retour en arrière

Hélène Prévost rencontre

JEAN-FRANÇOIS LAPORTE

Hélène : On est en visite dans un musée personnel, intime. C'est celui de Jean-François Laporte. Et on a un guide privilégié, c'est Jean-François Laporte lui-même! Est-ce qu'il serait possible de visiter un peu sa maison, cette géographie interne et externe? Comment peux-tu décrire ce qui s'est passé ces dernières années qui t'a amené à la musique et qui font ce que tu es comme personnalité aujourd'hui?

JF : C'est quand même assez vaste! Mais la musique c'est quelque chose qui est présent dans ma vie depuis que je suis petit. Ça commence vraiment quand j'étais vraiment très petit. La musique n'a pas été présente physiquement dans l'environnement. On n'avait pas de système de radio. Personne ne jouait de la musique dans ma famille mais si je remonte très loin, je me souviens, j'avais six ans, j'étais dans un party de première année ou de maternelle et j'avais demandé à mon père d'avoir un disque qui avait joué durant la soirée. Je lui avais demandé de l'acheter. Après, pour mon cadeau de première communion, j'ai demandé deux disques. Il y avait l'ouverture de "Ainsi parlait Zarathoustra" de Strauss qui était sur un disque d'Elvis Presley et il y avait la musique du film "Il était une fois dans l'ouest" d'Ennio Morricone qui m'a marqué. Ça j'y tenais à tout pris même si je n'avais rien pour l'écouter. La musique du film m'avait tellement touché. Par contre je n'avais jamais cru que la pratique des arts était quelque chose de possible pour moi. Ça ne faisait pas partie de notre milieu. Ça ne faisait pas partie de la culture de mes parents. Je n'avais jamais pensé que serait un milieu dans lequel je pouvais évoluer.

Hélène : Est-ce que c'est pour ça que tu as fait des études en génie civil?

JF : Bon, toute l'autre côté de la facette de ma vie, c'est que je travaillais avec mon père depuis que j'étais petit. Mon père était quelqu'un qui construisait des maisons. Il faisait de l'auto-construction. C'était nos maisons à nous. Donc on en construisait une, on prenait deux ou trois ans, après ça on déménageait dans une autre qui était en construction elle aussi. Et ainsi de suite. Ce qui fait que j'ai eu un rapport physique avec la matière depuis que je suis tout petit. J'ai développé une dextérité qu'on retrouve aujourd'hui dans ma musique et qui me sert, dans laquelle je vais puiser. C'est de là que vient le travail d'installation sonore. C'est tout le travail que j'ai fait avec mon père de construction de maisons, de constructions de meubles. Et ce côté-là me manquait aussi. J'en suis arrivé à faire des installations parce que le contact direct avec la matière me manquait. Construire des choses, fabriquer des instruments. Ce qui fait que j'ai fait mes études en génie civil, ça ne me plaisait pas vraiment. Après la troisième année, je suis parti en Afrique.

Avec Jeunesse Canada Monde j'ai fait un échange de huit mois. Là, j'ai eu mon premier vrai contact avec la musique, quand je suis arrivé en Afrique, j'ai rencontré des percussionnistes Africains. J'ai pris des cours. On a commencé à jouer. Et en Afrique, la musique est omniprésente. C'est là! Ca fait partie de la vie.

Tu n'as pas des gens qui font de la musique et des gens qui n'en font pas. Ça fait partie de la vie. C'est comme manger, comme boire. Il y a des jeunes qui jouent dans la rue, il y a des vieux qui jouent, tout le monde chante c'est quelque chose qui est comme très présent qui aide peut-être à libérer le poids du travail. J'ai travaillé avec des gens au champs et ils chantent tout le temps. C'est vraiment là - si tu veux -que j'ai toucé l 'esprit de la musique, le contact entre l'humain et ce médium qu'est la musique. Au-delà de lire des partitions, de lire des feuilles : ça, je l'avais eu depuis que j'étais petit en jouant de la flûte à bec, durant tout mon primaire. J'ai joué de la trompette dans un band, mais je n'ai jamais pratiqué, je n'ai jamais eu l'amour de la musique. Parce que ça ne passait pas, pour moi, à travers une feuille. Je n'ai jamais compris comment... Personne ne m'a jamais expliqué comment ça fonctionnait. Personne ne m'a donné le goût de faire de la musique, ne m'a transmis cette relation que tu peux avoir entre l'humain et la musique, à travers un instrument. Jouer des notes c'est une chose mais ça ne te donne pas le contact avec le son. Et bon... on est jeune on ne sait pas trop, on fait ce qu'on nous dit de faire. Je crois que c'est un des problèmes dans notre société occidentale. On met beaucoup l'accent sur la production, beaucoup moins sur le plaisir de jouer.

