ai aussi toujours été en contact avec la musique de différentes façons, à la suite de la visite à Montréal d'un groupe de musique contemporaine de Lyon, le GRAM, une association qui est extrêmement active en musique contemporaine, j'ai réalisé que les algorithmes que j'avais utilisé pour créer mes formes de bâtiment pouvaient être branchés sur certaines algorithmes qu'eux utilisaient pour créer des procédures musicales. Donc, en fait, on a comme échangé nos algorithmes et j'ai produit des formes avec leur musique et ils ont produit de la musique avec mes formes et ainsi de suite. Donc on a vu cette espèce d'hybridation qui était permise par l'informatique qui devient quelque chose d'extraordinaire. Vous voyez la mémoire de l'ordinateur comme un creuset où toutes les formes peuvent s'hybrider. Vous pouvez voir surgir toutes sortes de monstruosités auxquelles il vous appartient ensuite de donner un sens, puisque l'ordinateur ne donne de sens à rien. La première fois que j'ai exposé ces images de petits bâtiments générés à partir de nuages, je me suis dit que ce serait amusant de faire ça dans une ambiance très sereine très paisible et mettre une toute petite musique en arrière plan qui serait générée par les mêmes algorithmes. À cette époque-là, je n'étais pas très équipé, je n'avais pas beaucoup de temps donc je me suis assis une nuit et j'ai pris une description d'une géométrie de nuage d'un côté et une partition de l'autre et j'ai écrit des notes comme ça que j'ai ensuite fait jouer par des synthétiseurs. C'était comme la première musique de nuages. Le processus était assez . . . Il y a plusieurs étapes ; le passage par l'architecture, la rencontre avec les gens de Lyon, la transcription manuelle, etc. Ensuite, évidemment, j'ai appris l'existence de certains types d'équipement et en particulier c'est ce qu'on appelle ces sondes à nuages " Lidar " qui permettent d'obtenir très rapidement et en temps réel l'altitude et la densité d'un nuage. À un moment donné, j'ai eu l'idée de les transposer en temps réel.

H.P. : Lidar, ce n'est pas relié à la sonde qui analyse le nuage ?

N.R. : Oui, le lidar est l'équipement de base de la harpe à nuages, l'équipement le plus complexe technologiquement. Ce sont des équipements extrêmement sophistiqués, extrêmement robustes et très précis. Certains lidars ont été développés au Québec, mais sur des bases expérimentales. Ce sont des outils de recherche, en fait. Au départ, on avait commencé à travailler avec la base de Valcartier qui était assez spécialisée justement dans ça et puis, finalement, à la suite de plusieurs difficultés on a réalisé qu'il valait beaucoup mieux pour nous d'essayer de trouver des engins plus compacts, des engins beaucoup plus sécuritaires et des engins qu'on pouvait transporter facilement. La machine qu'on utilise maintenant est une technologie finlandaise. Cette machine-là lit le ciel avec le même principe qu'un lecteur de CD géant, retourné à l'envers. Dans un lecteur de CD, vous avez un petit faisceau laser qui frappe la surface du disque, il y a de toutes petites encoches microscopiques et la modulation du laser par les petites encoches est récupérée par la lentille ensuite convertie en musique grâce à un processus de décodage très précis. Nous, au lieu d'un petit laser, on utilise un gros, c'est un laser infrarouge. On le tourne vers le haut.

H.P. : Il lit une très grande surface ou il est comme une fenêtre devant laquelle le nuage passe ?

N.R. : Non, la lentille mesure environ 20 centimètres de diamètre et la tâche du laser à la plus haute altitude qu'on atteint, qui est d'environ 8 000 mètres donc 25 000 pieds, mesure peut-être 30 mètres de diamètre. Il y a une très très faible divergence. C'est vraiment comme une aiguille en fait qui monte dans le ciel, comme une corde en fait. C'est pour cela qu'on parle de la harpe, cette corde laser.

