ANGÉLINE
NEVEU
27
AVRIL 2000
Éric
Létourneau : Angéline Neveu est née en 1946 à Boulogne-Billancourt
en France. Elle reçoit une formation de musique classique. Tout
d'abord, où se situe Billancourt ?
Angéline
Neveu : C'est juste un fait du
hasard. Boulogne-Billancourt, c'est à peu près une banlieue proche
comme Outremont, une municipalité proche. Je pense même que, pendant
un moment, ça appartenait à Paris. En tout cas, il y avait le métro,
même à l'époque, et puis beaucoup plus tard. C'est simplement parce
qu'il y avait une clinique de haut calibre et que la vie de ma mère
était en danger. C'est-à-dire que, dès que je vais arriver au monde,
c'est soit ma mère ou moi. Mon père va nous offrir cette clinique
afin que l'une et l'autre puissions continuer. C'est juste ça ;
le château de Napoléon III de Boulogne-Billancourt. Je vais rester
trois semaines et puis c'est à peu près tout. C'est tout cet épisode
de ma vie que j'ai passé à Boulogne-Billancourt. Ce furent les trois
premières semaines de mon existence.
É.L.
: Et c'est un quartier où vous demeuriez aussi ?
A.N.
: Pas du tout. C'est une clinique où on venait accoucher de l'Europe
entière, déjà à l'époque, parce que justement il y avait de très
grands professeurs, etc. Donc, comme ma mère était condamnée. Je
veux dire que ce n'était pas certain que je puisse naître, c'était
ma mère ou moi, mon père a trouvé cette clinique afin que les deux
puissent survivre à ma naissance. Donc, ça va commencer très bizarrement.
Pour moi, c'est déjà pas évident.
É.L.
: Et vous demeuriez à Paris ?
A.N.
: Oui, ça par contre, j'ai passé le restant de mes premiers jours
à Paris. Je suis en fait du quartier latin, du cinquième arrondissement.
Mes parents habitaient rue du Cardinal Lemoine. Puis, la deuxième
partie de ma vie, après 68, je l'ai passée dans le quatrième arrondissement.
C'est-à-dire que j'ai traversé la Seine, quittant la Rive gauche
qui devenait quétaine pour la Rive droite. Oui, parce que la Rive
droite devenait branchée après les événements de 68. C'était évident
que les Halles allaient disparaître et Beaubourg allait naître ainsi
que l'opéra de la Bastille et un nouveau quartier. Tout le Marais
a été comme en effervescence et tout le onzième arrondissement qui
était un quartier plutôt pauvre du XIXe siècle avec les artisans
de Paris, va devenir un quartier branché où vont s'installer les
artistes. Ce sont les seuls lofts à peu près disponibles de Paris.
On est ni à New York ni à Montréal et les artistes ont quand même
besoin d'atelier puis ça va donc être investigué par les artistes.
La galerie Donguy va s'installer aussi. C'est le nouveau Saint-Germain-des-Prés.
É.L.
: Où se trouve d'ailleurs la galerie Donguy ?
A.N.
: Rue de la Roquette.
É.L. : Ça c'est pas loin de Beaubourg ?
A.N. : C'est pas loin de la Bastille ni de
Beaubourg. C'est encore plus près de la Bastille. C'est à 300 mètres
de la Bastille.
É.L.
: C'est quand même étonnant que ce que tu trouves quétaine, c'est
le quartier branché finalement ou c'est le quartier …?
A.N.
: Non, c'est que historiquement, avant la Rive gauche, du temps
de mes pères et mères, la Rive gauche, Barbara, etc. tous les cafés
où passaient les chansonniers, les poètes, c'était Rive gauche et
après les événements de mai 68, la Rive gauche va être comme investie
par les gens de banlieue qui viennent un peu sans savoir pourquoi
chercher des affaires, des traces d'histoire qui ne sont déjà plus
là, mais qui transument sur la Rive droite pour des raisons économiques
et autres et aussi se tenir . . . On se tient toujours de plus en
plus loin des trucs à la mode. C'est un peu comme en ce moment.
En ce moment, ce n'est plus du tout la rue St-Laurent, c'est Hochelaga-Maisonneuve
qui est branché.
É.L.
: Ton enfance a été teintée de l'éducation musicale, ça été quelque
chose de prépondérant ?
A.N.
: Oui. J'ai commencé mes études de piano à l'âge de 4 ans. Ce qui
m'a un peu aussi tenue éloignée de mes petites copines. C'était
très important de rester avec les autres petites filles, mais finalement
j'ai été quand même coupée de cette réalité du jeu. J'étais toujours
avec des gens plus âgés que moi parce que j'étudiais d'une part
et d'autre part, je faisais mes études de piano. J'avais une technique
et une main gauche assez exceptionnelles. Je n'avais pas besoin
de travailler, c'était comme un don et j'avais aussi une bonne oreille.
J'avais reçu une formation beaucoup moins valable du point de vue
lecture. À l'oreille, on me jouait trois fois un morceau et il y
avait des chances que je sois capable de le rejouer. J'ai gagné
tous les concours de l'époque, etc. J'ai commencé à passer dans
les studios d'enregistrement très jeune aussi, à Radio France, La
Schola Cantorum, des trucs comme ça.
É.L.
: D'ailleurs, tu m'as fait remarquer avant hier, ce que tu m'as
dit : " J'ai découvert qu'avec le piano je pouvais faire pleurer
les gens et j'adorais ça. " Et ça c'était vers l'âge de 4 ans. J'ai
trouvé ça intéressant dans la mesure où on se rend compte que l'art
peut apporter quelque chose de très puissant au point de communiquer
directement une émotion ou des impressions.
A.N.
: Oui et c'était aussi tout mon jardin secret qui me permettait
de vivre mes émotions à travers la musique et puis de les offrir,
de les donner et de les faire vivre. J'ai été sélectionnée quasiment
dans tous les concours. J'ai été sélectionnée sur la sensibilité.
C'était ça et c'était comme très étrange parce qu'une fois que c'était
fini, je venais de vivre cette expérience là et là je n'étais plus
capable de communiquer grand chose sur ce plan-là ou sur le plan
des émotions dans le fond. Ça été une espèce d'Éden très important
qui m'a permis du reste, je pense, jusqu'à aujourd'hui de survivre
et qui s'est arrêté à l'âge de 15 ans pour d'autres raisons.
É.L.
: Qu'est-ce qui a opéré cette transition de la musique vers l'écriture
?
A.N.
: Non. Il n'y a pas eu de transition directe. Je pense que j'ai
toujours écrit en même temps. Ma prof de piano qui était russe disait
toujours que de toute façon dans la vie on ne peut qu'écrire, peindre,
être musicien et à l'extrême rigueur, être comédien.
É.L.
: Il n'y avait pas d'autres alternatives, sinon c'était le déshonneur.
A.N.
: Ça été bien clair dès le début. C'est quand même elle qui m'a
formée. Je ne me suis jamais posée la question de savoir si je pouvais
faire autre chose. Par contre, il y avait peut-être plus un blocage
du point de vue visuel par rapport à mon père aussi. C'était les
arts avant toute chose.
É.L.
: À travers toutes ces premières aventures de création, quelle expérience
de jeunesse t'aurait le plus marqué ou de quelle expérience as-tu
un souvenir le plus clair ?
A.N.
: Ce que j'aimais beaucoup c'était que, sous prétexte que je jouais
du piano puis que je devais devenir musicienne et professionnelle,
on m'emmenait dans les concerts le soir. J'assistais à des affaires
à la salle Pleyel et puis tout le monde se relayait. Finalement,
j'avais déjà comme une vie de nuit. J'ai fait 11 ans d'études de
piano et pendant ces onze années-là, finalement, on me sortait beaucoup,
aussi bien, du reste au musée du Louvre que dans les salles de concert.
Je me souviens que petite fille, je pense que je devais être la
seule petite fille dans les salles de concert le soir et ça c'était
comme un privilège. Ça faisait partie de mes secrets et trésors
que je ne partageais finalement pas beaucoup, mais qui était quelque
chose de très riche et j'aimais ça. J'aimais ça et j'ai eu la chance
d'écouter des gens merveilleux.
É.L.
: C'était déjà aussi un pas dans le monde des adultes ?
A.N.
: Ça, par contre, c'est un peu l'envers de la médaille. C'est ce
que je disais tout à l'heure. J'étais très triste d'être coupée
de mes petites amies parce qu'on n'avait déjà plus grand chose à
se dire. J'étais constamment avec des adultes et même parmi ces
adultes, plutôt des gens âgés, pour xy raisons qui ne sont pas intéressantes
à dire ici. C'était ça pareil et ça va durer longtemps parce que,
même quand je vais avoir 15 ou 16 ans, je ne vais pas être tellement
avec des adolescents de mon âge. Je vais plutôt être avec des gens
de 20 ou 25 ans, ce qui est beaucoup plus vieux surtout à ces âges-là
où c'est très très important quelqu'un qui a 5 ans de plus que toi.
C'est un vieux et, finalement, les gens de mon âge m'ennuient. Ça
va toujours être une espèce de mal être que je vais toujours traîner
avec moi, une espèce de décalage où je ne vais jamais être à la
bonne place. Je vais être bien, mais je vais être seule.
É.L. : Tu mentionnais que quelque chose s'était passé vers l'âge
de 15 ans. C'est une époque charnière évidemment, pour chacun. Est-ce
que c'est aussi le saut vraiment vers l'écriture ou la décision
de prendre l'écriture comme discipline qui va probablement être
présente durant le reste de ta vie. Est-ce que c'est à ce moment-là
que ça s'est décidé ?
A.N.
: Ce qui s'est surtout décidé, c'est que j'arrête le piano et volontairement
à la suite de la mort de ma sœur aînée. Je vais me refermer parce
que mon seul moyen de communication justement aura été la musique,
c'est-à-dire peu de mots. Mais là je vais être dans une période
comme ça où ça va être encore plus le retrait d'autant qu'on va
me mettre en pension. Je vais me trouver pensionnaire puis complètement
en décalage, il y a des choses qui se passent . . . J'avais été
élevée complètement à côté de la plaque dans un lycée de filles,
le meilleur lycée de Paris, mais très BCBG, etc. . . Là je vais
me retrouver en pension dans un lycée mixte. Je n'ai jamais vu de
garçons de ma vie.
É.L.
: Jamais vu de garçons de ta vie ?
A.N. : Mais non. Mon père ne me laissait approcher
personne. C'est aussi la réalité d'une époque parce que . . . Je
pense que je peux comprendre un petit peu par la suite. C'est pas
ça, c'est aussi qu'il y a un fait historique ; la majorité est à
21 ans. Jusqu'à 21 ans, tu dois être vierge, tu dois être ci, tu
dois être ça . . . D'ailleurs ça ne va pas se faire comme ça, mais
c'était ça la loi légalement, c'était encore cette vieille affaire
et c'est pour ça que ma génération aussi va se révolter d'une certaine
façon parce que ça fait un peu beaucoup. Je ne sais pas si je peux
transgresser . . .
É.L. : C'était une façon aussi de faire taire les gens qui étaient
potentiellement fauteurs de troubles. Vous restez enfants jusqu'à
21 ans, vous n'avez aucun droit.
A.N.
: C'est ça, essentiellement c'est ça, mais là je me retrouve donc
dans cette espèce de lycée où du reste je vais avoir pour camarade
Charles Dreyfus, mais ça je vais le savoir plus tard.
É.L.
: C'est une rencontre historique.
A.N.
: Je vais faire des études de philo là-dedans, c'est de ça dont
vous voulez parler. Ce que je vis aussi c'est que dans ce lycée.
Je vais rencontrer (j'ai 15 ans) et me retrouver avec des types
de 19 ans qui ont fait la guerre d'Algérie, ont fait l'amour, qui
ont une vie d'homme, qui ont connu tout à fait autre chose, le jazz.
J'ai déjà connu le jazz par le biais des enfants de ma prof de piano
et pour d'autres raisons aussi. J'ai un grand-père musicien, mais
ça va être comme primordial. C'est le début où je vais être politisée.
Je vais commencer à me politiser sans même le savoir parce que je
vais organiser une grève de la faim, parce qu'on mange très très
mal, parce qu'il y a des cheveux dans la soupe . . .
É.L. : À priori, vous ne veniez pas d'une famille politisée, mais
vous l'êtes devenue par la suite.
A.N.
: Politisée, mais pas dans le même sens. Ça s'est fait spontanément.
Tout le monde était d'accord pour faire ça. Je me souviendrai toujours
que les petites filles qui étaient au lycée, quand on a arrêté la
grève, sont venues nous voir et étaient très déçues parce qu'elles
voulaient continuer. Nous on voulait arrêter à cause d'elles. Ce
fut toute une histoire. Je me suis faite sermonner par mon père
qui m'a demandé si je me rendais compte que je faisais de la politique
et tout ça. Je n'avais pas associé que c'était direct effectivement,
la voie vers autre chose, vers l'action.
É.L. : Quelle a été l'action ou l'influence, bonne ou mauvaise,
de ces gens rencontrés qui avaient fait la guerre d'Algérie ?
A.N.
: C'est paradoxal. Ça m'a obligée à faire des " move " que . . .
Je venais donc de ce lycée BCBG et je parlais un français comme
je ne le parlerai sans doute jamais plus. Pour me faire accepter,
il a fallu que je commence à dire des gros mots, etc. Ça été le
début de craquelures diverses et là d'un seul coup je sentais des
affaires qui m'échappaient, des manques d'information. C'était les
premiers graffitis sur les murs, c'était une drôle d'ambiance.
É.L.
: On parle de quelle époque ?
A.N.
: Avant 68. C'était les années 60.
É.L.
: Les gens qui faisaient les graffitis sur les murs c'était probablement
ces même gens que vous connaissiez ?
A.N. : De toute façon, je suis passée d'un
lycée à un autre. Je suis passée du meilleur lycée au pire lycée
de France, ce qui fait que le choc a été vraiment terrible. Je crois
que je ne m'en suis jamais remise. Ça n'avait pas beaucoup commune
mesure et dans les deux cas je pense, finalement je ne suis pas
sure, que ça m'intéressait beaucoup. Je me suis comme détachée,
retirée et puis . . . je lisais pendant les cours. Il y avait toute
sorte de cours qui ne m'intéressaient pas et je travaillais bien
quand même. Je lisais, je réfléchissais. J'ai toujours beaucoup
réfléchi.
É.L.
: Angéline Neveu, est-ce que cette passion pour l'écriture, à ce
moment-là, durant cette époque, se manifestait déjà de la même façon
qu'elle peut se manifester maintenant ou de la même façon qu'elle
a pu se manifester entre cette époque-là et maintenant ? Est-ce
que la passion de l'écriture est toujours demeurée semblable ou
est-ce qu'elle s'est vraiment transformée depuis cette époque ?
A.N.
: Avant de parler de la passion de l'écriture, je parlerais de la
passion de la lecture. Je pense que depuis l'enfance, je lisais
la nuit, j'ai lu beaucoup et là encore j'étais encore en décalage.
Je lisais des affaires extrêmement sérieuses un peu trop jeune.
Peut-être que je n'avais pas compris certaines choses et sûrement
pas vécu un paquet d'autres. Peut-être qu'il y avait une espèce
de distance, mais peu importe, c'était ça. Ce dont je me souviens,
c'est d'avoir régulièrement tenu des journaux au quotidien pendant
des années. Je m'intéresse à beaucoup de choses et puis je dis qu'avant
d'écrire ou avant de laisser des traces derrière soi, il faut quand
même avoir un peu d'humilité et puis aller voir ce que font les
autres. Je vais m'intéresser beaucoup au cinéma aussi. On a la chance
d'avoir une cinémathèque incroyable dans ce lycée-là pour des raisons
qui seraient trop longues à expliquer ici. On a accès à des films
très très jeune. Je cherche partout, je continue à écouter de la
musique c'est sûr, mais peut-être même je suis trop dans l'étude.
Je suis dans l'étude sur tous les plans. Je veux dire qu'après je
vais aussi devenir cinéphile. Cela me semble évident et normal.
É.L.
: Ça allait de pair. Est-ce que l'index prohibitorum existait à
ce moment-là en France, parce qu'il était en vigueur au Québec ?
A.N.
: Je ne le sais pas. À quelle époque c'était ici ?
É.L.
: Ç'a été jusqu'à la révolution tranquille. Il y avait des livres
qu'on ne pouvait pas avoir. Il fallait vraiment faire des pirouettes
pour avoir plusieurs livres. Le marquis de Sade et tout ça ce n'était
pas autorisé.
A.N.
: Pas sur tout. Ça remonterait davantage à ma sœur. Il y a eu quelques
affaires comme ça, mais très très peu. Je pense que de toute façon
quand même que les quelques livres qui ont pu être interdits ont
eu beaucoup de presse et beaucoup de succès. Il y a eu des éditions
sous le manteau d'un paquet d'affaires. Dès qu'on savait qu'un livre
avait été interdit, au contraire, je crois que ça en faisait un
best-seller. C'était la meilleure pub.
É.L.
: Angéline Neveu, dans nos entretiens préliminaires, vous avez qualifié
cette époque-là d'une époque où le thème le plus important était
probablement celui de la révolution. Il y avait une volonté de révolution
à cette époque-là.
A.N.