Hélèneène : Dans ton cas, l'objet est vraiment porteur de son et tu le confirmes, je pense, par cet aspect de ta vie que je ne connaissais pas : la relation avec ton père. Et l'image qui m'est venue c'est un peu comme celle d'une tortue. C'est comme si tu te déplaçais avec une maison sur toi mais ta maison c'est ta musique et ce sont ces objets porteurs de sons que tu conçois, que tu construis et qui structurent un peu tes œuvres. Est-ce que l'objet justement t'amène à une forme? Par exemple, tu entends quelque chose et tu entends tel type de relation avec le sonore, avec l'espace et tu construis l'objet en fonction de ça ou c'est l'objet qui va t'amener à l'œuvre. Ou c'est les deux peut-être?

JF : Surtout l'objet. En fait il y a une grosse partie de ma pensée qui a évolué intuitivement depuis que j'ai commencé à étudier, ça fait six ans. Je commence ma septième année d'études.

Hélène : À la Faculté de musique de l'Université de Montréal.

JF: Oui. Et c'est après avoir lu au sujet des travaux d'Andy Goldsworthy qui est un artiste qui fait du land-art - des installations végétales - et qui a amené l'idée du spectateur actif. Lui, il se considère comme un témoin. C'est quelqu'un qui travaille exclusivement en nature qui fait à peu près une œuvre par jour. Il part le matin et tout ce qu'il fait c'est d'être à l'écoute de ce qu'il y a de disponible pour lui ce jour-là. Il est comme un témoin. Il participe à ce qui lui vient en tête. C'est un peu ça en musique dont je me suis rendu compte, d'être à l'écoute du potentiel que tu trouves et du matériau que tu as entre les mains. Ce qui te permet de ne pas lui faire dire n'importe quoi. Ce qui t'oblige aussi à travailler dans ce sens : comme un sculpteur, si il travaille le bois, il va travailler dans le sens (de la matière). Il tient compte des fibres. Et s'il va à l'encontre du sens des fibres, c'est parce qu'il est conscient de cela, une pleine conscience de la chose. C'est un peu ça. J'ai travaillé la forme. Travailler la forme ne veut rien dire parce que chaque matériau transporte en lui-même une quantité de possibilités de formes très définies et il ne peut pas toutes les faire. Tu ne peux pas lui faire dire n'importe quoi et à partir du moment où tu ne prends pas conscience de cela , j'ai l'impression que tu ne travailles pas avec le matériau. J'ai besoin d'avoir ce rapport-là. Ça te demande d'être à l'écoute de ce qui se passe. Ça te demande d'être conscient de cette matière-là : c'est la musique dans mon cas. pour d'autres ça pourrait être autre chose. Mais ça demande de pousser plus loin le médium avec lequel tu travailles. Plus loin avec un contact, qui a un rapport avec la réalité concrète. Ce n'est pas de l'utopie, ce n'est pas ... La matière est là, on l'écoute, on a des oreilles. Cela fait aussi que mon travail me permet d'approfondir ma qualité d'écoute. Et pour moi, le son est quelque chose de physique, c'est quelque chose de concret qui se passe entre les oreilles et le son. Ça ne se passe pas dans le cerveau.

HP : Il y a une chose que je remarque aussi, c'est l'aspect sympathique. Comme dans le cas du concert que l'on diffuse ce soir, il arrive à plusieurs reprises que des objets vivent et vibrent ensemble. Ils tremblent en sympathie avec les sources qui les provoquent. Il y a une espèce de désir de connexion, de relation. Et c'est peut-être en ça que ça rejoint tout l'aspect du rituel qui est très important et qui je pense, est au cœur des gestes que tu poses sur tes instruments dans ta recherche compositionnelle et de l'univers sonore. Ce désir de connecter.

JF : Oui. Évidemment tu disais le mot rituel. C'est un peu comme ça que j'entrevois ma relation avec la musique. Le rituel c'est quelque chose qui est cyclique, que tu répètes constamment. C'est le même genre de gestes que tu répètes, et moi je l'interprète pour qu'en musique ce soient les mêmes oreilles qui écoutent les différents sons avec la même qualité d'attention, avec la même... Puis, j'ai commencé il y a deux ans à travailler avec les objets résonnants. Il y a une pièce, entre autres, qui s'appelle " Tremblement de terre" qui exploite très bien ce principe.