H.P. : On pourrait imaginer une deuxième et une troisième corde dans un même lieu ou dans des lieux différents qui pourraient être reliés ?

N.R. : Le projet de notre départ était assez grandiose. On imaginait six lasers visibles qui dessinaient vraiment des cordes tendues entre la Terre et le ciel visibles à 80 kilomètres et là vous voyez les taches de lumière danser sur les nuages. Il a des questions de coûts et surtout il y a des questions de sécurité qui sont très importantes. Des lasers comme ceux-là sont très dangereux. Il faut prévenir tous les avions qui volent alentour. Il faut prévenir la population, sans cela il y a des appels comme quoi les gens ont vu des ovnis. C'est spectaculaire et ça ne se justifie pas pour des installations temporaires de quelques semaines. Alors on est en discussion avec un organisme pour une installation permanente. À ce moment-là, on envisagera peut-être justement de faire une véritable harpe avec des cordes visibles.

H.P. : Il y a une chose qui me préoccupe dans le rendu sonore. Selon ce que j'ai lu, il y a toute une démarche scientifique, mathématique et qui se transforme au moment justement du geste sonore et musical en quelque chose qui me semble plus aléatoire. Je formule ma question différemment ; les sons ne sont pas générés par la mathématique.

N.R. : Non, pas du tout. Les sons sont générés par les synthétiseurs ou les échantillonneurs puisque, évidemment, le nuage ne produit pas de sons et si on pouvait produire un son à partir de la forme du nuage, si le timbre était produit par la forme du nuage . . . Pour moi, ça ne me semble pas très prometteur parce que pour obtenir quelque chose qui permet de travailler, il faut avoir quelque chose qui possède un certain degré de régularité, pour avoir une vraie onde sonore. L'irrégularité que l'on observe dans le nuage est un petit peu particulière et, pour l'instant, je doute qu'elle puisse produire des timbres intéressants. Ça fait partie des expériences qu'on va faire et, contrairement à la harpe à nuages, dès le moment où j'ai pensé à la harpe à nuages, je savais qu'elle avait un potentiel à cause, entre autres, des harpes éoliennes qui jouent avec le vent. Comme la géométrie du vent et celle des nuages sont intimement liées, je savais qu'il y avait beaucoup de chances que ça fonctionne bien, alors que pour le timbre du nuage c'est dans les projets, mais ce n'est pas prioritaire. Ce qu'on a fait, nous, c'est qu'on a essentiellement développé un logiciel qu'on a appelé " Midilidar ", développé de zéro, en fait, qui permet à n'importe quel musicien, familier avec l'interface MIDI informatique de jouer de la harpe en environ une demi-heure. Il suffit qu'il apprenne à contrôler les altitudes de ciel, à placer les instruments sur les différents canaux. Donc là il y a un véritable travail mâtiné de compositeur et d'arrangeur et de chef d'orchestre puisqu'on ne décide pas tout. C'est le nuage qui donne les modulations…

H.P. : D'intensité, de hauteur ?

N.R. : Oui. Par exemple, la hauteur du nuage va déterminer la hauteur de la note et le volume du nuage va déterminer . . .

H.P. : Quand vous dites hauteur du nuage, vous voulez dire l'épaisseur du nuage ?