: Oui, mais il y avait d'abord la révolte qui grondait. Les deux
générations précédentes en Europe ont connu la guerre puis nous
on voulait encore nous faire avaler la pilule des lendemains qui
chantent il y en avait marre, puis l'éducation correspondait. Quand
est-ce qu'on aurait le droit un jour d'être heureux ? Ça personne
ne nous le disait. Il fallait encore attendre et attendre. C'était
une optique qui n'en finissait pas. Je pense que c'est pour ça qu'il
y a eu cette espèce de prise de conscience tout en sachant très
bien quand même que les gens qui avaient été à la guerre ce n'était
pas pour rien. Si eux étaient allés à la guerre et étaient morts
(des types de 20 ans), c'était aussi pour nous permettre de vivre
autre chose. Il fallait prendre notre vie en mains et il fallait
se défendre face à tout ça. Il y a également eu un désir de changer
quelque chose au plan planétaire. Ce ne fut pas seulement en France.
En France ça été énorme, mais il y a eu aussi des résurgences aussi
bien à Tokyo, qu'ailleurs, au Brésil, etc. Ça a bougé partout, ici
aussi.
É.L.
: À des moments différents.
A.N.
: À des moments différents, mais à la même époque ; c'est une période.
On ne peut pas dire la fin du monde est à 7 h 00. Si elle a lieu,
elle aura lieu.
É.L. : Il y a quand même eu une concentration d'énergie révolutionnaire.
Je dis ça entre guillemets, entre mars et mai 68. Je dirais que
vous avez été vraiment au beau milieu de ces événements et vous
avez fait partie de ces groupes déclencheurs aussi de ces événements.
A.N.
: Oui, mais je dirais, par exemple, aux médias français qui semblaient
très étonnés de ce qui se passe. Ah 68, personne en a parlé, personne
n'a vu que ça allait venir, personne ci, personne ça. Oui et non.
Il y avait quand même justement déjà des gens politisés. Le 20e
siècle, c'est le siècle des intellectuels. Les artistes deviennent
des gens qui prennent la parole pour la politique, pour des choses
comme ça parce que le fric ne vient plus des rois. Il vient des
banques et du gouvernement. Ça change la démarche. J'ai fait partie
des 11 Enragés de Nanterre. Parmi les enragés de Nanterre, il y
en avait peut-être 7 qui venaient de 6 ou 7 (c'était énorme) dont
les parents étaient des staliniens. Ça veut dire des gens qui avaient
appartenu au parti communiste donc des gens politisés. C'est un
siècle d'idéologies qui se cristallisent avec les échecs parce que
nous déjà on est dans la condamnation du parti communiste depuis
déjà longtemps parce qu'il y a eu Budapest en 54. Être stalinien
en 68 n'était plus tellement acceptable et de toute façon pour être
stalinien, dans notre optique, ce n'était pas acceptable. On était
pour Makhno. On était pour les vrais révolutionnaires qui proposaient
la liberté et non pas l'idéologie du totalitarisme, du fascisme
de gauche. De toute façon, c'est un peu ça le 20e siècle. Quand
on regarde Hitler d'un côté, Mussolini de l'autre, les Russes d'un
autre côté, ce n'est pas léger. Ce n'est pas la liberté chérie,
ce n'est pas vraiment ça. C'est certain que nous voulions autre
chose sans trop savoir ce qu'on voulait. Par contre, était née quand
même une conscience politique qui n'existait pas avant. Les gens
qui n'ont pas reçu une éducation politique ne sont pas politisés.
Ils ne peuvent pas l'être, ils ne connaissent pas l'histoire. Je
suis désolée d'appeler un chat un chat, mais c'est comme ça. Donc,
ces jeunes qui avaient leurs parents déjà politisés parlaient d'autres
choses. J'avais des professeurs d'histoire qui nous parlaient du
parti communiste et de Trotski. Ce qu'il faut voir aussi c'est que
Trotski c'était l'entrisme. L'entrisme c'était quoi, c'était donc
entrer dans une institution par exemple. On noyaute le type qui
ouvre la porte, il y en a un autre qui noyaute celui qui fait ça,
l'autre qui noyaute celui qui fait du pain, l'autre qui noyaute
celui qui . . . et au bout d'un moment, c'est le gruyère ; il est
entièrement noyauté.
É.L.
: La souris peut se promener. Il y avait une composante gauchiste
très forte, mais il y avait aussi une composante anarchiste très
forte. Vous avez mentionné que la guerre d'Espagne avait aussi été
une source d'inspiration importante pour ces gens-là.
A.N.
: Certainement, la guerre d'Espagne pour ces gens-là et pour nous.
Déjà un type comme Malraux était quelqu'un qui faisait partie de
mes héros. De plus, il était devenu Ministre de la culture après
ou je ne sais plus quand, mais tout le monde connaissait ses bouquins
(plus ou moins quand même). Malraux était allé faire la guerre d'Espagne.
C'était quand même par rapport à quelque chose de très dur. Je suis
allée en Espagne quand il y avait encore Franco. Ce n'était pas
marrant. Après 68, on a un peu déliré, on avait trop bu. On a déliré
dans Barcelone en criant Viva Durutti en appelant tous les grands
anarchistes du temps espagnol, etc. On s'est fait suivre jusqu'à
Valence et heureusement qu'à Valence j'avais une amie qui était
bien avec les autorités parce que ça aurait pu très mal tourner.
C'était évident. On était saoul et on gueulait comme des ânes, mais
c'était bien innocent. Il fallait être jeune pour faire ça parce
que la réalité était qu'on aurait pu finir nos jours en prison.
É.L.
: C'était des tergiversations qui avaient comme point de départ
l'action importante du 22 mars 68 des 11 Enragés de Nanterre et
j'aimerais revenir à ces enragés dont vous avez fait partie. Est-ce
que vous pourriez nous raconter un peu ce qui s'est passé le 22
mars et dans les jours qui ont précédé.
A.N.
: Disons déjà dans les mois qui ont précédé 68, j'étais encore une
fois très innocente de par mon éducation et ma famille. Pour en
revenir au Trotskisme, il y avait quand même eu quelques générations
précédentes qui avaient déjà mis en place des buts de politisation
dans les lycées, les collèges, les universités et, à part les médias,
il n'y a eu que les médias pour être étonnés de ce qui était arrivé.
En fait, c'était préparé de longue date, ce n'est pas tombé comme
ça. Il y avait déjà eu des gestes posés, des organisations, des
informations qui commençaient à circuler.
É.L.
: Est-ce que les enragés étaient une organisation ? Est-ce qu'ils
se sont nommés eux-mêmes les Enragés de Nanterre ou si c'est venu
à posteriori ou ce sont des gens qui les ont appelés comme ça ?
A.N.
: Non, c'est effectivement venu d'une réunion à Nanterre car les
Enragés, en fait, étaient un groupe d'anarchistes du 19e siècle.
Il y avait les enragés du 19e siècle et les enragés de Nanterre.
C'était à peu près ce qui nous réunissait ainsi que cette immense
rage et cette détermination afin de changer le monde.
É.L.
: Cette rage et cette détermination vous unissaient. Qu'est-ce qui
vous différenciait des Enragés du 19e siècle ?
A.N.
: Le contexte quand même et le 20e siècle.
É.L.
: Parce que vous semblez dire qu'il y avait une partie, une faction
de ces enragés à Nanterre qui s'inspiraient particulièrement de
l'anarchisme, d'une autre forme d'anarchisme.
A.N.
: Je ne pense pas, mais on pourrait voir ça comme ça. Les Enragés
étaient vraiment des gens très déterminés. Par ailleurs, Cohn-Bendit
qui a été lui très médiatisé, très célèbre par la suite, se prétendait
anarchiste. Il y a eu un paquet d'incidents, des sabotages de cours,
ceux de Henri Lefebvre en particulier.
É.L.
: Ça s'est terminé le 22 mars par une occupation ?
A.N.
: Il y a eu un cheval qui a été introduit dans l'université et le
fameux 22 mars au soir, il y a eu une occupation. On a été les premiers
à monter dans cette foutue salle du conseil d'administration et,
10 minutes après, Cohn-Bendit est arrivé avec sa troupe parce que
lui avait une troupe d'à peu près une centaine de personnes et à
vrai dire, nous ne savions plus trop quoi faire. On avait sorti
quelques verres vides des placards. On avait jeté quand même un
coup d'œil et là Cohn-Bendit est parti dans un discours sur le vol
très bizarre dans la mesure où la première loi de l'anarchie est
" il est interdit d'interdire ". Il nous faisait des commentaires
parce qu'on avait sorti les verres des placards ! Quand on a vu
ça on est parti, on a quitté la salle, on les a laissés à leur bourgeoisie.
31
MAI 2000
Éric
Létourneau : Alors ça été une occupation partagée ?
Angéline
Neveu : C'est ça. C'est beaucoup plus que ça le 22 mars. Il y a
le point de départ de ce qui va se passer puis il y a Cohn-Bendit
et sa troupe. Il y a tous les gens qui ne faisaient même pas partie
de Nanterre qui se sont réclamés du 22 mars alors que . . . C'est
parti, ça a été comme une traînée de poudre au-delà de ce qui s'est
passé. Il y a eu ce petit incident qui est à posteriori finalement
assez drôle et Cohn-Bendit qui va rester là avec sa troupe. Ça va
drainer des centaines de personnes et après ça va devenir " le 22
mars " ; date historique qui va précéder mai 1968.
É.L.
: Ce qui est important aussi à retenir, je crois, de ce 22 mars,
c'est que ça correspond à la sortie d'un manifeste qui a été signé
par plusieurs enragés et que vous avez signé. Est-ce que c'est à
la même époque ?
A.N.
: Non. Nous on a signé un tract, pas un manifeste. Un tract qui
a été rédigé d'ailleurs à la suite du 22 mars. Nous sommes rentrés
dans Paris et nous avons rédigé un tract " Sous les pommiers en
fleurs " qui faisait référence à Marcel Duchamp, mais c'est tout.
Ça n'a pas été théorisé plus que ça. Ce qui va se passer, c'est
que le coup d'envoi de mai 1968 est donné. La situation à Nanterre
va se détériorer parce qu'il faut quand même replacer Nanterre dans
son contexte à l'époque. Nanterre est une université champignon
qui sort de terre au milieu des bidonvilles. La clientèle de Nanterre
qui vient des Champs-Élysées et du XVIe arrondissement ; c'est-à-dire
les fils de bourgeois dans toute leur splendeur. C'est un mélange
très bizarre. Ça va éveiller de drôles d'affaires aussi, tous ces
bidonvilles qui sont là. Ce sont des bidonvilles ; on n'est pas
à Rio, on est en France. Il y a même un Enragé de Nanterre dont
les parents habitent dans le bidonville et lui est à l'université.
C'est très bizarre l'ambiance. On prend le RER pour aller à l'université,
mais en même temps on arrive et c'est complètement le délire. Il
y a aussi des cabanes, des bistrots, des bicoques avec des Algériens
qui vendent du haschich, qui ont des armes et toutes sortes de choses.
C'est ça l'université, cette espèce de contraste. Très vite, évidemment,
ils vont supprimer tout ça. C'est parti comme ça.
É.L. : Quand on pense à ces événements d'ici, au Québec, 33 ans
plus tard, il y a quelque chose qui semble assez particulier ou
un peu étonnant, c'est ce mélange ou cette rencontre entre la volonté
de révolution et le monde de l'art. C'est quelque chose qui nous
est peut-être moins familier ici, surtout ces dernières années.
Comment est-ce que cette rencontre a pu se faire ? Est-ce que c'est
à travers des personnes charnières ou des mouvements charnières
ou des moments particuliers ?
A.N.
: Il ne faut quand même pas se leurrer. Derrière les Enragés, c'est
Debord qui tire les ficelles.
É.L.
: Donc le pape du situationisme.
A.N.
: C'est ça et en même temps, c'est l'ambiguïté. Je sais personnellement
qu'on va demander à tous les Enragés de Nanterre s'ils veulent,
à un moment donné ou un autre, rentrer à l'International Situationisme.
Je vais refuser parce que je me rends compte que je n'ai pas tous
les éléments pour m'impliquer, pour faire face à tout ça puis pour
moi la poésie est importante. Donc, la seule façon d'être honnête,
ça va être de dire non et de rester dans mon coin, sauf qu'en même
temps ça ne va pas changer grand chose dans la mesure où mai 1968
c'est, comme la terminologie l'indique, un mois dans une année.
Pour moi, mai 1968 va durer 8 ans.
É.L.
: De quelle façon ?
A.N.
: C'est parce que, finalement, je ne vais pas m'engager dans l'International
Situationisme, mais on ne va pas se quitter avec les jeunes enragés
qui vont adhérer à l'I.S. Il n'y aura pas vraiment de scission.
É.L.
: Vous allez continuer à travailler ensemble ?
A.N.
: On est ensemble. On va continuer ensemble. Je pense que là il
y a aussi beaucoup de problèmes qui se mêlent. Personnellement,
je vais aussi explorer toutes les affaires de dope comme les gens
de ma génération. Je fais partie de la génération des Beatles, "
Lucy in the sky with diamonds " . . .
É.L. : Est-ce que c'était répandu parmi les situs ?
A.N. : Non, pas du tout. Les situs prônaient
uniquement l'alcool. Du reste, il y a eu un livre qui a failli s'écrire
par un situationiste italien, un philosophe, Paolo Salvadori, et
qui n'aboutira jamais parce que je me souviens très bien avoir discuté
avec lui et lui avoir dit : Essaie un peu avant d'écrire quelque
chose contre ça, pratique toi. Puis, c'est ce qu'il a fait et il
n'a jamais écrit le livre. Ça n'a jamais débouché. Par contre, les
plus belles pages sur l'alcool c'est vrai que c'est Guy Debord qui
va les écrire et c'est dans PANÉGÉRIQUE, mais ça c'est autre chose.
Nous sommes de la jeune génération du situationisme. Debord est
plus âgé et puis tous les autres, Raoul Vaneigem dont je voudrais
quand même saluer au passage le Traité de savoir-vivre à l'usage
des jeunes générations aussi.
É.L.
: Qui était déjà paru lors des événements mai 1968, alors que dans
le cas de La société du spectacle, classique de Guy Debord, on n'est
pas encore certain. On se pose de sérieuses questions quant à savoir
la date exacte de la première édition. Le dépôt légal étant 1969
et dans la préface de la réédition, Guy Debord prétendant que le
dépôt légal ou que la première édition est parue en 1967 et que
les événements de mai 1968 ont fait connaître La société du spectacle
; ce qui semble assez difficile à priori à croire, si on se fie
à l'édition que vous possédez qui date de 1969 où le dépôt légal
et l'éditeur correspondent à la première édition. Le dépôt légal
est 1969, donc il y a quelque chose d'un peu bizarre. C'est peut-être
une manœuvre situationiste, comme on le pensait. Quand vous dites
que votre mai 1968 a duré pendant 8 ans, les 8 ans qui ont suivi,
c'est donc directement relié à cette expérience de la drogue, c'est
une référence à cette expérience ?
A.N. : Oui, une expérience de la vie. C'était
aussi quand même vivre à 100 milles à l'heure. De toute façon, il
y avait en arrière-plan cette foutue mort . . .
É.L. : Le mythe du 33 ans dans le cas du Christ, 30 ans dans le
cas de James Dean, d'Arthur Cravan... Il y en a beaucoup.
A.N. : Beaucoup et donc ça n'avait pas d'importance.
On vit à 100 milles à l'heure. Dans mon cas, c'était ça. En fait,
j'avais d'autres problèmes personnels qui m'intéressaient moins
à résoudre. Ça m'intéressait davantage de partir à fond dans la
dérive ; les dopes, l'alcool et les expériences, mais ça été une
erreur fatale parce que ce n'est pas ce qui s'est passé. Non seulement
je ne suis pas morte, mais par contre je me suis retrouvée à l'hôpital
et de toute façon 1974, c'était la dissolution de l'I.S.
É.L.
: L'I.S. étant l'International Situationisme ?
A.N. : C'est ça. Donc se terminait quelque
chose, c'était comme . . . Les deux cartes finalement que j'avais
jouées à 20 ans, à savoir l'amour et la révolution c'était l'échec
total, les valeurs qui se cassaient la gueule dans toute leur splendeur.
Ce n'était pas ça. Je n'avais pas trouvé par le biais de cette implication
et de cette expérience. . . Je n'avais pas réussi mon affaire.
É.L.
: Angéline Neveu, si vous me le permettez, j'aimerais revenir un
peu sur l'expérience de la drogue parce qu'il existe une tradition
littéraire française extrêmement riche dans laquelle ou par laquelle
on a connu les œuvres d'écrivains célèbres. On pense à Baudelaire,
on pense à Henri Michaud, on pense à Antonin Artaud qui ont tous
utilisé la drogue pour ouvrir les portes de la perception. Est-ce
que c'était quelque chose que vous souhaitiez aller chercher à travers
cette expérience de la drogue ?
A.N.
: Certainement. De toute façon, c'était aussi un thème de ma génération.
En tant que poète, c'est certain que c'est multiplié par 100,000,
mais le thème de ma génération c'était aussi " l'élargissement de
la conscience " alors pour ça il fallait user d'artifices chimiques
et autres. Comme vous venez de le dire, j'avais en plus la justification
littéraire ; Artaud et Michaud. Michaud qui a pris du mescalt et
de la mescaline jusqu'à l'âge de 84 ans.