HP : C'est une bande qui est diffusée par des haut-parleurs?

JF : En fait, l'idée à la base c'est que j'ai diffusé une pièce à Kingston en 1996 qui s'appelait "Boule qui roule, ramasse ta mousse". Et qui commence ainsi : la première minute c'est uniquement des sons extrêmement graves et la dernière minute se sont des sons extrêmement graves aussi. La pièce dure à peu près sept minutes et on avait la chance d'avoir des haut-parleurs et des "subwoofer" extrêmement puissants. Et quand je l'ai diffusée, tous les petits morceaux de plastique des néons suspendus dans la salle se sont mis à vibrer. Et j'ai adoré l'idée de jouer avec le lieu, de mettre les choses en résonance de construire des trames de sons qui sont faites spécifiquement pour mettre des objets en résonance, donc qui sont en rapports harmoniques . Toute la pièce est une trame de seize minutes et demie qui est diffusée à travers des haut-parleurs qui sont eux-mêmes fixés ou vissés à travers des instruments : ça peut être des plaques de métal, ça peut être des armoires remplies de vaisselles. Et les instruments résonnants ajoutent une couleur. Comme une espèce de vie concrète dans la pièce.

HP : On est convié, nous aussi, comme spectateurs et comme auditeurs dans la relation de ce rituel parce qu'on est invités, nous aussi, à entrer en vibration. Parce que dans le cas de ce concert-ci tout particulièrement, le public n'est... pas pris en charge... mais est entouré par la diffusion. Il n'y a pas de séparation entre la scène et les gens.

JF : Oui. C'est l'idée en fait. Ça fait un petit bout de temps que j'ai pris conscience de ça. D'essayer pas seulement de l'impliquer de façon active dans le processus du concert. Et de l'impliquer en allant le chercher et en l'amenant sur scène, ce que je trouve désagréable parce que lorsque tu vas écouter un concert, tu n'as pas nécessairement envie de participer au concert. Tu as envie d'y participer en tant qu'auditeur mais tu n'as pas nécessairement envie d'y participer en tant que joueur. Et le fait de les encercler comme ça, le fait de disposer les instruments tout autour du public : il y en a en avant, il y en a sur les côtés, il y en a en arrière, c'est un peu la même chose pour "Dégonflement", la pièce pour dix joueurs de ballounes, on encercle le public. Ce qui fait que le public comprend déjà quand la pièce commence qu'il ne sera pas interpellé. Mais le fait que le son vienne de partout, ça l'installe comme dans la masse de son, plutôt que de laisser la distance entre lui et...

HP : Ça permet peut-être aussi au public de te rejoindre, parce que tu prends un point de vue central, c'est-à-dire que tu te mets au cœur de l'action. Je pense à une pièce comme "Rituel" ou tu fais tourner dans un grand cercle une canette de bière que tu as aménagé. Donc tu es comme au centre du cercle. Et le fait que tu invites aussi les gens à être au centre de l'expérience, c'est que tu nous fais entrer aussi dans ta relation d'écoute...

JF : Oui, toute la soirée est construite en fait pour qu'il y ait un peu de tout en fait de sensations, que tu sentes que tu es au centre du son parce qu'il y a du son tout le tour de la salle contrairement à "Rituel" ou à "Offrandes", où je suis seul au centre de la scène - très peu d'éclairage - avec un son très focussé. Ce qui fait que ça demande plutôt une intériorisation de l'écoute. Et "Rituel" en est un bon exemple : c'est un objet que je fais tourner, qui est une canette d'aluminium que j'ai travaillée avec des ouvertures qui sifflent. Et ce qui est intéressant dans cet instrument, contrairement à plusieurs autres instruments, c'est que c'est le mouvement circulaire qui part du centre, donc une énergie qui est dissipée du musicien vers l'extérieur, donc vers le public et je pense qu'à ce niveau, le contact, l'intériorisation du public, l'intériorisation de l'interprète qui a à se contrôler sur le mouvement circulaire, je pense que ça fonctionne bien.

HP : Il y a l'aspect du souffle que tu as soulevé et qui influence sans doute de la construction de ta soirée... où la soirée commence par le souffle d'une grosse caisse de fanfare. Et ça se termine, ou presque, dans la pièce avec les ballounnes, par l'éclatement des ballounes, un peu comme la mort du souffle, ou le souffle qui est expulsé de manière très violente. Ça fait partie du rituel?