N.R. : Non, la distance entre le sol et le bas du nuage. L'altitude du nuage peut donner la hauteur de la note et la densité du nuage peut donner le volume. Ce sont les orchestrations les plus simples qu'on appelle Kepleriennes justement en référence à Kepler qui avait fait un peu la même chose avec les planètes, mais on peut faire ça et le contraire, c'est-à-dire que les possibilités d'ajustement sont très très vastes. On peut ajuster tous les paramètres qui génèrent une note musicale incluant vélocité, la durée, le volume, l'attaque, decay, release, sustain, les paramètres d'enveloppe peuvent tous être soit laissés fixes, soit laissés au contrôle du nuage à l'intérieur d'une certaine marge que le compositeur définit et ensuite chaque canal, on a 16 canaux, peut être corrélé à un intervalle d'altitude. Si on prend une analogie avec un orchestre classique, on peut faire chanter les violons de 0 à 2,000 pieds, les cuivres de 1,000 à 3,000 pieds et ainsi de suite. Quand vous regardez votre dessin, votre schéma d'atmosphère ensuite vous avez vraiment l'impression d'une gigantesque portée musicale. Plus c'est haut, plus la note est aiguë, plus on arrive aux instruments aigus. Quand le nuage se déplace d'altitude en altitude, il fait entrer et sortir les différents instruments. Vous avez des altitudes monophoniques, des altitudes polyphoniques de tout petits intervalles d'altitude où on met des percussions, des timbales. Il y en a qui sont des roulements de timbale. Vous savez que le nuage vient de passer dans cet intervalle de 50 pieds d'altitude qui est à peut-être 6,000 pieds de hauteur.

H.P. : Est-ce qu'il y a une sorte du nuage que vous ne pouvez pas analyser, ce n'est pas le cumulus ?

N.R. : Non, ce n'est pas le cumulus. Le cumulus est à basse altitude. Notre seule limite est l'altitude. Il y a certains cirrus qu'on n'attrape pas, des nuages stratosphériques. Les cirrus commencent à environ 5 ou 6,000 mètres, mais ils vont très très haut. Ils vont au-dessus des avions qui eux volent jusqu'à 12,000 mètres. On ne capte pas les plus haut cirrus. Si on voulait les capter, ça prendrait des machines qui sont des machines encore expérimentales.

H.P. : Si vous étiez dans le nuage, autrement dit, pas sur la Terre, et émettiez à l'intérieur du nuage, on peut s'attendre à une autre lecture ?

N.R. : Oui, puisqu'on capte, en fait, la périphérie du nuage, son enveloppe, si on peut dire, parce que quand même ce n'est pas une enveloppe qui a une limite fixe. Il y a des moments où on rentre, il y a des moments où on sort du nuage alors que l'anatomie interne du nuage est différente. Quand on est dans le nuage, par exemple quand il y a du brouillard, on est dans un nuage. On a fait un concert à Hambourg, en Allemagne, par un ciel qui était vraiment, ça faisait veille de débarquement des alliés, un ciel lourd avec une espèce de pluie. On était dans une gare abandonnée tout en béton et en métal rouillé et là effectivement on était dans un nuage et on sentait très très bien la différence de son.

H.P. : Est-ce qu'on peut imaginer une architecture sonore dans l'esprit d'une architecture d'écologie, dans un lieu donné, dans un bidonville ou un centre-ville, une sorte de coupole puisse être faite protégeant ses habitants ? Est-ce que c'est envisageable dans une mégapole futuriste . . . ? Si un laser analyse les nuages qui surplombent l'endroit où on est et en retour nous donne un écho de leur nature, est-il possible d'imaginer que nous puissions être dans une bulle générée par le nuage ou est-ce que je suis trop science-fiction ?

N.R. : Pour moi, ce n'est certainement pas très science-fiction. On a toujours des projets, des visions qui sont très belles, mais je ne sais pas si ça s'imagine technologiquement. Ce que vous entendez en ce moment, ce sont les tempêtes de verglas à Montréal en 1998. Les sondes à nuages sont extrêmement robustes. Elles peuvent fonctionner par tous les temps. Les deux seules choses qu'elles redoutent c'est le soleil (si le soleil arrive directement dedans, elle est brûlée) et les coupures de courant, évidemment. La sonde ici a fonctionné jusqu'au moment où le courant a été coupé à cause des grands black-outs de janvier-février en 1998.

H.P. : Il semble y avoir une architecture beaucoup plus en rupture.

N.R. : Oui, enfin, ce sont des sons que j'ai placés . . . Les sons que j'ai placés ici sont des sons différents, c'est plus dans la notion de l'audio ou du bruit acoustique que de l'harmonie musicale.

H.P. : Mais quand vous dites le son que vous avez placé, les impulsions, la rythmique est issue de la structure du nuage. Ce n'est pas vous qui . . .