É.L. : Mais qui a tout renié après d'ailleurs. Ce qu'Artaud n'a
pas fait, mais Henri Michaud a dit il ne faut absolument pas prendre
ça et les derniers livres disaient c'est horrible, qu'est-ce que
j'ai fait ? Il ne faut pas faire ça. Ne faites pas ça.
A.N.
: D'une certaine façon, je ne dirais pas ça aujourd'hui mais oui
aussi. C'était suicidaire, c'était de la recherche suicidaire. Je
ne vois pas l'intérêt d'entraîner 100,000 personnes à se suicider
de cette façon-là. De plus, sur les 100,000 personnes, ce n'est
pas tout le monde qui va laisser une œuvre poétique derrière. Je
rejoins Michaud d'une certaine façon. Bien sûr, il faut faire des
expériences. Je n'ai rien à dire à qui que ce soit. Je peux dire
que c'est très souffrant au bout du compte. Le prix à payer de la
dope, c'est très souffrant. Je ne parle pas d'un petit joint ou
d'une petite affaire un soir avec des copains. La dope comme mode
de vie et les drogues très dures.
É.L.
: Dans le cas d'Henri Michaud, c'était de la mescaline pure. Antonin
Artaud c'était le peyotl, etc.
A.N.
: Par déontologie, je me suis sentie complètement obligée de faire
tout ça pareil si ce n'est plus et puis encore et encore.
É.L.
: Justement, quand on parle de ce plus, par déontologie, vous avez
non seulement expérimenté cet univers, mais vous avez aussi suivi
les traces d'Artaud jusqu'en Indonésie, jusqu'à Bali, dans les années
70. C'est une époque donc où commence pour vous toute une période
de voyages à travers le monde.
A.N.
: Je dirais les années 80. Oui, mais je pense que c'est mon dernier
voyage, en fait, au Mexique, qui va me rapprocher le plus d'Artaud
et de Michaud quand je vais découvrir le peyotl et que je vais m'apercevoir
qu'au bout du compte ça aurait dû être ma drogue de prédilection,
à la subtilité et l'aspect mystique.
É.L.
: Est-ce que vous vous estimez chanceuse de ne pas l'avoir connu
plus tôt ?
A.N.
: Non. Je m'estime chanceuse d'avoir tout arrêté, sinon je ne serais
pas là pour vous en parler.
É.L.
: Qu'est-ce que cette expérience a pu apporter à votre œuvre ou
ces expériences, si j'inclus le voyage physique dans le voyage géographique
et peut-être ces autres expériences qui sont chacune à leur façon
des voyages initiatiques ? Qu'est-ce qu'elles ont pu apporter à
votre œuvre ?
A.N.
: Justement hier vous m'avez donné un livre : " Le tao poétique
" de l'opinion parlée. En le relisant, je viens de me rendre compte
à quel point justement j'étais très proche de ce vide et de cette
conscience du vide qui m'habitait sauf que le vide parfait . . .
É.L.
: On parle de tao donc c'est le tao poétique. C'est un recueil de
poèmes qui ont été écrits souvent par des moines chinois, bouddhistes,
entre les IVe et VIIIe siècles après Jésus-Christ. On fait souvent
l'éloge du vide et même de l'alcool dans ces pages, ce qui est assez
étonnant.
A.N.
: Je pense que j'ai ce livre et que je lis ce livre depuis longtemps.
Il est édité en 86, mais je ne me savais pas, jusqu'à aujourd'hui,
aussi près, une espèce d'identification de par les textes aussi.
Je me sens complètement dans mon propre univers poétique et pourtant
la plupart du temps qui est au XXe siècle et qui est urbain. C'est
cette espèce de détachement et de petites choses au milieu de tout
ce spectacle marchand dans lequel on n'arrive plus à se protéger
et j'ai trouvé que j'avais des textes vraiment très près de cette
époque-là et de ce recueil-là. Je ne pensais pas que j'étais rendue
là aussi.
É.L.
: Est-ce que vous diriez que les voyages initiatiques vous ont permis
d'explorer le vide en fait ?
A.N.
: Oui. Ce que je vois à posteriori c'est que peu importe que ce
soit ma période révolutionnaire, que ce soit la période de dope,
que ce soit la folie, parce que ça m'a mené aussi à la folie, il
faut appeler les choses par leur nom, que ce soit mon travail poétique,
il y a une quête dont je ne me suis pas aperçu. Je cherchais quelque
chose à travers toutes ces affaires et le comble de cette quête,
je pense, va se retrouver dans mes voyages. C'est une quête d'absolu
finalement. Je vais voyager, je ne vais jamais me retrouver au Club
Med, je vais toujours dans des drôles d'affaires. Je vais au Maroc,
je suis en contact avec les Gnaouas. Je vais avoir une bourse du
Centre national des lettres de Paris. Je vais partir en Inde toute
seule pendant un an. Je vais avoir une mécène. Je vais partir en
Indonésie, à Bali, qui est un haut lieu de la poésie. Je vais partir
à Jérusalem, en Islande. Ce sont toujours des lieux très chargés
et, curieusement, je ne le conscientise pas. Je suis là comme un
poisson dans l'eau. Dans tous ces endroits, finalement, je ne conscientise
pas le rapport avec mon vide intérieur et cette recherche et cette
quête d'absolu. Ça va être quand je vais venir émigrer au Québec,
que je vais poser d'autres gestes dans ma vie qui vont complètement
changer le sens et enfin finalement faire sens.
É.L.
: C'est maintenant que vous trouvez un sens ? Vous pouvez mettre
de l'ordre dans tout ça.
A.N.
: Oui. J'ai fait quatre ans de yoga. J'ai été nonne zen. J'ai fait
toutes sortes d'affaires et je ne savais pas ce que je cherchais
vraiment.
É.L.
: Mais vous avez toujours continué à écrire et vous avez toujours
collaboré avec des musiciens à travers toutes ces époques ?
A.N.
: Oui, toutes ces époques, toutes ces péripéties, tous ces voyages.
C'est constant comme manger ou dormir. Rencontrer des musiciens,
travailler avec des musiciens. Comme quand j'ai découvert la musique
Gnaoua, maintenant qui est popularisée. À l'époque, c'était quand
même une grosse découverte pour moi. Tout cet aspect justement répétitif
et puis finalement spirituel et mystique aussi. Il faut appeler
les choses comme ça je crois. C'était ça l'enjeu je pense.
É.L.
: Angéline Neveu, enfant vous avez été enfant prodige, musicienne,
pianiste et vous avez, comme on le disait plus tôt exploré par la
suite le monde de l'écriture. Est-ce que vous voyez des liens entre
ce monde de l'écriture et le monde musical ?
A.N. : Je ne vois pas de lien en tant que
tel dans la mesure où ça toujours été ensemble la même démarche.
J'ai toujours écrit. Je pense que j'ai commencé à écrire mes journaux
vers 8 ou 9 ans. Je ne me souviens pas. En plus, j'ai vécu aussi
dans un milieu très bizarre de peinture en même temps. Je ne peux
pas dire à tel moment, à tel autre. Tout était ensemble dans la
mesure où mon professeur de piano, je pensais qu'on ne pouvait vraiment
pas faire autre chose dans la vie à part être musicien, écrivain
ou peintre.
É.L.
: Donc pour ce professeur russe ça allait de pair être écrivain,
musicien ou peintre à la rigueur comme vous disiez. Vous avez choisi
la poésie, vous écrivez aussi de la prose, mais vous avez un attachement
particulier à la poésie et la poésie se rapproche de la musique
en ce sens qu'un jour je parlais de poésie sonore à un ami qui est
assez au fait de la chose et il me disait pourquoi parler de poésie
sonore, la poésie est toujours sonore, elle a toujours été et, à
ce titre, la poésie se rapproche de la musique puisque la poésie,
je crois que c'est vrai, est toujours sonore en fait.
A.N.
: Oui, la poésie est toujours sonore de la même façon que c'est
Céline qui disait ça, un écrivain existe de par la musique qu'il
y a dans son œuvre alors il faut un rythme. Je ne sais pas. Mes
poèmes aussi ce sont des rythmes, c'est scandé. Je m'écoutais parler
de mon livre que je suis en train de préparer et je me disais là
il faut des intertitres pour scander le livre jusqu'à la fin. Je
vois aussi des respirations. J'écris des silences autrement que
dans un cadre musical, mais je les inscris de la même façon par
une page blanche admettons entre des textes ou quand je récite mes
poèmes, il y a toujours aussi des silences. Pour moi c'est très
important, ça parle beaucoup. Historiquement, c'est juste que la
poésie sonore est partie depuis la bande magnétique, donc dans les
années 50. Il y a eu tout un mouvement qui est né à partir de ce
moment-là. On pense à Bernard Heidseick et Henri Chopin bien sûr
et qui sont mes amis. J'ai eu la chance de faire partie de cette
famille.
É.L.
: Vous avez été très active dans ce monde de la poésie action et
de la lecture publique et des revues parlées à Beaubourg qui ont
été très nombreuses. Je ne sais pas si elles sont encore sous la
même forme maintenant, mais en fait le département existe toujours.
Donc ces revues parlées ont une importance considérable à Paris
dans les années 80. Vous y avez participé plusieurs fois, souvent
aussi, tous vos amis et vous avez aussi participé au Festival polyphonique
qui est un festival de performances, je crois qui est biennal. Pouvez-vous
nous parler un peu de cette mise en rapport du poème avec le public
ou avec l'action ?
A.N.
: Oui, je pense que ça remonterait presque jusqu'à l'enfance dans
la mesure où j'ai donc toujours eu un rapport avec le public, avec
les studios, dans les studios d'enregistrement de Radio France ou
de la Schola Cantorum. D'ailleurs, du reste, j'aime ça et je n'envisage
pas d'être séparée, c'est pour que ça circule le plus possible et
encore là, c'est très utopique. En tout cas, j'essaie de faire ma
part. J'ai fait ma première revue parlée, j'étais au musée Beaubourg
j'avais 30 ans. C'est avec Gilbert Artman, le leader d'Urban sax,
qui avait 40 saxophonistes, qui a écrit quelque chose de très particulier
pour cette revue parlée et ma dernière revue parlée avec Jac Berrocal
en 85, et là où je quittais Paris sans le savoir ou presque. En
France aussi il y a une autre façon de diffuser la poésie, c'est
également beaucoup dans les galeries. Il y a aussi tout un circuit
très intéressant et j'ai joué aussi sur un autre tableau. J'ai créé
une collection de poésies qui s'appelle Unfinitude et là c'était
comme la dimension visuelle où j'ai demandé à des poètes sonores
de jouer aussi sur le texte et l'image. Ça c'était en photocopie,
etc. Ça s'est réalisé. C'est un travail sur quatre ans. Tous les
manuscrits ont été exposés au cours de ma dernière revue parlée
avec Berrocal. À ce moment-là, j'ai voulu aller encore plus de l'avant
et on m'a dit vous avez dix ans d'avance madame. Je ne comprenais
pas trop parce que ma collection était là, elle n'était pas dix
ans en avance.
É.L. : Est-ce qu'Unfinitude était une revue ou c'était une collection
?
A.N. : Une collection de livres. Chacun avait
un livre. Chaque auteur avait un livre de 100 pages. Avec le matériel
de bureau, ça c'était très révolutionnaire effectivement d'utiliser
la photocopie, mais après il y a eu le mouvement du Copie-art. C'était
au tout début. Donc ça permettait à des gens qui avaient d'autres
talents, qui étaient poètes et photographes de sortir leur photo,
toutes sortes de choses.
É.L.
: Parmi ces artistes, pouvez-vous nous en citer quelques-uns ?
A.N.
: Il y a Bernard Heidseick, des gens de chez Galimard, il y a Julien
Blaine, Claude Royer-Journoud, Charles Dreyfus.
É.L.
: Qui est un de vos bons amis aussi, qui est un poète sonore, un
artiste qui pratique l'installation et la performance.
A.N.
: Oui, avec qui j'ai été au lycée à l'âge de 15 ans. Je ne me souviens
pas de lui, lui il se souvient de moi. Sans commentaires. On était
donc pensionnaire ensemble.
É.L.
: Il y a beaucoup d'autres choses qui se passent. Si vous le permettez
Angéline Neveu, je vais revenir à ce livre sur lequel vous travaillez
présentement dont vous avez cité l'existence tantôt et vous m'avez
dit il y a quelques jours que le livre était divisé en trois mouvements
on pourrait dire ; le premier étant la révolution, qui est un peu
la première époque de votre vie, le deuxième mouvement étant le
monde de l'art, deuxième époque, et le monde de la spiritualité
qui est l'époque présente. Si vous le permettez, j'aimerais revenir
peut-être aux années 70, puisque nous avons parlé de l'influence
du situationisme, l'influence de mai 68 qui, comme vous l'avez dit,
a duré pour vous pendant huit ans. Mais durant cette période des
années 70, outre les voyages et les expériences sur le vide, qu'est-ce
qui pour vous caractérise cette période, que ce soit dans votre
vie ou dans ce que vous avez pu constater ou percevoir de cette
époque ?
A.N. : La jeunesse.
É.L.
: Et qu'est-ce que c'est la jeunesse ?
A.N.
: Ah la jeunesse c'est s'embarquer dans des drôles d'affaires, c'est
y croire. C'était des slogans terribles comme " tout et tout de
suite ".
É.L. : Donc la patience n'était pas une vertu ?
A.N.
: C'était " tout ou rien ". Ça impliquait une espèce de violence
aussi.
É.L.
: Les pavés de mai 68 c'était quand même un bon début. Ç'est peut-être
tombé après comme tout pavé finit par retomber bien sûr.
A.N.
: Oui. Je pense qu'on a été aussi très chanceux que ça en reste
au pavé, ça aurait pu vraiment tourner à des choses plus dramatiques.
On était face à des CRS qui avaient des fusils. S'ils avaient reçu
d'autres ordres, ça aurait pu . . . C'est sans intérêt dans la mesure
où ça ne s'est pas passé.
É.L. : Peut-être que ça entraîne une autre question aussi. Qu'est-ce
qui pour vous, quand vous observez le monde tel qu'il est maintenant
et le monde tel qu'il était juste avant mai 68 . . . Est-ce que
vous pouvez percevoir des points communs entre les deux périodes
?
A.N.
: Avant 68 ?
É.L.
: Oui, je parle juste avant 68.
A.N.
: Juste avant 68, je parle en France, il y a un point très important,
la majorité était à 21 ans. Ce qui veut dire que pour une femme,
surtout, on ne pouvait pas faire grand chose avant 21 ans. C'était
trop. Il y avait eu deux guerres. Là il n'y avait pas de guerre
mais il fallait encore attendre des lendemains qui chantent. Tout
le monde était tanné. Nous on avait 20 ans, on avait envie que ça
change, on avait envie d'autres choses. Comme on avait envie d'autres
choses, on espérait un monde meilleur, ça s'est étendu au reste
de la planète parce que c'est quand même un mouvement où il y aura
des vibrations un peu partout de Tokyo à Berlin, c'est l'Europe,
mais je veux dire l'Amérique du sud, partout il va y avoir des signes
à Mexico. Il va y avoir des signes d'effervescence au Japon. Et
puis la contraception et la libération de la femme.
É.L.
: Ici aussi on a eu la révolution beaucoup plus tranquille. Il s'est
quand même passé quelque chose.
A.N.
: C'était donc qu'il y avait quelque chose qui devait changer fondamentalement.
On arrivait quasiment du Moyen-âge. Et là d'un seul coup c'était
la télé aussi qui commençait à rentrer. C'était des possibilités
peut-être de voyages qui allaient s'en venir.
É.L. : Mais la télé c'était quelque chose de perçu comme un peu
néfaste. Ça devait correspondre à l'idée du spectacle tel que Guy
Debord le dénonçait ?
A.N.
: Non, pas encore. C'était un outil qui allait instruire le monde.
C'est exactement ça le changement dans le fond. C'était avant et
puis maintenant. Il y avait des idéaux. Maintenant on en n'a plus,
à juste titre. On peut espérer, mais c'est plus difficile aujourd'hui.
Là c'était peut-être l'innocence, c'était peut-être aussi le manque
justement . . . On ne communiquait pas avec tout le monde comme
on communique aujourd'hui non plus. Donc, on pouvait peut-être espérer
que ça se passe mieux ailleurs puis un jour ensemble et puis ci
et puis ça. Aujourd'hui, c'est déjà plus difficile d'espérer.
É.L.
: Est-ce que cette espérance a entraîné une certaine déception et
plusieurs pensent que le suicide de Guy Debord qui, je le rappelle,
était le pape du situationisme a écrit " La société du spectacle
" était quand même un des livres importants de référence pour votre
génération, vous sembliez me dire, il y a quelques jours, que le
suicide de Guy Debord n'était pas nécessairement dû à une déception
mais qu'il était programmé d'avance.
A.N.
: Ça n'a rien à voir. Déception de quoi. Il a fait ce qu'il avait
à faire. Il a écrit un livre fondamental. Il a été visionnaire.
Écrire ce qu'on est en train de vivre maintenant, " La société du
spectacle ", le spectacle de la marchandise il y a 30 ans c'est
un très grand livre, c'est un grand théoricien. Pour moi, ce n'est
pas Karl Marx qui va rester dans le XXe siècle, c'est plutôt Guy
Debord dans la vision théorique ça s'arrête là, la vision théorique
de la situation, l'analyse situationnelle par contre c'est normal.