JF : C'est comme pour la canette. Bon je ne souffle pas dans la canette mais c'est le même principe.

JF : C'est le vent qui ...

JF : C'est la vitesse avec laquelle je la fais tourner qui fait entrer de plus en plus de vent, qui lle fait jouer. Dans la pièce "Tremblement de terre", ce qu'on entend au début, c'est du vent. La fin, c'est du vent aussi.

HP : Qu'est-ce que c'est que ce vent-là pour toi? Quelle valeur symbolique y as-tu mis?

JF : Il y a l'idée du souffle créateur. Le prana dans le Yoga où toute l'énergie, on va la chercher à travers le souffle. Sinon je ne sais pas. Je n'ai pas porté attention à essayer de trouver des instruments qui fonctionnaient avec le souffle pour cette soirée-là. Ça a donné que mes expériences, les objets que j'ai trouvée sont...

HP : Non, je pensais seulement à la construction de la soirée qui commence avec le souffle de la fanfare et qui se termine avec les ballons parce qu'ensuite on a droit à un chemin de croix. Alors ça confirme encore plus qu'il y a une longue route, là.

JF : Elle n'a pas été construite à travers le souffle. Mais les pièces ont été choisies, comme le rituel avec la canette qui vient après le tremblement de terre évidemment on vient d'avoir une masse sonore extrêmement intense où tout vibre dans la salle. Où on a vraiment des sensations physiques corporelles et au thorax qui sont très puissantes. Et qu'on arrive après tout de suite à une petite pièce très douce avec une sonorité qui évolue, qui est centrale. Donc j'ai quand même construit les pièces en fonction d'amener l'expérience du spectateur au fil de la soirée, l'expérience physique si on veut, l'émotion qui vit. De façon à ce qu'il y ait des contrastes extrêmement violents vers des moments plus intimes, où l'on médite sur l'expérience que l'on vient de vivre.

HP : Et le chemin de croix qui est extrêmement impressionnant à tout points de vue.

JF : C'est un autoportrait.

HP : En quoi c'est un autoportrait?

JF : C'est un autoportrait à plusieurs points de vue. De un , je travaille dans la construction depuis que je suis petit. Des lames de scies, j'en ai manipulées!..

HP :Peux-tu expliquer de ce dont il s'agit?

JF : Le chemin de croix en fait, c'est que je me questionne beaucoup sur la forme depuis que j'ai commencé à travailler en musique! Où l'on a pas arrêté de me parler de l'importance de la forme, puis la forme, puis la structure et moi je ne suis pas convaincu de cela. Ce qui fait que j'essaie de me donner des défis qui me permettent de me montrer qu'il y a d'autres façons de proposer la forme. Dans cette pièce-là, ma question c'était de savoir - parce que ce sont des lames de scies en fait, des lames rondes et il y en a une cinquantaine de différentes grosseurs qui vont de petites à des grosses. La plus petite a peut-être deux ou trois pouces, jusqu'à des grosses lames qui vont jusqu'à vingt-cinq vingt-six pouces.

HP : ... des vraies là!

JF : Des vraies grosses lames de scies! Et puis je me suis rendu compte que les cinquante sont toutes couplées par paires de deux.

HP : Tu les as montées sur une structure?

JF : Oui. Un espèce de gros support carré en fait.

HP : Rectangulaire plutôt.

JF : Oui rectangulaire. Et c'est un support en métal, c'est en fait un tuyau qui fait tout le tour de moi et il y a deux barres qui traversent les tuyaux, qui se déposent sur mes épaules...

HP : ...en bois?

JF : Oui. Et les cinquante lames de scies sont accrochées avec des tiges de métal sur cette structure-là.

HP : Elles sont jumelées tu dis.

JF : Oui. Je les ai toutes mises par paires de deux et mon questionnement concernait la relation entre chacune des deux lames de scies. Donc tous les rapports harmoniques, les battements qui arrivent entre chacune des lames. Si je prends vraiment le temps de les agencer les unes avec les autres. J'avais une centaine de lames de scies. J'en ai choisies cinquante : celles dont je trouvais les battements intéressants. Et ça peut être assez fort pour justifier une structure parce que cette pièce est vraiment simple. Les gens sont sur scène et je traverse la foule très très lentement. J'arrête quand je suis en plein milieu des gens. question qu'on entende toutes ces relations-là dans une espèce de décrescendo. Et quand on est presque prêt du silence, je reprends ma marche et je me rends vers la sortie.