N.R. : Oui, partiellement. Pas totalement parce que la sonde elle-même a son propre rythme. La sonde analyse le nuage avec une fréquence très précise. À partir de là vous pouvez déterminer vous-même un rythme. Le compositeur peut décider que, comme sur les pièces que vous avez entendues avant, avoir un rythme très très franc en disant telle percussion va taper à toutes les 50 fois le laser sur le nuage. Donc on peut introduire ça. Par contre, ici on a effectivement des choses beaucoup plus frappées, mais on n'a pas de rythme comme tel. Le son qui est émis se prolonge jusqu'à la fin, il ne s'arrête pas. La longueur des bruits que vous entendez est aussi déterminée par la longueur du nuage. Comme je vous dis, tout est possible. On a une journaliste de la revue Interface qui a trouvé un très joli mot, qui nous a qualifiés de nuagistes, les gens qui jouent des nuages. Le nuagiste qui se place devant l'interface a vraiment une très grande liberté et tout notre travail maintenant est d'essayer d'accroître cette liberté. Le jeu est évidemment de produire quelque chose, produire une musique qui reste au plus près du nuage et de ne pas laisser le logiciel fabriquer la séquence musicale. Aujourd'hui c'est très facile de prendre un bruit aléatoire et d'en produire de la musique classique. Il va rester de l'aléatoire, mais il sera imperceptible, il sera caché dans la structure du classique. Comment on fait justement pour savoir qu'on écoute le nuage, il faut faire quelque chose qui va changer selon les variétés de nuage, ça c'est l'essence du projet.

H.P. : Est-ce que vous connaissez le travail de Jio Shimizu qui travaille avec la lumière, les constellations et les étoiles. J'ai apporté le CD d'ailleurs pour vous montrer une photo et il explique sa technique d'analyse des étoiles reliée à l'Équateur. Il y a des données mathématiques. Il en retire un faisceau lumineux qu'il expose dans la galerie un peu comme une sorte de fenêtre de ce qu'il appelle le " velocity window ". Il y a des ondes sinusoïdales qui sont accrochées à ça. Moi ce qui me fascine et qui me trouble parce que j'écoute beaucoup de musique électronique et je dirais à la limite électrique. Il y a beaucoup de compositeurs qui s'intéressent à l'électricité. J'aime beaucoup d'ailleurs écouter l'électricité, la musique des fils électriques. Il y a beaucoup d'artistes sonores qui se positionnent dans une position d'observateur et qui s'approprie peut-être certaines des fonctions et les réorganisent et peut-être autant chez vous que chez Shimizu, c'est le moment de décision par rapport à la structure chaotique qui me préoccupe que je viens essayer de rencontrer.

N.R. : C'est là que se trouve le travail que je qualifierais d'artistique ou de musicien. On produit en fait une sorte de vision du ciel. Moi, je produis une sorte de vision du ciel et cet auteur dont vous parlez une autre vision à partir des étoiles. J'ai chez moi une cassette, une musique des anneaux de Saturne, quelqu'un a travaillé avec les anneaux de Saturne. Même au niveau des sciences pures, vous pouvez écouter les ondes radio qui viennent de Jupiter. Il y a toujours ce transcodage qui existe d'une forme à une autre, d'une matière à une autre. Pour moi ça ramène à ce dont je vous parlais au sujet des petites sculptures, c'est qu'aujourd'hui justement, par le biais des mémoires d'ordinateur, par le fait qu'on peut coder toutes les informations de façon analogue très très semblables, on peut hybrider ces informations. On peut décider qu'on va observer tel phénomène avec un regard qui était auparavant impossible. C'est avec le regard de l'oreille pour écouter le nuage. Maintenant on est capable de sentir le type de nuage sur des orchestrations simples on est capable de sentir à quel type de nuage on a affaire simplement en l'écoutant quand on est enfermé. Cette espèce de changement de représentation ça ouvre des perspectives, ça nous apprend des choses. Nous on ne fait pas ça pour apprendre des choses, parce que notre travail n'est pas scientifique. On utilise beaucoup de composantes scientifiques et technologiques, ce n'est pas du tout l'essentiel du travail, mais on essaie quand même d'apprendre des choses, même si ce n'est pas un apprentissage au sens pédagogique du terme.