Quand on vit à 100 milles à l'heure, on n'a pas envie de finir dans
un hôpital quelconque, dans une chaise roulante et de finir débranché
au lieu de mourir. Je pense qu'il était conséquent avec ce qu'il
avait choisi de vivre et on ne peut pas vivre comme ça sans que
le corps soit altéré et souffrant au bout d'un moment. C'est la
belle-sœur ou le beau-frère de Marx qui a écrit " Le droit à la
paresse ". Ils ont fait la même chose. Debord se réclamait d'eux.
Il l'a annoncé, il nous en a parlé. Il se réclamait de la liberté,
du droit de choisir sa mort. Les deux se sont suicidés à l'âge de
60 ans. C'est un choix, c'est correct. En aucun cas ce n'est une
question de déception.
É.L.
: Parce que ce gros mythe de la déception des gens de mai 68 qui
ont vu les choses se gâter par après.
A.N.
: Les gens de mai 68, ce n'est pas Guy Debord.
É.L.
: Beaucoup de gens, c'est une pensée populaire pour les gens qui
connaissent Guy Debord. Si vous le permettez, je vais revenir encore,
je reviens toujours, parce qu'on se promène, on fait de la dérive
réelle, je reviens dans les années 70 il y a eu un passage pour
vous du monde de la révolution au monde de l'art. Vers quel moment
ça s'est passé et pourquoi ça s'est passé ?
A.N. : Ça s'est passé parce que je suis tombée
malade. Comme je suis tombée malade pendant un an je n'ai pas pu
bouger ni me lever de mon lit donc j'ai écrit mon premier livre.
É.L. : C'était en quelle année ça ?
A.N. : 1975.
É.L.
: Vous avez écrit votre premier livre au lit ?
A.N.
: Oui (rires).
É.L.
: Vous écriviez avant ? Ce livre était un recueil de poésie ?
A.N.
: Un recueil de poésie. C'est parce qu'avant j'ai cessé d'écrire
durant toute cette période-là pour réfléchir d'une certaine façon.
J'étais consternée aussi de voir tout ce qu'il y avait, toutes ces
affaires-là . . . Comment me situer honnêtement sans dire de bêtises,
il me semblait qu'il fallait que . . . J'étais quand même avec des
grands penseurs, mine de rien, et je me sentais . . . Il fallait
que j'écoute un peu avant. Je suis un peu comme ça, j'aime bien
écouter aussi. J'aime bien parler, ça c'est sûr, mais j'aime bien
écouter.
É.L.
: C'était un très grand défi, c'est un défi de tous les jours, un
défi quotidien, d'être entourée de gens comme ça.
A.N.
: C'est sûr et ce qui fait que quand je suis tombée malade, c'est
ça qui s'est passé et j'en avais assez de dire j'ai écrit ou je
vais écrire. J'avais le goût d'être professionnelle donc ce qui
a entraîné la publication de mon premier livre et mon entrée dans
le monde de l'art d'une certaine façon.
É.L.
: Donc vous aviez 32-33 ans à ce moment-là ? C'est vers la même
époque aussi que vous vous êtes intéressée au bouddhisme zen soto
je crois.
A.N. : Oui, à peu près.
É.L.
: Comment est-ce que ça s'est passé ?
A.N. : Je suis partie à New York. C'est très
curieux parce que j'ai rencontré des écrivains et des moines zen
de l'époque, tous les gens qui ont fait partir le mouvement autour
de Deshimaru et les moines importants qui étaient par ailleurs des
écrivains et aussi, il faut le dire, avec qui je consommais.
É.L. : Alors c'est pour cela que Deshimaru a trouvé en ces gens-là
probablement autant la sensibilité et l'ouverture aussi de la part
de ces gens-là eux-mêmes qui désiraient trouver une voie, une alternative
peut-être.
A.N.
: Le mot est juste, le mot me plaît . Je pense que c'était vraiment
une alternative et ça en est une encore aujourd'hui, je pense. De
toute façon, ça fait partie de ce siècle aussi où justement d'un
côté c'est le politique, de l'autre côté c'est la spiritualité.
On cherche, on vadrouille dans toutes les eaux, dans toutes les
sphères. Je pense que c'est très très proche à notre siècle. C'est
très propre à notre siècle. En même temps être révolutionnaire et
en même temps se retrouver dans un Dojo Zen.
É.L.
: Il y a un paradoxe, mais le zen ne cultive le paradoxe d'abord
et le zen a quelque chose d'anarchiste en fait, dans un sens. Il
y avait un maître Deshimaru, mais le maître en zen n'est pas du
tout le gourou que l'on peut connaître dans d'autres religions.
Ce n'est pas le culte à la personnalité mais qui peut s'arrêter
et qui est libre . . .
A.N.
: Permettez-moi de vous arrêter, il ne s'agit pas de religion. On
laisse les religions au catholicisme.
É.L.
: Pour vous, c'est vraiment autre chose ? Le zen est une philosophie,
mais c'est quand même une pratique. Ce n'est pas parce que ça découle
du bouddhisme qu'il est une grande religion.
A.N. : C'est une religion pour vous ? Pour
moi, c'est une philosophie.
É.L.
: Mais le bouddhisme est une religion aussi. Vous le percevez comme
une philosophie ?
A.N.
: Une façon de vivre, pas une religion. Pour moi, la religion c'est
vraiment le dicta des hommes et des puissances et qui n'ont plus
rien à voir avec les sens spirituels rendus comme c'est rendu. Je
n'ai rien contre le Christ, mais la religion catholique je ne suis
pas capable. Ça ne m'appartient pas, je ne peux pas m'identifier.
Ce sont des hommes qui décident de ci de ça. Je ne vois pas l'amour,
je ne vois pas Dieu, je ne vois pas les sens, je ne vois pas la
beauté, je ne vois pas la bonté, je ne vois pas les vertus spirituelles,
les valeurs spirituelles. Je ne les vois pas chez les hommes qui
dirigent toutes ces affaires-là. C'est quelque chose qui est complètement
hiérarchisé. Ça ne vient pas me chercher.
É.L.
: Alors que dans le zen il y a des principes philosophiques qui
quand même se rapprochent un peu de certains types d'anarchisme,
entre autres, l'anarchisme transcendantaliste est tout. Il y a quand
même des affinités.
A.N.
: Oui. Encore une fois c'était des approches. Je ne peux pas non
plus faire l'apogée du zen. Du reste, ce serait relativement malhonnête
de ma part parce que ça été juste un passage sans plus. Je ne me
suis pas arrêtée plus que ça. En même temps, ça m'a marquée de manière
indélébile et puis ça fait encore partie de moi, mais en même temps
je suis ailleurs aussi aujourd'hui.
É.L.
: Je finirais peut-être avec une dernière question sur le zen parce
qu'on va reprendre l'entrevue une prochaine fois. C'est une question
beaucoup plus générale. Est-ce que cet attrait pour le bouddhisme
zen chez les intellectuels ou les écrivains pouvait découler aussi
déjà de la présence de la philosophie zen dans les mouvements d'avant-garde
comme Fluxus, mouvement des années 60, mais qui a toujours été actif
dans les années 70 ou les idées de John Cage qui en était inspiré
directement du zen influençaient grandement la philosophie et les
pratiques artistiques dans ces groupes d'avant-garde ou est-ce que
c'était complètement autonome ? Est-ce que ce groupe de gens autour
de Deshimaru n'avait pas connaissance de Fluxus, n'avait pas de
lien. Est-ce que ça a pu contribuer . . .
A.N.
: Je ne parlerai pas au nom des autres, néanmoins pour Fluxus sans
doute. Par contre, il y a toute la Beat Generation. Il y a tous
les poètes beatnik et ça c'est sûr que, comme il y a des poètes
à l'intérieur du mouvement zen, c'est sûr qu'ils connaissent tous
ces gens-là. Je pense à Allen Ginsberg ou des gens comme ça. Des
gens qui sont allés sur place. C'était l'époque justement. Les copains
de ma génération, ça faisait partie de notre éducation et de notre
formation d'aller faire le tour du monde et d'aller en Afghanistan,
Turquie et puis de se retrouver en Inde, au Tibet. Ça faisait partie
de nos classes. C'était l'université des beatnik. C'était le monde
parce que c'était aussi des débuts des voyages possibles. Avant,
on ne prenait pas l'avion comme ça. Ça aussi c'est lié avec les
premiers charters qui vont être mis en place puis toutes sortes
de façons de voyager, sur le pouce pour la plupart du temps.
É.L.
: Est-ce que vous vous percevez comme une héritière du mouvement
beatnik ?
A.N.
: Je pense que oui d'une certaine façon. Je n'aurais pas eu accès
à toutes ces affaires-là sans eux. J'avais des copains plus âgés
que moi qui me passaient des bouquins. C'est assez simple, c'est
assez traditionnel dans le fond mon parcours part du surréalisme
avec quand même justement la politisation. Le surréalisme c'est
bien important. Le surréalisme va m'apporter un début de culture
politique parce que Breton c'est Trotski. C'est la première fois
parce qu'il faut replacer dans le contexte. Il y a ça d'une part
et il y a l'inconscient aussi, la découverte de l'inconscient et
Breton qui nous fait découvrir Freud et l'incontournable Freud même
si, en tant que femme, aujourd'hui j'aurais beaucoup de choses à
dire contre, mais on ne peut pas faire abstraction de Freud et l'influence
de Freud qui va changer tout. Bien sûr après il y a les dadaïstes,
il y a les lettristes et il y a l'International Situationisme. Il
y a eu tout ça dans ma tendre jeunesse. Tout ça va ensemble. C'est
beaucoup de choses en même temps. Dans le fond, c'est le monde dans
lequel va évoluer le XXe siècle et dont on a connaissance parce
que c'était déjà comme ça, mais on n'avait pas accès grâce aux medias.
On va avoir accès à une certaine quantité d'informations et qualité
d'information. Alors qu'avant ce n'était que par le biais des voyageurs.
7
& 8 JUIN 2000
Éric
Létourneau : . . . d'un certain monde de l'art qui auparavant
se transmettait via les voyageurs, mais le XXe siècle se caractérise
par cette nouvelle façon de transmettre l'information. Vous êtes
une grande voyageuse. Vous avez visité et vous avez travaillé ou
vécu des choses importantes avec des gens de différents peuples.
Vous me citez les Gnaouas très souvent. Qu'est-ce que vous avez
appris particulièrement avec les Gnaouas ?
Angéline Neveu : C'était mon premier voyage
un peu plus risqué dans le sens où j'avais d'abord sillonné l'Europe.
É.L.
: C'était vers quelle année ?
A.N.
: Autour des années 80. Auparavant, les seuls voyages que j'ai pu
faire c'était l'Italie, l'Espagne où j'allais régulièrement. J'ai
vécu un an en Italie, quand j'avais 24 ans.
É.L.
: Donc, les pays modernisés.
A.N.
: Bien sûr. Il y a eu ensuite l'Europe de l'Ouest. C'est important
de le dire car le seul pays de l'Est que je vais pouvoir visiter
c'est quand le mur va tomber. Le rideau de fer va tomber et je vais
aller à Prague aussitôt qu'il y a une ouverture possible. C'est
juste avant de venir m'installer ici, mais auparavant je ne serai
jamais allée à l'Est. Je connais du monde du côté de Marrakech.
Je suis allée directement à Marrakech. J'ai toujours fait ça dans
mes voyages. J'ai toujours privilégié un lieu plutôt que de me perdre
et de faire ça à la japonaise ; une ville tous les jours avec photo
à l'appui. Je préfère rester huit jours quelque part ou trois semaines
quelque part et m'imprégner de ce qui se passe au lieu choisi ;
ce qui fait que c'était très intéressant, je n'étais pas à Marrakech
même, je vivais dans le désert tout proche, dans le bled.
É.L. : Seule ?
A.N.
: Non, j'étais chez des amis, un ami qui était médecin, qui vivait
là-bas. Donc, j'ai assisté à plusieurs affaires. J'ai assisté à
un mariage et j'ai été l'ambassadrice à un mariage de leur village
lors de la journée des femmes ; ça c'était aussi très très intéressant.
Il n'y avait que des femmes. C'était très agréable dans le sens
où des hommes nous servaient du thé, nous apportaient des cigarettes.
C'était absolument parfait et, par ailleurs, les personnes chez
qui j'étais étaient en contact avec les Gnaouas qui sont des gens
venus de Guinée, des nomades qui se sont installés quand même dans
le désert marocain. Très très curieusement, cette année-là je ne
partais pas à Polyphonix et j'arrive à Marrakech toute innocente.
À Marrakech se passait un grand festival mondial de poésie. C'était
complètement par hasard pour moi. Quand je pars en voyage, je ne
me connecte pas vraiment sur les grandes autorités officielles.
Ça été un choix de voyage. Je me suis même rendue jusqu'à Essaouira.
Le premier contact fut parce que les Gnaouas étaient invités officiellement
dans le cadre du festival avec leur musique et leur poésie.
É.L. : Chez eux, la musique et la poésie ne font qu'un.
A.N.
: Absolument. J'ai eu la chance d'assister à une fête Gnaoua, à
une lila qu'on appelle. Cela dure toute la nuit et est un processus
complètement hallucinant. Ça vaut n'importe quel voyage. On ressort
de là complètement lavé, libéré et surtout complètement ailleurs.
Il s'est passé vraiment quelque chose. Hommes et femmes interviennent
à des moments différents avec des tissus de couleurs différentes.
Chacun représente un dieu de la forêt ; les dieux du mal. Ce fut
toute une cérémonie très très notée, très connotée avec les dieux
de tout genre et également du monde en état de transe aussi. Des
femmes et des hommes qui vont faire des transes sur cette musique
lancinante qui ne va pas cesser. Évidemment, la fête commence par
un repas d'agneau et on boit du thé toute la nuit, etc. La progression
dans la fête est très prégnante. On ne peut pas rester insensible
ou désintéressé parce qu'il se passe vraiment autre chose à un autre
niveau. Ça été une très grosse affaire pour moi.
É.L. : Comment arriviez-vous à communiquer avec eux ?
A.N.
: Je ne sais pas. Je ne parle pas arabe. Par contre, mes amis parlaient
arabe, ce qui fait que j'avais droit à une traduction quand même
pour chaque couleur, par exemple, pour chaque tissu déployé par
les femmes. C'est sûr que j'avais les informations au fur et à mesure
du déroulement de la fête. Sinon, je me suis complètement laissée
emporter par cette musique qui était une espèce de psalmodie qui
rythme toute la soirée et qui, au bout d'un moment . . . Quand il
y a six ou sept heures de musique comme ça, c'est à un autre niveau
qu'on écoute ce genre de musique et, effectivement, à partir de
là, je suis partie toute seule à Essaouira, la ville blanche, la
ville très connue. J'ai rencontré les Gnaouas d'Essaouira. Ça été
automatique. Je suis revenue avec des cassettes complètement inédites
à l'époque. Maintenant, on voit du monde de là-bas venir au Festival
de jazz ou autres.
É.L.
: Oui, c'est un phénomène relativement nouveau aussi. Est-ce que
vous avez été en contact avec leur poésie aussi ?
A.N.
: Pas plus que ça dans la mesure où la poésie est indissociable
de la musique et de cet instrument à trois cordes qu'est le santir
(santour) qui est un instrument iranien je pense et c'est plus sur
ce plan-là que ça se situe. C'est plus qu'au niveau des textes véhiculés
dans leur musique.
É.L.
: Angéline Neveu, vous êtes à la fois poète, musicienne et vous
venez de dire que chez les Gnaouas, entre autres, la poésie est
indissociable de la musique. Est-ce que ce serait le cas, peut-être
d'une autre façon, en poésie française ? Je parle peut-être d'une
façon un peu plus abstraite ou conceptuelle.
A.N.
: Je pense que c'est indissociable oui. Je vais surtout parler du
XXe siècle. Je pense que ce n'est pas par hasard non plus que Céline
va parler de la petite musique. Ça revient tout le temps. Un texte
poétique en particulier, mais même un texte normal ne peut pas nous
emporter et nous faire vivre, nous promener, nous faire voyager,
s'il n'y a pas un autre véhicule que le mot. Alors à ce moment-là,
on se sert du style télégraphique et l'affaire est réglée. Encore
que là je pense qu'on pourrait écrire une symphonie en style télégraphique
qui serait aussi valable.
É. L. : Outre les Gnaouas, vous avez aussi fréquenté d'autres cultures.
Quelles sont les cultures, les gens ou les rencontres les plus importantes
que vous avez pu faire ?
A.N. : Je pense que ça été comme une espèce
de plate-forme parce que Marrakech c'était quand même aussi une
découverte du Moyen-âge. Quelque part ça n'a pas encore bougé là-bas
à l'époque. Ça été un tremplin pour l'Inde. Quelque temps après,
je vais avoir une bourse du Centre national des lettres de Paris
et je vais partir toute seule pour environ un an. Je vais partir
en Inde sans préparer grand chose. Là aussi ça va être un grand
choc. Le voyage en Inde, c'est le voyage du silence, de mon silence.