HP : C'est une marche qui est lente et parfois un petit peu chambranlante parce que c'est très lourd tout ça...

JF : Oui. C'est quelque chose qui pèse à peu près cent soixante-quinze livres, deux cent livres, etc. Donc, les pas sont très très lents. Dans un sens, c'est dangereux aussi. Si je tombais ça pourrait devenir dangereux parce que c'est des lames de scies.

HP : Je comprends. Mais ça faisait partie, pour toi, de l'œuvre. Ton hésitation, la faiblesse de ton corps ou sa force, c'est ça qui est le moteur...

JF : Oui, je l'ai appelé chemin de croix : il fallait que ça ait une dimension chemin de croix aussi! Je n'aurais pas pu le faire avec un poids de cinquante livres. C'est important pour moi quand je donne un titre à mes œuvres ou quand je travaille sur des concepts d'essayer de tenir compte de tous les paramètres. Si j'ai appelé ça le Chemin de croix, il fallait qu'on ait l'impression, en tant que spectateur, que c'était quelque chose de pesant. Pas seulement visuellement en voyant une grosse structure de métal pleine de lames de scies, mais aussi qu'on le sente dans le corps physique de l'interprète qui joue l'œuvre.

JF : Tu te situais vraiment comme le porteur du son à ce moment-là.

JF : L'autre rapport avec le thème de l'autoportrait c'est que toute ma démarche depuis que je suis rentré en musique est une démarche vraiment portée sur le son en tant que matière et non les hauteurs de sons en tant qu'organisations harmoniques possibles. Et il n'y a rien d'autres que le son brut dans cette pièce-là. Le son de manipulation à cause de la marche. Et c'est la relation de hasard dans un sens, je ne décide pas quand ils se cognent sauf que j'ai tout de même pré-organisé toutes les relations possibles de battement.

HP : Et c'est dans ce sens-là que la forme se construit?

JF : Oui. C'est vraiment une suite aux voyages que j'ai fait. Quand j'étais dans les Alpes : les troupeaux de moutons qui arrivent de loin ou même quand on fait du trecking dans les Alpes. Tu marches. À un moment donné tu entends des cloches au loin, puis tu passes au travers du troupeau de moutons, puis là, il y a plein de cloches puis tu t'en vas et les cloches s'en vont au loin.

HP : Donc la matière est vraiment structurante dans ce cas-ci. D'une manière assez éloquente.

JF : Oui. Et j'ai été vraiment surpris parce que j'ai travaillé avec mon frère depuis que je suis petit, depuis trente ans. Mon frère est plus vieux que moi. Et j'étais surpris de sa réaction. Lui, c'est la pièce qui l'a le plus marqué et il m'a dit qu'il ne pensait pas que ça pouvait être aussi mélodique que ça. Il y a des mélodies qui se créent naturellement. En même temps je les ai contrôlées, et en même temps c'est ultra mélodique. Il y a une pulsation à cause de la vitesse à laquelle je marche, les battements s'installent progressivement puis ils reviennent avec le même cycle si tu veux. Parce que c'est un mouvement de balancier en fait.

HP : Est-ce que tu arrives à retrouver le plaisir d'origine quand tu fais un concert comme le concert que tu as fait? Parce qu'il est passé par un long processus de transformation, de construction d'études, d'analyse. Est-ce que tu retrouves le même plaisir que ce soit dans «Rituel», «Chemin de croix» ou la pièce pour violoncelle «Offrande»? En fait toutes tes pièces... Parce que toutes tes pièces impliquent une manipulation. Le corps est engagé dans la musique.