H.P. : Est-ce qu'on peut imaginer un rayonnement fossile sonore ?

N.R. : Ça été imaginé. J'avais lu une histoire . . . c'était une histoire de science-fiction. Les histoires de science-fiction sont très intéressantes parce qu'elles voient de quoi l'imaginaire se nourrit quand il observe des phénomènes scientifiques auxquels la plupart des gens n'ont plus accès maintenant parce que leur description est devenue trop sophistiquée. Il y avait cette image de quelqu'un qui rentrait dans une très ancienne caverne et qui n'avait jamais été ouverte depuis la préhistoire qui, avec des microphones très sensibles, arrivaient à reconstituer les conversations des hommes préhistoriques sous des échos qui avaient alors . . . Quand on pense à ça en termes physiques, on se heurte à beaucoup d'impossibilités. Il y a des phénomènes d'absorption, etc., mais comme rien n'est totalement impossible pourquoi pas alors un rayonnement fossile sonore ?

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C'est vrai que le passage, le nœud de ce projet-là c'est vraiment le logiciel, c'est le pivot de toute l'histoire. C'est de là que l'information rentre, c'est là qu'elle ressort, c'est là que tous rencontrent le nuage, l'auteur et la musique. C'est comme le carrefour.

H.P. : Vous avez conçu ce logiciel ?

N.R. : Mon intention était de développer l'interface par des programmeurs. Je travaille beaucoup sur des prototypes de logiciel. Le travail d'interface est un travail spécialisé.

H.P. : C'est ce même logiciel qui génère ces sculptures ici ?

N.R. : Non, c'est complètement différent, pas le même. Celui-ci est destiné à produire uniquement des sons. Un logiciel qui produit des structures ce n'est pas un logiciel cette fois-ci ce sont des programmes informatiques. La différence entre les deux c'est que dans un logiciel on peut changer les paramètres dans une petite fenêtre. Le programme, il faut réécrire des lignes de programme pour modifier ce qu'il fait.

H.P. : Est-ce qu'on pourrait avoir accès à ce logiciel de création sonore ?

N.R. : Progressivement, on le développe avec éventuellement l'idée de le diffuser et en essayant de le rendre le plus largement ouvert possible et un des modules qu'on implémente en ce moment consiste à lui permettre de lire n'importe quelle information à l'entrée qui est présentée sous forme de lettre. Vous pourriez placer, par exemple, un roman de Baudelaire et puis essayer de le convertir voir ce que ça donne si, en le convertissant en musique. Il y a certains auteurs qui sont plus mélodieux que d'autres, mais ce n'est pas encore fait. C'est beaucoup d'ouvrage.

H.P. : Applicable seulement à la langue française ?

N.R. : Non, n'importe quel message de type lettre, ce qu'on appelle un message ascii. C'est vrai quand on parle des aspects techniques du logiciel, on a beaucoup l'impression que le travail qu'on fait est un travail très technique et très scientifique. En réalité, la technique n'apparaît pas dans nos installations. Ce n'est pas quelque chose qu'on montre, c'est quelque chose avec quoi on travaille qui rend les choses possibles, mais ce n'est pas une démonstration de prouesses technologiques qu'on fait. Le buffet, la harpe, dissimule complètement tous les aspects techniques. Il est basé lui-même sur une géométrie de nuage, un peu comme ces petites architectures dont je vous ai parlé, mais on ne voit pas de technique. On ne voit jamais de technique. On est là essentiellement pour le phénomène, pour vivre la musique qui évolue au gré des nuages qui passent.

H.P. : Merci infiniment.

N.R. : C'est moi qui vous remercie.

transcription : Carole Legault


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