Je vais être complètement en état de découverte silencieuse, de
regard. Je vais être à l'écoute avec mes yeux, avec mes oreilles
et avec mon senti. Je comprends qu'il se passe quelque chose qui
est très loin du monde occidental, ça c'est sûr. Je ne sais pas
ce que c'est, parce que, à l'époque, je ne crois pas en Dieu, mais
je vois bien qu'il se passe quelque chose, c'est dans l'air. C'est
quand on voit les yogis dans les marchés de Bombay ou autres, on
ne peut pas être complètement insensible à ça, mais néanmoins c'est
très loin de nous. Je veux juste parler pour moi. C'était très loin
de moi à l'époque. Je suis comme restée bouche bée et, d'une certaine
façon c'est ce qui va faire mon voyage, c'est être constamment à
l'écoute et constamment et de plus en plus connectée ; ce qui fait
que je vais être connectée avec les animaux. Je ne connaissais pas
ce pouvoir que je pouvais avoir. Je n'ai pas eu peur des cobras
ou autres avec qui je partageais une chambre.
É.L.
: C'était donc aussi une rencontre qui peut-être déstabilisait ou
modifiait la vision qu'on a traditionnellement de l'Inde ici en
Occident où on a évidemment des yogis qui nous vendent des boîtes
de céréales pour la paix. On en parlait plus tôt avant l'entrevue,
c'est complètement une autre expérience.
A.N.
: Là déjà on est en l'an 2000, ça va très vite maintenant. La transformation
va très vite.
É.L. : Parce qu'à cette époque-là, on parle toujours des années
80 ?
A.N.
: Oui, c'est ça. C'est très vite. Là-bas, il y a à peu près un poste
de télé pour un gros village, quand il y en a un. Ce n'est pas exactement
encore internet, on n'est pas rendu là. J'aimerais y retourner aussi
aujourd'hui, mais je suis sûre que, comme partout du reste, les
changements sont fulgurants. Le monde bouge énormément. On aimerait
bien des fois que les choses restent comme ça puis les retrouver,
mais ça c'est hors de question. Le monde est en perpétuelle mouvance.
Ce que je veux dire de l'Inde, en fait, c'est que l'Inde ça n'a
pas été l'Inde, ça été mon retour à Paris car, quand je suis rentrée
de l'Inde à Paris, le soir même j'étais invitée à une grande fête
dans une très belle maison à trois étages, et que j'y suis allée.
Je suis allée d'abord à un souper. J'ai fait les trois étages et
je suis ressortie. J'ai retraversé tout Paris à pied toute seule
et puis Paris c'était terminé. Je ne savais pas où j'allais aller
vivre, pourquoi, mais ce n'était plus possible.
É.L.
: Alors on parle de 84 ou 85, à ce moment-là ?
A.N.
: Peut-être.
É.L.
: Vous définissez cette période de votre vie, les années 80, comme
celle du monde de l'art, après le monde comme on l'appelait de la
révolution des années 60 et 70. Vous faites le saut dans le monde
de l'art. Dans les années 80, vous êtes toujours dans le monde de
l'art. Je ne veux pas dire par là que vous n'y êtes plus, mais maintenant
pour vous il y a des valeurs qui ont changé, on va en parler tantôt,
mais j'aimerais quand même peut-être que vous nous dressiez un portrait
de votre production artistique pendant cette période des années
80.
A.N.
: En 75, mon premier livre va être publié. En 80, c'est ma première
Revue parlée à Beaubourg.
É.L. : C'est l'époque des Infinitudes aussi.
A.N.
: C'est 80-84 Infinitude. Ça va être une très grande période comme
ça. Je commence à Beaubourg. J'ai 30 ans, un petit peu plus. Polyphonix.
É.L.
: Polyphonix qui est un grand festival, basé à Paris mais qui se
promène un peu maintenant . . .
A.N.
: Je vais travailler à New York, dans le cadre d'une Idée en l'air.
Je vais travailler en Italie. Je vais travailler aussi un petit
peu partout , ça bouge beaucoup en fait. Effectivement, il y a ce
voyage qui va être déterminant. Il y a cette collection de poésies
que je vais porter à bout de bras. De 80 à 84, pendant 4 ans, je
vais publier 20 livres d'auteur et 20 autres sont en préparation.
É.L.
: Ce sont 20 recueils.
A.N.
: 20 recueils où textes et images s'interposent. Je travaille sans
cesse. Je pense que le déclencheur qui va me diriger complètement
malgré moi c'est ce retour de l'Inde où ce n'est plus possible.
Il s'est passé quelque chose, une espèce de rupture où je suis moins
intéressée par ce monde de l'art beaucoup à part. Je pense que j'ai
besoin de me ressourcer personnellement. Ça toujours été comme ça.
À ce moment-là, du reste, je vais rencontrer une mécène qui va aussi
me permettre de continuer une série de voyages. Je vais me retrouver
à Bali qui est un haut lieu de la spiritualité. Je vais me retrouver
en Israël qui est un autre très haut lieu de la spiritualité. Je
vais me retrouver en Islande qui n'est pas rien non plus.
É.L.
: Est-ce que c'est vous qui arriviez à convaincre votre mécène ?
A.N.
: Pour la plupart, on était assez d'accord. Je ne vais pas me rendre
compte qu'il y a quand même une espèce de constante à travers tous
ces voyages. C'est finalement une fois que j'aurai fait tous ces
voyages, peut-être au bout du compte, quand je regarde où je suis
allée, que je peux, sinon théoriser, en tout cas, faire une espèce
de bilan par rapport à ces lieux très très précis et très "touchy".
É.L.
: Après toutes ces expériences et tous ces voyages, vous avez fait
un peu le bilan et la synthèse de vos voyages, de vos quêtes initiatiques
que ce soit à travers des expériences personnelles ou des expériences
de voyage. Est-ce que ça a modifié votre façon d'écrire, votre façon
de voir le rapport entre l'art et la vie, par exemple ?
A.N. : Je dois dire que, finalement, ce bilan
est relativement récent. De la même façon que je suis quand même
très très occupée quand c'est la grande période de création tous
azimuts ; ma collection, des publications, des performances, je
vais comme toujours vivre de manière très intense et très très occupée.
Il en est ainsi. Lors des bilans, peut-être aujourd'hui je peux
me permettre de dire ça, je peux me permettre de parler de ça, mais
je pense que jusqu'à ce que j'émigre au Québec, je ne me suis pas
posé une seule question, n'ayant absolument pas le temps. L'important
c'était l'action, c'était d'agir, c'était l'urgence. Il y a aussi
eu beaucoup de phénomènes de l'urgence à travers toute cette démarche.
L'urgence de mourir après l'urgence de vivre. Après l'apogée de
l'urgence de vivre, je pense que ça été de venir ici et c'est ici
que ça se passe. C'est tout un processus. J'avais des amis québécois
avant de venir au Québec. C'est comme ça que je suis venue et, en
fait, eux étaient à Québec et moi à Montréal. Ce que je suis venue
vivre ici est aussi complètement hallucinant. Ce n'était pas du
tout prévu dans mon livre à moi.
É.L.
: De quelle façon c'était différent de ce que vous aviez prévu ?
A.N. : Justement je pensais que cette vie
d'urgence et de folie en quelque sorte allait continuer. Je suis
allée jusqu'à l'épuisement avec le dernier voyage qui a eu lieu
dans la zone du silence au Mexique et puis une nouvelle démarche,
une reprise en mains qui est complètement une nouvelle façon de
vivre qui a complètement changé ma démarche. Je suis même passée
par quelques textes que je dirais un peu mystiques, qui n'étaient
pas du meilleur cru, je l'avoue, mais je pense que ce n'est pas
plus grave que ça. C'était comme une transition. J'aurais juste
pas dû les montrer. C'était comme une transition pour trouver une
nouvelle place dans laquelle là je peux me permettre de commencer
à faire des bilans puis à envisager de sortir de mon travail qui
s'est entassé dans des boîtes de manuscrits pendant toutes ces années,
parce qu'on ne peut pas être au four et au moulin. Je ne pouvais
pas écrire, voyager, publier, être dans un autre pays et m'occuper
de ci . . .
É.L.
: Alors c'était un peu ça la folie et l'urgence, entre autres, dont
vous parliez ? Est-ce que c'est relié à l'expérience dont vous avez
fait mention dans les entrevues précédentes, l'expérience de la
drogue, entre autres, aussi ?
A.N.
: Oui, certainement, mais je pense que toute cette période est terminée.
Donc, c'est une nouvelle période qui me permet de reconsidérer tout
ce travail qui est, par ailleurs, très intéressant aujourd'hui sauf
qu'il faut le mettre en forme, le présenter et le mener jusqu'à
terme ; ce que je viens de commencer à faire. Je pense que je vais
avoir un recueil sinon deux ou trois qui vont sortir à la rentrée
et tous les livres qui attendent encore dans mes boîtes, c'était
ça. Il fallait avant reprendre des forces et une espèce de souffle
avant de pouvoir porter toute cette matière à la lumière et à la
lumière d'une nouvelle vision aussi parce que je pense que j'ai
aussi atteint une démarche de folie non pas seulement par la dope,
mais tout simplement par l'ego et ça ça va faire l'objet d'un livre.
Je n'ai pas le goût d'en parler parce que c'est l'objet d'un livre
qui se prépare dont on a vaguement évoqué l'existence de par les
grandes parties qui vont structurer cette œuvre. Je suis là-dedans
pleinement. La troisième partie de ce livre étant la spiritualité,
je ne pouvais pas écrire n'importe quoi là-dessus même si je suis
allée en Inde, même si ceci, même si cela. La spiritualité ça se
vit. Il fallait un minimum de vécu par rapport à ça afin de faire
une synthèse, afin de vivre une transformation. C'est quoi la spiritualité
? C'est la transformation intérieure et c'est ce que je suis en
train de vivre. C'est là-dessus que je concentre ma vie.
É.L.
: Lorsque vous parlez d'ego, sachant que vous avez déjà été none
zen, c'est là déjà qu'on commence à travailler sur l'ego. Est-ce
que vous considérez que peut-être ce travail a déjà été entamé à
cette période ?
A.N.
: Pas du tout. On ne peut pas entamer un travail sur l'ego et par
ailleurs avoir la conscience embrouillée par l'alcool et la dope.
É.L.
: Ce qui était d'ailleurs le cas de plusieurs disciples de Deshimaru
semble-t-il à cette époque, malheureusement ou heureusement peut-être.
A.N.
: Je ne sais pas, ce n'est pas à moi de trancher, ça ne m'appartient
pas, mais c'est ce que je veux dire. Il y a bien des choses auxquelles
j'ai des idées maîtresses, des idées auxquelles j'ai eu accès, mais
sans pouvoir les vivre ou sans pouvoir les sentir. Juste en voyant
et en entrevoyant que c'était des pierres maîtresses de la construction
du livre qui s'en vient et de ma vie qui est ce qu'elle est aujourd'hui.
Tant que le principal pour moi n'avait pas été d'abstinence, de
substance, n'avait pas eu lieu, le restant n'était pas possible.
C'était aux plans hallucinatoire et intellectuel de salon ; tout
ce que je déteste enfin. C'est parce que le contraste aussi avec
les 10 ans auparavant et les 10 ans après a été très grand. Quand
je vais être une Enragée, je vais connaître à peu près quinze personnes
pendant 10 ans, c'est ça mon monde social, c'est-à-dire absolument
personne. Après, c'est le monde de l'art et là on voit 100 ou 200
personnes par soir. Je n'étais bien ni dans l'un ni dans l'autre.
É.L. : Et dans le monde de la spiritualité, vous voyez combien de
personnes par jour ?
A.N. : (rires) Ça n'a plus d'importance. C'est
l'intériorité, c'est être connecté avec une espèce de puissance
qui est juste plus grande que moi. C'est ça pour moi, c'est juste
ça. Il n'y a ni nom, ni de grande barbe, ni de grande photo, etc.
C'est juste ça.
É.L.
: C'est assez différent de l'époque de la révolution où vous aviez
l'habitude de côtoyer des gens comme Guy Debord, Raoul Vaneigem
. . . C'est là où vous avez fait vos classes finalement.
A.N.
: Oui et de toute façon ça ne change rien.
É.L.
: Parce que vous étiez toute jeune à cette époque-là ?
A.N.
: Oui, j'étais très jeune, mais je ne peux pas faire abstraction
. . . Quelque part ça a été terrible aussi de me trouver là à ce
moment-là, parce que j'ai passé le restant de ma vie à m'ennuyer,
à voir que Debord et les gens d'I.S. avaient raison. C'est très
ennuyeux de vivre comme ça, de tout savoir à l'avance d'une certaine
façon. La société du spectacle maintenant est à son apogée. Elle
a été dénoncée il y a plus de 30 ans.
É.L.
: Est-ce que vous pensez que cette apogée de la Société du spectacle
telle qu'on la vit est destinée à persister ou à disparaître ? Un
exemple qu'on peut donner, au moment où décède Janou Saint-Denis
qui est une des femmes qui a fait le plus au Québec pour la poésie,
tous les poètes ont participé aux soirées de poésie Janou Saint-Denis
depuis 30 ou 40 ans on annonce également la mort de Maurice Richard.
Le journal est consacré uniquement à Maurice Richard et pas un seul
mot sur Janou Saint-Denis. C'est le spectacle à son apogée.
A.N. : C'est le spectacle à son apogée, c'est
la mort, la mort comme marchandise, c'est Dédé Fortin. Une poétesse
qui meurt à un âge respectable, qui a fait sa job, ça intéresse
qui, ça n'intéresse absolument personne.
É.L. : Et si on avait récupéré la mort de Janou Saint-Denis, ça
n'aurait pas été aussi la mort comme marchandise ?
A.N.
: Entre récupérer et faire un minimum . . . parce que là il n'y
avait pas autre chose, il ne se passait pas autre chose sur la planète
pendant qu'il y a Maurice Richard ou pendant qu'il y a Dédé Fortin.
Il n'y a rien d'autre sur la planète. Pendant qu'il y a eu le verglas,
il n'y avait rien d'autre. Vous saviez ce qui se passait ailleurs,
mais pas moi, je ne sais pas. À la limite, ça m'est égal maintenant.
C'est ça que ça a fait faire, c'est que de toute façon pour ma santé
mentale, je préfère me tenir à l'écart de tout ça puis ça va très
bien comme ça. De toute façon, j'ouvre la radio une fois par mois.
Je n'ai rien loupé, il ne s'est rien passé et on ne sait rien, c'est
la surinformation.
É.L. : Qu'est-ce qui crée ce phénomène qu'on retrouve en France,
en Europe présentement, mais particulièrement en Amérique, au Québec
et aux États-Unis où le spectacle est à son apogée. Qu'est-ce qui
a contribué à ériger cette société du spectacle dans laquelle on
vit maintenant à 100 milles à l'heure ?
A.N.
: Quand on dit la société du spectacle, c'est la société du spectacle
de la marchandise. C'est ça qu'il ne faut pas oublier. Parce que
ce n'est pas simplement le spectacle, c'est la marchandise, c'est
juste du business, c'est le fric. Ce n'est pas moi qui l'ai inventé,
je suis désolée, c'est partout, c'est juste ça. C'est très restrictif
de dire la société du spectacle comme marchandise. Il ne faut jamais
oublier ce mot qui est essentiel, la marchandise. Internet, c'est
quoi, c'est 60% de pornographie et c'est un marché, ce n'est pas
la grosse culture, la grosse communication.
É.L.
: Vous qui avez fait partie des Onze enragés de Nanterre, qui avez
été une révolutionnaire et qui avez failli recevoir des pavés sur
la gueule, en mai 68, est-ce que vous voyez une lueur d'espoir pour
nous aujourd'hui ou est-ce que vous voyez quelque chose ? Est-ce
que pour vous ça n'a pas d'importance ?
A.N.
: Pour moi, ça a beaucoup d'importance. Je pense qu'il faut vivre
au jour le jour, 24 heures à la fois, et faire tout ce qu'on a à
faire, chacun pour soi. Si moi je fais mes journées indépendamment,
contre vents et marées, je fais tout ce que j'ai à faire, tout ce
que je peux faire. Si je peux aider mon voisin, je vais l'aider
aussi. Je sais que ça ne changera pas le cours de la planète. Je
ne suis qu'un individu, mais je n'arrêterai pas de faire ce que
j'ai à faire jusqu'à ce que je ne puisse plus le faire. Maintenant,
ce n'est pas gagné. La fin du monde, le 31 décembre 1999, c'est
ridicule. Si les hommes continuent, tout peut arriver y compris
le pire, ce n'est pas gagné.
É.L. : Le meilleur pourrait arriver aussi ?
A.N. : Meilleur. La planète est déjà bien
endommagée. Je ne veux pas être alarmiste, mais elle est très endommagée
; ce qu'on mange dans les assiettes, les ogm, on ne sait pas ce
que c'est, ce sont des points de non retour, c'est tous les jours
et tout ce qu'on ne sait pas.
É.L. : Surtout parce que ce qu'on sait c'est la pointe de l'iceberg,
parce que ce n'est pas de la marchandise. Ce qu'on ne sait pas n'est
pas de la marchandise potentielle.
A.N. : L'écologie, c'est très sérieux. L'International
situationisme en parle aussi déjà en 66. Quand on fait une mauvaise
action au pôle nord, il y a une répercussion au pôle sud. Je veux
bien qu'on répartisse le territoire comme on veut, etc. L'espèce
de village global et de conscience planétaire, c'est s'il y a des
réalités qui correspondent à ça, c'est très bien.
É.L.
: Est-ce que c'est triste pour vous de voir après plus de 30 ans
d'efforts comme ça, avoir été dans l'I.S., avoir été une jeune situationiste,
s'être battue pour promouvoir des valeurs, que ces valeurs aujourd'hui
n'aient pas vaincu ou vaincu contre les mégas intérêts ?
A.N.
: Il y a un livre qui vient de sortir sur l'I.S. qui s'appelle L'amère
victoire du situationisme. C'est un peu ça, dans ce sens là. Personnellement,
j'ai la chance d'être animée par autre chose, d'avoir trouvé autre
chose et un autre intérêt à la vie et je pense que ça m'a ramenée
un peu les pieds sur terre aussi. Je parle pour moi, je n'ai pas
la solution, je n'ai jamais eu la solution pour qui que ce soit,
mais je ne pourrais plus vivre aujourd'hui sans être dans des valeurs,
sans être dans du positif alors que j'étais pétrie de négatif, à
vouloir mourir tout le temps, me suicider. Outre le fait que je
fus malade, c'était à peu près la seule porte de sortie, c'était
le suicide pour les uns et pour les autres. Soyons honnêtes, quand
on voit ça, si on voit ça au premier degré, ce n'est pas gagné.
Je suis désolée de le dire, c'est ce que je pense. Ce n'est pas
gagné du tout.
É.L. : Angéline Neveu, vous êtes une femme qui écrivez, vous avez
lu et vous lisez encore beaucoup. Quels sont pour vous les ouvrages
particulièrement importants qui vous ont marqué ou qui seraient
pertinents, selon vous, à lire maintenant, encore aujourd'hui. Il
y en a sûrement beaucoup, mais je vous demande peut-être en vrac
quelques titres.
A.N. : J'ai vendu ma bibliothèque. Ça dépend
un peu dans quel domaine.
É.L.
: Si on parle de littérature, pour vous quels sont les grands textes,
quels sont les grands recueils?
A.N.
: J'étais une inconditionnelle de Michaud. Je pense que La ralentie.
Ce sont des livres qui ont changé ma vie. Michaud c'est tout mon
univers à l'époque. Je me sens très proche de ce monsieur et j'ai
eu la chance de pouvoir, à 20 ans, aller dans les galeries parisiennes
et puis déjà avoir accès à tous ses dessins et à toutes ses encres
et à tout ce qui crée. C'est toute une œuvre qui me fascine. Un
autre écrivain qui a été très important aussi, mais qui soulève
la grande polémique c'est Louis-Ferdinand Céline, mais évidemment
ça s'est gâté avec Nord. En lisant ses deux romans Le voyage au
bout de la nuit et Mort à crédit, j'ai lu ça deux fois de suite,
dans la même semaine, je ne suis pas sortie. Ça a été complètement
déterminant. Ce sont des livres qui ont été lourds de sens. Chez
les poètes évidemment il y a Rimbaud, il y a Lautréamont. Je ne
parle plus jamais de littérature comme ça, sous cette forme-là.
Dans la mesure aussi où j'ai beaucoup lu d'écrits politiques et
autres dans cette première partie.
É.L.
: La littérature orientale particulièrement. On a parlé du tao poétique.
C'est très important pour vous aussi, la poésie chinoise des 4e,
5e, 6e, 7e et 8e siècles.
A.N.
: Oui. C'était quand même un livre que j'ai eu en 86 et, actuellement,
j'ai accès d'une toute autre façon aussi à ces lectures, dans la
mesure où moi-même j'ai cheminé. J'ai comme une autre compréhension
de ces poèmes et de ce vide parfait. Ce vide parfait qui pour moi
ne serait plus existant ou existerait de par une puissance supérieure.
É.L.
: Le vide est-il une menace ?
A.N.
: Ce n'est pas pour rien que j'ai pris beaucoup de substances en
tout genre, j'avais besoin de remplir aussi une espèce de vide,
une espèce d'angoisse. Je parle du vide intérieur qui m'habitait,
qui m'a toujours habitée de manière dramatique. Je ne savais pas
du tout comment dealer avec ça ; que ce soit des psychothérapies,
des bouts de psychanalyse ou autres. Rien n'a pris sens. C'est juste
aujourd'hui, au Québec et par rapport à ce " move " essentiel qu'il
a fallu que je fasse, c'est-à-dire encore une fois je le dis et
je le répète arrêtez toutes les substances parce que ça n'a jamais
rien résolu, ça n'a que créé une espèce d'escalade. Ce n'était jamais
assez, il fallait de plus en plus par rapport à ce vide inhérent
à l'enfance. C'est le vide existentiel, c'est la grosse question.
Il n'y avait rien, mais j'étais à la recherche de quelque chose.
Je ne suis quand même pas allée au Carnaval de Rio dans mes voyages.
J'aurais bien voulu y aller du reste, ce n'est pas ça le problème.
É.L.
: Qu'est-ce qui différencie le vide existentiel du vide taoïste,
le vide parfait qu'on peut rencontrer dans la philosophie bouddhiste
ou taoïste ?
A.N.
: Le vide parfait c'est quand on a rencontré un être supérieur,
que ce soit Bouddha ou autre. Je pense qu'on est bien après. On
atteint cette espèce de sérénité et tout va très bien, ça n'a plus
d'importance que la barque parte ou revienne.
É.L.
: Donc, vous n'êtes plus tout à faire d'accord avec les idées du
zen soto où on est relativement seul avec soi. Peut-être parce qu'on
a quand même Bouddha, mais Bouddha étant nous-même et nous-même
pouvant être le chat aussi. Comme disait Suzuki, vous pouvez vous
prosterner devant Bouddha, mais c'est comme si vous vous prosterniez
devant vous- même, d'ailleurs prosternez vous devant votre chat,
c'est la même chose. Est-ce que vous êtes toujours d'accord avec
ces idées zen ?
A.N.
: Je ne me prosterne pas devant mon chat (rires). Le vide parfait,
enfin ce que j'ai ressenti dans ces poèmes que je viens de relire
grâce à vous récemment . . . Je viens de trouver la paix, juste
la paix, la quiétude, la sérénité. C'est ça le vide parfait, ce
n'est pas le vide souffrant, ce n'est pas le manque. Quand on est
finalement connecté avec les lois de l'univers, il n'y a pas grand
chose qui puisse nous arriver ou nous déstabiliser. Au bout du compte
et avec l'âge, une certaine sagesse peut s'installer, un début de
discernement s'infiltre dans la vie et puis c'est comme une espèce
de quiétude, de paix, de sérénité, ce sont des mots qui étaient
vides de sens quand j'avais 20 ans.
É.L.
: Ce sont des mots qui sont vides de sens pour d'autres gens de
votre âge aussi. Je ne sais pas si c'est une question d'âge pour
tout le monde en tout cas. Vous auriez pu changer à cette époque-là,
vous auriez pu .. .
A.N.
: Ça ça ne m'intéresse pas de savoir. C'est un faux problème de
dire j'aurais dû, j'aurais pu. C'est vraiment raisonner pour rien.
Il y a assez de choses à raisonner présentement et à voir sur ce
qu'on peut faire. Ce qui est passé, est passé de toute façon. Ça
c'est une philosophie que j'avais depuis longtemps. C'est du reste
dans les théories situ. Ce sont des faux problèmes, dire si j'avais
été blonde, si j'avais mesuré 1 mètre 80, j'aurais été danseuse
. . . Je peux passer de longues soirées à discuter là-dessus, mais
ça ne mène nulle part. Sans être de nouveau dans l'urgence, mon
temps est précieux quand même. De toute façon, je n'ai jamais joué
à ça sachant très bien que c'était des faux débats. Il y a assez
de vrais débats à voir, à argumenter et d'échanges aussi à promouvoir
sans tomber dans toute cette fausse . . .
É.L. : Aujourd'hui, on vit à une époque où on est bombardé d'informations
et aussi une production dans toutes les factions du monde artistique,
une production qui est énorme. Comment percevez-vous cette explosion
de productions, de marchandises artistiques ? Quelque fois c'est
vraiment de la marchandise, quelque fois c'est de l'art honnête
qui n'est pas de la simple marchandise. Un fait demeure, c'est qu'on
se retrouve aujourd'hui devant une montagne incroyable de productions
artistiques et vous m'avez déjà dit, je crois, que vous trouviez
qu'il y avait peut-être trop de choses qui se faisaient ou peut-être
trop de gens qui s'imaginaient pouvoir faire des choses, mais qu'il
leur manquait peut-être un peu d'humilité.
A.N.
: Ce que je vois c'est, par exemple, qu'il y a quand même une différence
entre la personne qui écrit et l'écrivain. Tout le monde écrit quand
on va à l'école, on apprend à écrire, donc on écrit. Je me tiens
à l'écart de tout ça, sauf si on me le demande, je suis obligée.
Je dis que je suis écrivaine, mais sinon je n'ai pas le goût d'entendre
tout le temps oui moi aussi j'écris. C'est tant mieux, c'est très
bien, mais c'est impossible que tout le monde soit Rimbaud, Nelligan,
Gilbert Langevin, Gaston Miron, c'est impossible, je suis désolée.
Ceux qui devront faire la part des choses, je les encourage à la
faire. Même des gens qui publient . . . Il y a trop de monde, il
y a trop de publications, ce qui fait que finalement ça dessert
l'art et les vrais artistes. On ne sait plus . . . C'est même décourageant.
Il y en a tellement que je n'ai même pas le goût de chercher, il
y en a trop. Si quelqu'un me dit lui ou elle est bonne, tant mieux,
il a fait la job pour moi. Je suis découragée devant ça au départ,
c'est trop, c'est comme à l'Union des écrivains. On écrit une recette
de cuisine et on fait partie de leur union. Il faut ramasser les
cotisations. Peut-être qu'ils ont un petit peu resserrer, c'était
ça pareil. Ce n'est pas possible ça, c'est trop. Je pense que ce
n'est pas possible qu'il y ait autant de génies. Je veux bien. C'est
vrai que le Québec a beaucoup d'artistes et qu'il y a beaucoup d'artistes
de très grand talent et dans tous les domaines. Vu la configuration
du pays, je pense que c'est ce qui entraîne cette espèce de prolifération
et de richesse et ce n'est pas tout le monde quand même. Ce n'est
pas possible. À l'échelle de la planète, c'est quoi . . .
É.L.
: Il y a aussi un phénomène particulier, c'est que les artistes
qui ont fait leur marque dans la culture occidentale, qui était
la culture dominante, qui l'est probablement encore, en fait, évidemment
ce sont des artistes qui bénéficiaient d'un certain réseau qui permettait
à leur œuvre et à leur nom de circuler. Si on pense aux artistes
des pays en voie de développement ou des artistes dans les pays
du tiers-monde d'aussi grands artistes dont on n'entend jamais parler
et c'est peut-être aussi quelque chose qui va se développer, espérons-le
en tout cas. Dans le siècle qui vient, on va avoir peut-être une
répartition un petit peu plus équitable à savoir qui est artiste,
qui est un grand artiste dans chaque culture, dans chaque tradition
finalement. Angéline Neveu, avec toute votre expérience, parce que
vous avez publié énormément, vous écrivez, vous avez écrit énormément,
quels conseils donneriez-vous aux jeunes écrivains ?
A.N.
: Je pense que je n'ai pas vraiment de conseils à leur donner. Je
trouve qu'ils sont extraordinaires. Il y a plein de jeunes déjà
dont on entend parler et d'autres dont on n'entend pas parler, mais
que j'ai pu rencontrer et qui ont des initiatives super chouettes
même dans d'autres disciplines. Je pense au jeune bruiteur de 18
ans qui a sa propre collection de disques avec des Japonais. Je
trouve ça fantastique. Quels conseils je peux donner ? C'est lui
qui m'en apprend.
É.L. : Un des conseils, peut-être, ce serait d'établir des réseaux,
des liens et de ne pas rester isolé.
A.N.
: C'est internet maintenant. Alors, s'il reste isolé avec internet
alors là . . . mais c'est sûr que ça ne suffit pas internet au niveau
du contact. Il faut un contact physique aussi. Je pense que les
jeunes ne sont pas fous, justement. Ils ont bénéficié déjà de pas
mal de générations qui ont roulé avant eux. Ils sont quand même
aussi au courant de comment ça fonctionne. Il faut foncer. La seule
chose, dans le fond, je dirais, c'est " sois intègre ".
É.L.
: Ne jamais faire de compromis.
A.N.
: Jamais.
É.L. : Merci beaucoup Angéline Neveu.
A.N.
: Ça me fait plaisir Éric Létourneau.
11 JUIN 2000
Éric Létourneau : C'est un sujet délicat parce qu'aujourd'hui c'est
devenu . . . il y a une mode " straight edge ", une mode retour
à " politically correctness " avec non à la drogue, non aux expériences
qui altèrent supposément la perception. C'est un peu une contre-culture
qu'on a pris en grippe aujourd'hui. Est-ce que c'est possible ?
Angéline
Neveu : Oui c'est possible, mais ce qu'on vit aujourd'hui c'est
une autre mode et toutes les modes de toute façon passent et alternent,
donc ce n'est pas plus grave que ça. Au bout d'un certain âge, quand
on a vu déjà défiler plusieurs fois des modes dans une vie, les
mêmes, on s'inquiète un peu moins. Je dirais pour ma part que je
pense qu'avant les années 70, l'expérience de la drogue était extrêmement
limitée ; je parle pour les Français en particulier. Je pense aux
pères de copains qui avaient fait l'Indochine et qui eux, en revenant
d'Indochine avaient le droit de fumer de l'opium étant donné qu'ils
en avaient fumé toute leur vie et que d'une certaine façon c'était
des gens foutus, ils avaient droit à leur petite pension et à fumer
de l'opium jusqu'à leur mort. Il y a eu des choses comme ça, des
" deals " comme ça très très spéciaux avec le gouvernement c'est-à-dire
de manière très officielle. Que ce soit l'opium ou le cannabis,
ce n'est quand même pas ce qui pousse vraiment dans nos champs.
Ce n'est pas vraiment la culture. Je parle de la France parce qu'à
ce moment-là j'étais là, en Europe. J'ai eu accès à la connaissance
du haschich par les livres d'abord.
É.L.
: C'était avant les années 70 ?
A.N.
: Oui, avant les années 70, mais tout était absolument livresque
jusqu'à un moment donné où quand même il y avait un trafic justement
avec nos anciennes colonies et en particulier le Maroc où le haschich
a commencé à circuler, essentiellement le haschich, pas le pot.
En France, c'était beaucoup de haschich. Ça s'est passé très très
curieusement. C'était aussi pas mal innocent. C'était du bouche
à oreille. On a fumé un joint, bla, bla, bla . . . Je me souviens
que quelqu'un m'avait téléphoné, je devais avoir autour de 18 ans
et on m'avait proposé de . . . J'avais dit non ça ne m'intéresse
absolument pas et j'étais vraiment très innocente parce qu'après
j'allais plonger dedans comme le reste de ma génération. Peut-être
pas le reste de ma génération, mais il serait très malhonnête pour
les gens de mon âge de faire semblant d'avoir inhalé . . .
É.L.
: Oui, cette fameuse citation. Mais tout de même, vous étiez écrivaine,
vous étiez un peu héritière de la tradition " beatnik ", de la "
beat generation " et, dans cette tradition, l'usage de la drogue
est quelque chose de très commun.
A.N.
: Très commun, donc c'est là où ça revient de toute façon. C'est
le quartier latin à Paris, c'est St-Germain-des-Prés et à St-Germain-des-Prés,
il y a tous les voyageurs, tous les Américains en particulier qui
circulent et qui vivent là quand ils sont à Paris. Ça va être pas
mal par le biais des Américains qu'on va avoir accès, par les mecs
qui voyagent, à toutes sortes de dopes. Je me souviens qu'un jour
on avait goûté à du TNT. On n'a jamais retrouvé ça sur le marché
et tant mieux. C'était une drogue très très puissante qui faisait
l'effet du LSD, mais juste pendant cinq minutes. C'était une touche
et des hallucinations majeures, mais vraiment majeures. On arrêtait
et il fallait recommencer, etc. Je pense que c'était très très dangereux
à mon avis. De toute façon ça été ponctuel, ça été un type qui avait
ça dans ses poches et qui repartait vers je ne sais où de la même
façon que la première fois que j'ai entendu parler du LSD. Évidemment,
il y avait, comment dirais-je, Timothy Leary.
É.L.
: Le pape du LSD qui donnait un peu ses indications comment le prendre,
quelles étaient les raisons d'en prendre aussi, les façons, comment
se comporter . . .
A.N.
: Il y avait donc d'un côté le livre, cette connaissance et cette
approche livresque mais, par ailleurs, moi c'est quand même encore
une fois par un type qui, par le biais d'un Américain, avait pris
un flacon de LSD et avait sauté de chez lui. Il s'était cassé les
deux jambes, les deux bras, était allé à l'hôpital et n'était pas
redescendu depuis un an. J'étais complètement . . .
É.L.
: Il est resté pendant un an sur le LSD, halluciné ?
A.N.
: Halluciné. Ça doit être fatigant quand même. C'est toute une expérience.
Je l'ai connu assez légume. Il mangeait du yaourt. C'était à peu
près sa seule nourriture, mais c'était ça parce que justement, c'était
l'ignorance. Lui s'il avait su qu'un petit buvard et une goutte
suffisent, je suppose qu'il n'aurait pas pris d'emblée un petit
flacon qui ne lui semblait rien du tout. Il n'avait aucune idée
de la puissance de ce qu'il se mettait dans le corps. Il y a eu
beaucoup de trucs comme ça, de dérapages plus ou moins graves selon
les substances. C'est le premier témoin que je vais rencontrer dans
ma vie qui a pris du LSD et je vous assure que ça va me faire peur
d'une certaine façon et tant mieux. Finalement, je n'étais pas de
taille non plus à en prendre, même si je vais en prendre plus tard.
Quand j'ai vu ça ça au moins retardé ma propre expérience de deux
ou trois ans.
É.L.
: Quelles étaient les raisons, pensez-vous, de cette attraction
pour la drogue ?
A.N.
: La principale était une raison tout à fait honnête, je pense,
de l'élargissement de la conscience. C'est un thème de l'époque
qui va revenir. On voulait avoir accès au rêve et à l'inconscient.
On voulait révéler l'inconscient. C'était justement le début de
la vulgarisation de Freud et puis tout allait ensemble. On savait
de plus en plus de choses sur les rêves. Je n'ai jamais pris de
la dope comme les jeunes le feront après. Tout ce qu'on faisait
c'était à partir de livres. C'était très didactique et très scientifique.
On lisait et on avait accès à la bibliothèque d'un psychiatre ;
c'était le père d'un copain. Là il y avait des cahiers de La tour
St-Jacques ou de La tour de feu. J'ai un petit blocage par rapport
à cette revue. C'était une revue médicale de l'époque et où il y
avait de grandes informations sur la drogue et sur les médicaments.
C'était aussi le début de la chimiothérapie qui allait . . .
É.L.
: Est-ce que cette revue était destinée aux médecins ?
A.N.
: Aux médecins, bien sûr.
É.L.
: Les médecins utilisaient les drogues hallucinogènes ?
A.N.
: Depuis toujours. La reine Victoria fumait du haschich. Les malades
mentaux prenaient du cannabis. On a toujours soigné les malades
mentaux. Ça calme quand même. Aujourd'hui, on a l'air de faire une
grande découverte quand les sidéens réclament un petit peu de cannabis.
C'est vieux comme le monde. C'était avant tout une drogue médicinale
comme toutes les drogues. Au départ, chaque drogue a une utilité
autre que de se détruire et d'en faire une façon de vivre.
É.L.
: Sauf peut-être l'héroïne ?
A.N.
: Je ne suis pas sûre. L'héroïne c'est un dérivé de quoi ? C'est
aussi un opiacé, ça calme. Je ne sais pas dans quelle mesure et
sous quelle forme. Peut-être pas l'héroïne telle quelle, mais il
y a des dérivés. Je n'ai pas mes tableaux. J'avais tous mes tableaux
à l'époque et toutes mes notes ainsi que tous les dérivés de chaque
substance pour savoir où j'allais. C'était vraiment des expériences
passionnantes. C'était plus intéressant que de regarder la télé,
je suppose. Après, ce que c'est devenu ça c'est autre chose. Si
on tombe dedans. Si ça devient une dépendance et si ça devient un
moyen de vivre, un mode de vie, quand on ne peut pas faire face
à l'insupportable, qu'on ne sait même pas ce qu'est l'insupportable
pour soi-même, le dégoûtant. Ça été très intéressant dans cette
toute première partie de 20 à 30 ans. Maintenant, d'autres choses
se s'ont passé et à d'autres niveaux ; la vulgarisation. Évidemment,
quand la mafia s'approprie ce marché et là ça devient autre chose.
Quand on crée des besoins et des manques, ce n'est plus le côté
artisanal, ce n'est plus du tout ça. Il y avait quand même aussi
Timothy Leary. Ce n'est quand même pas rien. C'était aussi un espoir,
quand il a lancé ça.
É.L.
: Quels étaient les rituels que vous faisiez ou quelles étaient
les règles que vous exerciez lorsque vous preniez des drogues fortes
comme le LSD ou des choses comme ça ?
A.N.
: On faisait ça toujours dans des endroits relativement confortables
pour éviter le pire. À chaque fois qu'on est allé à la campagne
ou quoi que ce soit, il y avait des copains qui plongeaient dans
une piscine ou qui tentaient de se noyer, qui ne savaient pas nager,
qui croyaient savoir nager, qui n'avaient jamais nagé de leur vie.
C'est l'illusion, c'est là la dope, la puissance.
É.L.
: Il fallait toujours que quelqu'un soit à jeun pour pouvoir surveiller
les autres. C'est une des règles que Timothy Leary prônait.
A.N.
: C'est ça, mais ça c'est une des règles qu'on a toujours observée,
c'est-à-dire un peu comme dans une fête, en Norvège. Il y en a toujours
un qui ne boit pas pour ramener les autres à la maison et c'est
à peu près le même principe.
É.L. : Le principe nez rouge ?
A.N.
: Oui, c'est ça. Il y avait toujours quelqu'un qui était là prêt
à intervenir et aussi qui en avait déjà pris, ça c'était bien important.
Ce n'était pas quelqu'un vierge face à la problématique, c'était
quelqu'un qui était passé par là plusieurs fois même, de préférence.
C'était comme à tour de rôle. Il permettait aux autres de passer
et quand il y avait des moments difficiles . . . On avait aussi
repéré les temps, on faisait ça quasiment avec un chronomètre. La
première période d'hallucinations c'était au bout de 20 minutes.
La deuxième période qui était du reste beaucoup plus grande, c'était
au bout d'une heure et plus et il y avait l'apogée de la dernière
période d'hallucinations. C'était très important que la personne
qui initiait soit là à ces moments-là, à ces moments particulièrement
difficiles ou drôles parce que ça pouvait aussi partir dans quelque
chose de complètement ubuesque, mais ça pouvait aussi . . . Ce n'était
pas évident, surtout pour les premiers voyages. Le premier voyage
de quelqu'un c'était bien important que ça se passe bien. La redescente
aussi était très importante parce que c'était des acides qui étaient
très forts. Ça durait 24 heures et c'était très très fort. La redescente
aussi. Il fallait calculer presque trois jours pour se sortir d'une
expérience.
É.L. : Cette personne qui surveillait, qui avait déjà fait plusieurs
expériences amène une question. Jusqu'à combien d'expériences peut-on
aller avant que ça devienne moins utile ou inutile ? Quel est le
nombre moyen d'expériences réellement intéressantes avant qu'à un
certain moment il faille passer à autre chose ?
A.N. : Je pense qu'on ne peut pas répondre
comme ça. Ce n'est pas aussi simple. Je pense que c'est en fonction
de chaque individu, de la morphologie de chaque individu. Un grand
costaud va quand même mieux supporter qu'une personne plus mince.
Quelqu'un déjà nerveux, déjà émotivement fragile, a plus de chances
de capoter et de se retrouver à l'hôpital psychiatrique, c'est évident.
On était complètement fasciné par la folie. On ne peut pas en même
temps aimer Antonin Artaud et prendre des pincettes et dire pas
ci, pas ça. C'est une fascination de la folie.
É.L. : D'où vient cette fascination de la folie ?
A.N.
: D'atteindre d'autres sphères de conscience que la réalité qui
nous semblait toujours d'une certaine façon ordinaire, plate. Maintenant
je trouve ça formidable la réalité, mais, à l'époque, il y a eu
comme quelque chose . . . Ce qu'on nous proposait n'était pas suffisant.
É.L.
: Il y avait une quête spirituelle derrière ça aussi ?
A.N.
: Je peux le dire aujourd'hui, mais, encore une fois, à l'époque
il y a eu toute sorte de façon de prendre ces affaires-là. Je parle
de ma gang qui était quand même des gens qui voulaient écrire, qui
faisaient de la peinture, des gens qui étaient en démarche quelque
part. C'est là où ça va rejoindre l'art, quelque part. On a tous
fait des dessins, des peintures en plein délire, en plein " trip
", mais, très honnêtement et ça j'ai beaucoup aimé ça de ma gang,
si je puis dire, c'est qu'on a dit ce n'est pas bon, c'est juste
du délire et c'est correct comme ça, mais ne mélangeons pas toutes
les cartes. J'ai trouvé ça très correct que ton expérience demeure
une expérience. Que tu dessines, ce n'est pas un problème, mais
que tu te prennes pour Picasso, c'est là le problème. À aucun moment,
il y a eu ce genre de dérapage. Quand il y avait des gens qui dessinaient,
ils dessinaient à jeun ou quelque chose comme ça.
É.L. : Avec quel genre de personne faisiez-vous ces expériences
? Avec des gens de votre âge, avec des gens plus vieux, avec des
gens de différents groupes ?
A.N.
: Je dois dire que des gens de mon âge certainement, avec quelques
personnes plus âgées puisque justement les gourous ou ceux qui nous
faisaient passer le voyage initiatique étaient un peu plus âgés.
À l'époque, j'étais en philo. Ça a précédé, mais ça a aussi chevauché
la période des Enragés de Nanterre, mais ça a vraiment précédé.
Il y a eu toute une période où c'était très important ; avant mars
68.
É.L. : Est-ce que les livres d'Henri Michaud qui vous ont nourrie
et qui vous ont peut-être poussée dans cette direction vous ont
peut-être aussi mis en garde parce que Henri Michaud, à la fin de
sa vie . . . Il n'avait pas encore fait son mea culpa, je pense
?
A.N.
: À la fin de sa vie, voyons donc, il n'y a pas longtemps la fin
de sa vie. À l'époque, il était en plein dedans.
É.L.
: Ça fait 15 ans parce que juste à la fin de sa vie, il y a peut-être
15 ans, il a publié des textes où il disait où j'ai passé 10, 15
ou 20 ans de ma vie sur la mescaline et sur différentes drogues
et je vous déconseille fortement de le faire. À l'époque, ce n'était
pas encore le cas, donc vous n'aviez pas cet avertissement ?
A.N.
: Pas du tout. C'était au contraire, tout le monde était en plein
dedans et nous aussi. On ne savait pas. Je ne savais pas qu'un jour
je déconseillerais à qui que ce soit de passer par là.
É.L.
: Pourquoi vous leur déconseillez ?
A.N.
: Parce qu'on s'y perd. Autant on peut faire ça en touriste et encore
là il faut faire même très attention de ne pas fleurer l'accident.
Autant, finalement, je suis une adepte de la réalité maintenant.
Parce que la vie passe. Toute notre vie on a tellement cherché des
élargissements. On était écarté oui. Ce n'était plus l'élargissement,
c'était complètement à côté de la piste. Je parle pour moi. Évidemment,
des gens se sont arrêtés. C'est comme mai 68, les gens sont rentrés
en septembre, des gens sont rentrés à l'université ou dans les usines.
J'ai continué huit ans. J'insiste dans mes expériences et aujourd'hui,
pensant trouver une solution aussi à autre chose justement à cette
quête spirituelle mais là encore je n'ai pas les mots. Ça serait
malhonnête de parler de ça en ces termes parce que ce n'était pas
ça à ce moment-là. C'était ça sans être ça. Je pensais que la manière
chimique pouvait résoudre et répondre et la manière scientifique
des cellules et des neurones, qu'elle pouvait répondre à cette problématique
d'exploration et de champ de conscience à l'infini, mais c'était
l'erreur. Il n'y a personne qui a résisté à ce régime, sans parler
des drogues dures. Je veux dire là ça ne me concerne pas.
É.L. : Est-ce que vous considérez avoir appris quelque chose à travers
ces expériences ?
A.N. : Certainement. J'ai aussi apprécié cette
distorsion au travers de la peinture et de la musique parce que
ce n'était jamais comme ça un truc et on attend que ça se passe
ou que quelque chose se passe. C'était toujours comme des prises
de drogue mises en situation via la musique, la peinture, des catalogues,
des livres, la poésie, le théâtre . . . Je sortais beaucoup. J'allais
à toutes les expositions. Je vivais avec un peintre. J'étais habituée
comme ça de toute façon. Ça faisait partie de ma vie. C'était quand
même pas la dope et puis c'est fini. Il y a eu ça aussi parmi les
copains. Il y a des copains qui sont tombés dans l'héroïne. Nous
avons un copain qui est mort dans une chambre d'hôtel de je ne sais
quel pays d'Amérique du Sud, junky. Il avait à peu près 23 ou 24
ans et on ne l'a jamais revu. Ça aurait pu guetter tout le monde.
Je ne vois pas l'intérêt de ça et aujourd'hui c'est encore ça. Il
y a encore des cas absolument dramatiques, des gens qui ont accès
à la seringue ou quoi que ce soit. C'est dramatique. Il y a très
peu de gens qui s'en sortent.
É.L.
: Lorsque vous parlez de vos références littéraires, on pense évidemment
à Henri Michaud, Antonin Artaud peut-être à un degré moindre parce
que c'est davantage le monde de la folie que le monde de la drogue,
mais vous étiez convaincue de pouvoir apprendre ou percer d'autres
dimensions de la réalité à ce moment-là via la drogue. Est-ce que
c'est pas un peu ce que l'art essaie de faire aussi, de dévoiler
des aspects peut-être cachés ou inconnus de la réalité ?
A.N.
: Oui et c'est en cela que mon expérience de la drogue a toujours
rejoint l'expérience de l'art dans la mesure où c'était une double
façon d'accéder à d'autres visions de la réalité. Ce n'était pas
innocent et c'était aussi un engagement. On vit à 100 milles à l'heure.
C'était ça. On ne transige pas, on ne fait pas ça la fin de semaine.
C'était comme un engagement à mort.
É.L.
: D'ailleurs pour vous ça été un choc quand vous avez vu les gens
comme ça commencer sur la rue à fumer des joints ou des choses comme
ça.
A.N.
: Je ne comprenais pas du tout. Je me disais pauvre eux, ils ne
savent pas du tout ce qu'ils font. Il va leur arriver les pires
ennuis. Finalement, très vite les mecs sont passés aussi à l'héroïne.
Il y a eu aussi tout un tas de personnes qui n'étaient pas comme
prévenues des conséquences de l'abus de ces substances et qui ont
basculé d'une affaire à une autre jusqu'à se rendre à la mort. Aujourd'hui
jusqu'au sida, jusqu'à la prostitution, jusqu'au pire. Ça n'a plus
aucun rapport avec le postulat de départ et l'élargissement de la
conscience. La plupart du temps, l'héroïne c'est pour se calmer,
pour calmer le gros mal qui habite. De toute façon, sur prescription
j'ai usé des médications, ça n'en finissait pas. J'ai quand même,
personnellement, foutu le doigt dans un engrenage absolument épouvantable.
Je m'en suis sortie de justesse. Je ne sais pas pourquoi.
É.L.
: Qu'est-ce qui a déclenché ce mouvement vers la sortie ?
A.N.
: Ce mouvement vers la sortie, c'est peut-être justement, j'en reviens
à ce dernier voyage artistique, avec d'autres artistes, dans la
zone du silence qui est quand même déjà un vortex. Il y en a deux
au monde, il y en a un autre en Chine et ce vortex-là . . .
É.L. : Qu'est-ce qu'un vortex ?
A.N.
: Un vortex, c'est une espèce de groupe d'étoiles dans un tourbillon.
Personnellement, je n'avais jamais vu ça. J'avais l'impression que
les étoiles étaient à la portée de ma main. Le ciel est rapetissé
très proche. C'est une autre dimension et puis, en plus, on était
dans un désert.
É.L.
: Et c'est dû à quoi ce vortex ?
A.N.
: Je ne sais pas.
É.L. : Là vous parlez de l'expérience de la drogue. Le vortex c'est
une expérience reliée et quelle drogue aviez-vous pris ?
A.N.
: Là c'était le peyotl, le petit cactus d'Antonin Artaud, enfin
sur les routes d'Antonin Artaud. Je me suis aperçue que, en plus
très curieusement, je venais juste de découvrir ça à mon âge et
j'ai adoré ça. Peut-être que c'est la drogue qui m'a le plus intéressée.
J'en ai pris très peu du reste. J'ai eu comme expérience mystique
avec la nature, le désert qui n'est quand même pas anodin. Le désert
ce n'est jamais anodin et ce qui se passait dans le ciel non plus.
Ce qui se passait dans le groupe d'artistes, je ne voulais plus
vivre ça. Je n'étais plus bien nulle part. J'ai juste eu une espèce
d'éveil spirituel. Il s'est passé quelque chose à ce moment-là et
quand je suis rentrée, c'était fini. Je ne savais pas ce qui était
fini, mais c'était fini. C'était fini ce genre d'affaire, c'était
fini d'une certaine façon aussi. Ma vie était compromise. J'étais
plus du côté de la mort. Je m'étais rendue vraiment aux extrêmes
limites. J'ai poursuivi cette expérience de jeunesse jusqu'au tombeau
et puis ce n'est pas ça qui s'est passé. Je suis rentrée et j'ai
entendu parler du carême vaguement à la radio et je me suis dit
que je pourrais arrêter de consommer pendant 40 jours. Je n'ai pas
été capable. Je suis sortie trois fois voir des amis et j'ai encore
consommé. Ce n'était plus possible parce que j'avais atteint ce
point de non-retour. Quand tu ne peux plus consommer et que tu ne
peux plus t'arrêter de consommer non plus alors c'est ça. J'ai eu
la chance de faire un " move " en fonction d'un piano. Je pensais
que j'allais mourir. J'étais sur le point de mourir. J'ai appelé
un ami pour un piano et lui m'a fait entrevoir autre chose, d'autres
possibilités, et c'est ce qui s'est passé. Depuis, je suis abstinente
et c'est comme extraordinaire parce que c'est l'aventure que je
n'aurais jamais pensé vivre dans ma vie. Ce n'est pas l'aventure
de l'abstinence, c'est l'aventure de la réalité qui est plus l'infini.
moins l'infini. Je n'aurais jamais pensé que c'était aussi intéressant
d'être les deux pieds sur terre ou en tout cas dans cette découverte
de cette réalité et d'être dans ce processus de transformation qui
ne dépend plus de moyens sophistiqués et chimiques et extérieur
à moi, mais juste avec mes ressources intérieures et spirituelles.
De toute façon, ceci n'existerait pas peut-être sans cela. C'est
mon histoire, je ne peux pas la renier. Je ne peux pas faire semblant
qu'elle n'a pas existé. C'était ça que j'avais à vivre. Par contre,
je suis très très contente de vivre ce que je vis. Je n'aurais jamais
imaginé non seulement pouvoir le faire, mais avoir du plaisir à
le vivre parce qu'évidemment ça n'a pas été tout de suite comme
ça. Ça été un peu difficile à mettre en place et il y a encore des
embûches.
É.L.
: Est-ce que ça a transformé votre façon d'écrire ?
A.N.
: Je penserais que oui, mais je pense que ça va surtout la transformer.
Oui, je me suis essayée dans
des textes un peu mystiques et ce n'est pas ce que j'ai fait de
mieux. J'ai deux recueils de poésie qui vraisemblablement devraient
sortir à la rentrée, mais mon projet est de me mettre à mon roman.
É.L.
: Ça va être votre premier roman ?
A.N.
: Ça ne va pas être mon premier roman, mais ça va être mon premier
roman. Mon premier roman, je l'ai perdu sur une plage. J'avais trente
ans et j'ai perdu mon premier roman sur une plage et je n'ai jamais
réécrit de roman. J'ai laissé passer le temps. Je vais écrire un
roman et j'ai le goût parce qu'il y a eu aussi beaucoup de souffrances,
de traversées. J'ai le goût d'aborder cette espèce de saga avec
humour. Ça aussi c'est nouveau. Tout est relatif. C'est comme une
attitude un peu bouddhiste de regarder les choses passer et ne pas
s'accrocher. Ça n'a pas d'importance, elles passent de toute façon.
C'est comme un ciel recouvert de nuages, en dessous il est bleu.
Au bout d'un moment, les nuages s'en vont. C'est cet état d'esprit
que je souhaiterais insuffler à mon roman puis inculquer aussi dans
mon travail. Mon travail est multiple. J'ai des livres objets, j'ai
4 000 pages écrites ; un peu thérapeutique. C'est pour ça que je
les mets plutôt de côté pour l'instant, mais il y a sûrement du
stock quand même. J'ai fait des livres objets. J'ai ma collection
à m'occuper, ma collection de poésie à faire circuler, à montrer.
Cet éveil et cette conscience de la réalité vont me permettre de
faire rayonner mon travail et de l'envisager de manière différente
parce que finalement il y a beaucoup de stock, parce que je voyageais.
J'étais toujours entre deux pays, entre deux appartements, entre
deux toutes sortes d'affaires. Je ne m'occupais pas réellement de
cet aspect et maintenant ça me semble primordial pour témoigner
de toutes ces affaires-là et de tout ce travail parce que finalement
j'ai quand même travaillé, même s'il y a beaucoup de dope, pour
revenir au sujet. Il y a beaucoup de travail. Il y a eu quand même
beaucoup de création.
É.L. : Est-ce que parmi ces œuvres, certaines d'entre elles peuvent
être associées à des expériences spécifiques que vous avez vécues
avec la drogue ?
A.N.
: Oui, il y a des poèmes c'est évident. Il y a plusieurs textes
qui sont directement reliés. Du reste, je ne sais pas à quel endroit,
dans quel recueil ou à venir, mais c'est évident, oui.
É.L.
: Je pense souvent, depuis le début de notre conversation, au livre
de Carlos Castaneda où, lors du tout début, du voyage initiatique
de Castaneda qui est raconté dans une série de huit livres, le sorcier
fait consommer à Carlos Castaneda du peyotl et d'autres types de
champignons hallucinogènes pour briser sa résistance à la perception
des autres plans de la réalité. Par la suite, après quelques livres,
Castaneda en est à un certain nombre d'années de son apprentissage
comme jeune sorcier et à qui le sorcier, son maître, lui dit qu'il
n'est plus nécessaire pour lui de prendre de la drogue. Donc, il
y a vraiment un arrêt qui se crée à ce moment-là. Castaneda n'a
plus besoin de drogues pour découvrir ces autres plans de la réalité.
Comment percevez-vous cette possibilité que les réalités multiples
puissent être expérimentées sans le secours de la drogue ?
A.N.
: Est-ce que c'est impérieux d'expérimenter toutes ces réalités
? Est-ce que le monde entier doit le faire ? Pourquoi le faire,
au nom de quoi ? Est-ce que c'est une préoccupation majeure ? Si
c'est une préoccupation majeure, je pense que ça ne se discute pas,
c'est personnel. Je n'irais pas dire ça dans les écoles.
É.L.
: C'est le discours que Timothy Leary tenait ?
A.N. : Un encouragement, oui mais là il y
avait d'autres motivations, d'autres espoirs avec le LSD. Ça devait
être la paix dans le monde. On est loin du compte. Au départ, il
y a eu beaucoup d'utopies.
É.L.
: Est-ce que la mort des utopies aujourd'hui, puisqu'on parle des
utopies, un bon cortège funéraire d'utopies qu'on a vu défiler depuis
la fin du XXe siècle, que nous vivons en fait puisque nous entrons
dans le XXIe siècle. Est-ce qu'il existe encore de l'espoir aujourd'hui
de vivre avec de nouvelles utopies ou des utopies qui pourraient
un jour être atteintes, qui seraient réalistes ou que l'on pourrait
nourrir ou qu'on pourrait considérer comme des objectifs ?
A.N.
: Ça dépend qui lance quoi encore une fois et avec quelle force.
Tout ce que je peux dire c'est que, pour nourrir nos propres utopies,
il a fallu non pas les nourrir dans le fond mais les arroser beaucoup.
É.L.
: Ça c'est une autre expérience.
A.N.
: C'est la même chose pour moi les substances et l'alcool. Il a
fallu beaucoup arroser les utopies. À posteriori, je m'en rends
compte. Avec un, deux ou trois verres, c'est sûr que ça pousse.
Le temps passe et la réalité. Elle est autre et le contexte est
autre également. Maintenant, sans utopie c'est épouvantable aussi.
Tant qu'il y aura des hommes j'espère qu'il y aura des utopies,
qu'il y aura des espoirs et des choses folles ou absurdes et des
choses qu'on ne mettra pas dans des livres toujours pratiques et
qui doivent déboucher, qui doivent faire ci, qui doivent faire ça.
C'est l'horreur. C'est impensable, s'il n'y a plus rien de tout
ça. Maintenant ériger la vie comme une utopie, ça c'est autre chose.
É.L.
: Est-ce que c'est pas un peu tomber dans le piège du spectacle
au sens situationiste du terme, c'est-à-dire se créer son propre
spectacle ? J'y pense parce que j'ai quelque fois l'impression que
parmi les situationistes, outre le fait que le livre comme La société
du spectacle est un livre extrêmement brillant, j'ai souvent cette
impression en lisant que derrière ces pensées il se cache, pas derrière
toutes les pensées, mais il y a vraiment des factions du livre qui
cachent une utopie ou des utopies et que ces utopies sont en fait
une forme de spectacle. Le livre lui-même désamorce ça, en fait.
Est-ce que vous avez cette impression que les utopies bien arrosées
souvent ou, même si elles ne sont pas bien arrosées, sont une forme
de spectacle qu'on peut se faire, une forme d'illusion, une forme
de paravent ?
A.N.
: De toute façon, je ne dissocie pas le spectacle de la marchandise.
Reste à savoir si une utopie est une marchandise. Je ne pense pas.
Je pense que c'est tout sauf une marchandise. C'est complètement
en dehors de tout, une utopie. Pensez à Fourier, ce bonhomme qui
vivait dans une chambre de bonne qui a imaginé les pires ou les
plus extraordinaires possibilités de communes et de possibilités
de vivre . . . Je trouve ça absolument formidable et il y a des
gens qui se sont essayé, sauf que ça ne donne pas grand chose au
bout du compte parce qu'on ne va pas vers ça, parce que même si
ce sont des façons de résister, il faut voir qu'est-ce qui l'emporte
et des protubérances de rêve et de tentatives et d'expériences qui
sont magnifiques par ailleurs. Au contraire, j'aime ça voir que
les gens essaient d'autres affaires que ce qu'on nous propose et
ce qu'il va y avoir sur internet, sortir un peu de tout ça. Je ne
suis pas sûre qu'on aille là-dedans, ça rejoint une autre question
: vers où on va ?
É.L.
: Ça ce sont les utopies des autres.
A.N.
: Qu'est-ce qu'on est dans le fond ?
É.L.
: Tout le monde vit d'utopies, en fait. Sans les utopies, est-ce
qu'on est encore quelque chose ?
A.N.
: Je pense que tout le monde ne vit pas d'utopies. Les jeunes ont
aussi les pieds sur terre. Ils veulent ci, ils veulent ça et c'est
correct. Il ne faut pas oublier que, avoir une voiture, c'est quand
même de la marchandise et c'est correct.
É.L. : C'est quand même étrange en tant qu'ex-membre du groupe situationiste
de vous entendre dire que c'est correct. Ça me trouble.
A.N. : C'est très correct de vouloir une voiture
sauf que est-ce que c'est ça le bonheur ? Ce n'est pas à moi de
répondre. Est-ce que c'est ça posséder, consommer, est-ce que c'est
ça ? Est-ce que c'est extérieur ?
É.L.
: Même dans le monde spirituel on se fait souvent vendre des idées
qui en fait ramène à la consommation.
A.N.
: Il y a des arnaqueurs partout. Je pense à des écrits plus anciens
et je me réfère le plus possible à des affaires quand même solides
et à mon senti aussi. L'erreur fait partie du chemin.
É.L.
: Sans dire qu'on a chacun nos utopies, on se nourrit d'utopies
souvent. Beaucoup de gens se nourrissent d'utopies. Est-ce que vous
vous nourrissez d'utopies ? Si oui, lesquelles ?
A.N. : Non. Ce n'est pas vraiment fini. Je
n'en sais rien. Ma vie n'est pas finie. Attendez, vous allez vite.
Peut-être qu'au coin de la rue je vais rencontrer une utopie qui
va changer le cours du trajet. Je parle juste pour aujourd'hui.
Je reviens comme d'un long parcours déjà et je suis désolée; des
utopies, on en avait beaucoup, mais ça n'a pas marché fort. Ça ne
nous a pas tellement nourri, je pense.
É.L.
: Est-ce qu'il y a des bonnes et des mauvaises utopies ?
A.N. : Non. Je ne suis pas là pour juger.
C'est le principe qui est intéressant. C'est la démarche qui est
intéressante de l'utopie, c'est la conception. Quelque chose de
complètement en dehors de la piste, ça c'est toujours intéressant.
É.L.
: C'est une chose dans laquelle on peut aller puiser des idées qui
vont mener à des actions pratiques aussi.
A.N.
: Oui, mais de puiser des actions pratiques, on peut en puiser un
peu n'importe où.
É.L. : Mais peut-être que celles qu'on puise dans les utopies sont
particulières. Elles ont peut-être des caractéristiques différentes.
A.N.
: Qui débouche sur quoi ?
É.L.
: Je vous parle en tant qu'ex Enragée de Nanterre. Vous aviez des
utopies à l'époque et quand même vous pouvez peut-être percevoir
dans la société actuelle, peut-être en France ou même ailleurs,
des répercussions de ce que vous avez pu faire ?
A.N.
: Je suis mal placée pour voir ça et être à la fois acteur et être
à la fois spectateur. Je ne me pose pas des questions sous cette
forme-là, je suis en cheminement, j'avance et c'est tout. L'histoire
je la laisse aux historiens du futur et puis aux sociologues qui
feront des commentaires et qui analyseront selon . . . Je ne peux
pas être acteur et sociologue et être tout ça. Tout ce qui m'intéresse
c'est mon cheminement, d'avancer, de vivre et de continuer à vivre
et que, si possible, de toute façon que ce soit la politique de
la vie quotidienne de Raoul Vaneigem ou vivre 24 heures à la fois,
ça se ressemble beaucoup. C'est dans le quotidien qu'il faut travailler.
La révolution c'est se brosser les dents tous les matins et tous
les soirs. Elle commence par là et elle finit par là. Il faut continuer,
ce ne sont pas des coups d'éclat. Les coups d'éclat c'est formidable,
mais ça c'est du romantisme et ça ne mène pas loin et ce n'est plus
du tout cette époque-là. Je pense que c'était possible d'établir
des ruptures. À l'époque, il fallait faire ça du reste. Maintenant,
je ne sais pas où elles sont les ruptures. Elles sont ailleurs et
il faut continuer. Il faut toujours inventer. Aujourd'hui, le contexte
n'est plus le même. D'abord on est en l'an 2000, je le dis et je
le répète, on est en l'an 2000. J'ai vu un jeune homme de 18 ans
avoir sa collection de . . . Ça m'en fout plein la vue sa collection
japonaise. C'est ça la réalité.
É.L.
: Vous parlez de Pierre-Marc Tremblay et son réseau de cassettes
et de CDs entre le Japon et le Québec.
A.N. : C'est ça la réalité.
É.L.
: Qu'est-ce qui vous touche particulièrement dans cette démarche
?
A.N.
: C'est la possibilité enfin de communiquer. Ça c'était des utopies,
on va tous communiquer. Je ne sais pas si c'est aussi porteur de
bonheur que semblait être cette possibilité que lorsqu'on y rêvait,
mais en tout cas on y est techniquement rendu. Comme toujours, il
y a des gens qui se démarquent et qui font des choses passionnantes
tout de suite par rapport à ça qui ont déjà allumé. Ils n'ont pas
besoin d'avoir lu tout ce qui s'est passé le siècle dernier ni même
la société du spectacle. Je suis sûre qu'il ne l'a pas lu ce jeune
homme ou peut-être qu'il l'a lu, tant mieux, mais il n'a pas besoin
de ça pour faire ce qu'il fait.
É.L.
: Je ne sais pas si c'est Buckminster Fuller, John Cage ou Marshall
McLuhan qui disait qu'une des véritables révolutions arriverait
le jour où les frais pour les communications interurbaines seraient
abolis à travers le monde entier. Est-ce que vous êtes d'accord
avec ça ?
A.N.
: Je suis tout à fait d'accord. De toute façon, je suis pour la
gratuité. D'une certaine façon, c'est l'organisation et c'est l'argent
qui corrompt tout. Si nous n'avions plus besoin de fric, ça changerait
beaucoup les données. Ça serait une utopie qu'on pourrait développer.
Si c'était l'abolition de l'argent, si c'était le troc, si on était
bienveillant à l'égard des uns et des autres, etc. Ce serait possible.
Il y a toute la richesse sur la planète, il y a tout le potentiel
encore aujourd'hui. Ce n'est peut-être pas pour longtemps parce
qu'elle est très détériorée notre planète. On remet ça dans 5 ans,
on remet ça dans 10 ans. On niaise beaucoup avec ça.
É.L.
: Est-ce que la poésie est une réponse à ce problème ou est-ce qu'elle
n'a rien à voir avec ça ? Est-ce qu'elle peut changer quelque chose
? Est-ce qu'elle peut changer le monde ?
A.N. : Je ne pense pas que la poésie puisse
changer quelque chose. La poésie peut véhiculer des utopies aussi
de manière intéressante ou peut-être un peu plus . . . . Elle pose
des questions. La poésie questionne, fait voyager, fait rêver, évoque
les sentiments humains comme le calme, l'amour ou la haine. Changer
le monde, il y a longtemps que ce serait fait. Les poètes ne sont
pas d'aujourd'hui, c'est depuis que le monde est monde. Il y a des
grands poètes grecs qui ont dit des choses. Il y a des poètes grecs
qui ont parlé d'écologie. Il y a des gros enjeux sur cette planète.
C'est vrai qu'on pourrait rêver, c'est vrai qu'on pourrait l'imaginer.
Il y a tout pour que tout le monde puisse manger, mais ce n'est
pas cela qui se passe. Qu'est-ce qui se passe alors ? C'est d'abord
les intérêts, c'est toujours la même chose, c'est toujours les armées,
se battre. C'est ça, c'est l'ego qui domine l'humain et qui domine
l'humanité. C'est juste des affaires d'ego, avoir tort ou avoir
raison. Ça commence avec son chum, son voisin et avec le pays d'à
côté et c'est la guerre. On dit si Dieu était bon, il ne laisserait
pas faire des choses comme ça. L'humain a la liberté de choix. Ce
n'est pas Dieu, c'est nous.
É.L.
: C'est peut-être pourquoi Nietzsche disait qu'il était Dieu et/ou
l'Antéchrist aussi.
A.N. : Oui.
É.L.
: Merci beaucoup Angéline Neveu.
A.N.
: Avec plaisir Éric Létourneau.
transcription
: Carole Legault
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