JF : Je retrouve un plaisir qui est sublimé dans un sens. Dans le sens où... Sauf quand je découvre les instruments et que là il y a une sorte de magie. Évidemment il y a toute la découverte, il y a tout l'aspect neuf, quelque chose que tu n'as jamais vécu qui t'arrive là par hasard et tu as le plaisir de le vivre. Il y a ça mais après ça il y a toute une partie... pas intellectuelle mais une partie de prise de conscience du matériau : ses forces, ses faiblesses, son potentiel, ce qu'il y a à dire, ce qu'il peut dire. Où là je travaille pendant x mois, justement à définir tous ces paramètres-là et, ce qui est intéressant du concert c'est que justement tout ça n'existe plus. Au moment où j'embarque sur scène, là, c'est la musique et moi et les gens avec qui je travaille. Et là on a du plaisir. On a assez pris conscience de ce que c'était, et après il nous reste juste à le partager avec le public et ça c'est pour moi l'importance du concert. C'est devenu le partage, tu partages le fruit de tes recherches, ce que tu as trouvé. Le concert c'est aussi le moment de partager avec les gens qui sont présents le degré d'évolution que tu as réussi à atteindre dans ta recherche de contact avec ce médium-là qui est la musique, quelque chose que tu n'as jamais vécu qui t'arrive là par hasard et tu as le plaisir de le vivre. Il y a ça. Mais après ça il y a toute une partie... pas intellectuelle, mais une partie de prise de conscience du matériau : ses forces, ses faiblesses, son potentiel, ce qu'il a à dire, ce qu'il peut dire. Où là je travaille pendant x mois, justement à définir tous ces paramètres-là et, ce qui est intéressant du concert, c'est que justement tout ça n'existe plus. au moment où j'embarque sur la scène, là, c'est la musique et moi, et les gens avec qui je travaille. Et là on a du plaisir. On a assez pris conscience de ce que c'était et après il nous reste juste à le partager avec le public et ça c'est pour moi l'importance du concert : c'est rendu le partage, tu partages le fruit de tes recherches, ce que tu as trouvé. Le concert c'est aussi le moment de partager avec les gens qui sont présents le degré d'évolution que tu as réussi à atteindre dans ta recherche de contact avec ce médium-là, qui est la musique.

Donc c'est hyper important pour moi. C'est là où j'arrive à voir l'évolution que j'ai faite au fil des années, dans ce contact-là avec cette matière-là. Et dans des pièces comme le "Rituel" où c'est un objet, c'est une canette mais ce n'est pas comme une corde et tu mets ton doigt en plein milieu de la corde : ça va faire un mi si c'est un mi et à toutes les fois où tu vas mettre ton doigt là ça va être un mi. Là ça fonctionne avec le vent : tu fais tourner le truc et. La série harmonique restera toujours la même sauf que la façon de l'atteindre, c'est quelque chose de très fragile. Il y a un moment qui se vit là et il ne sera jamais pareil. Si je la joue dans une autre place, c'est la même pièce, c'est le même instrument, c'est le même genre de sonorité mais il y a quelque chose qui se passe à chaque fois et qui est unique.

As-tu le sentiment que tu te mesures parfois quand tu abordes un certain problème technique ou que tu construis un instrument à la recherche de quelque chose. Ou parce que tu veux cerner un registre, une profondeur. As-tu le sentiment qu'il y a là une rencontre et que, soit que tu laisses - pas que tu abdique - mais que tu es soit dépassé, soit... Quel est le rapport qui s'établit dans la construction ou dans toutes les étapes de la conception jusqu'à la fabrication?

JF : Évidemment, il y a la première étape où je cherche. Je suis arrivé à la musique très tard. Je suis arrivé à la musique à vingt-cinq ans, donc il n'y a rien qui me censure dans la façon de travailler mes choses. Je n'ai pas de bagages si on veut...

HP : Donc il n'y a pas de freins là. Ça ne te retient pas ça...

JF : Non! Quand je suis tombé sur les cordes la première fois, c'était «bon, on prend l'archet et on regarde comment ça fonctionne». On joue, on frotte, on pèse, on met l'archet à l'envers. Je découvre la musique. Je suis arrivé tellement tard avec une envie tellement grande d'en faire que je suis prêt à mettre le temps qu'il faut pour jouer, de jouer, de jouer. C'est quelque chose de très important pour moi, de jouer avec le son.

HP : Donc, c'est une attitude plus de respects que d'affrontement quand tu abordes un instrument ou un objet.

JF : Tout à fait. Je me considère comme un témoin actif. Je ne suis pas quelqu'un pour qui l'invention ... qui va organiser des choses les unes par rapport aux autres pour faire quelque chose de génial ! Non. J'essaie de trouver ce qu'il y a de génial dans la vie. Je reviens à Andy Goldsworthy. C'est un peu ce que j'ai appris en lisant ses textes et en regardant son travail ; il y a plein de choses qui sont dans la musique, qui sont là, qui ont un potentiel et dont personne ne s'est préoccupé depuis très longtemps. Mon intérêt, c'est beaucoup plus de comprendre l'univers des sons et d'essayer de mettre au grand jour ce potentiel, qui est là et que presque personne n'utilise. J'aime plus cette attitude. Ça me met dans une position où j'expérimente, j'apprends énormément, j'apprends sur les sons, j'apprends sur l'univers sonore. Mais j'apprends aussi sur la vie. Parce que ça m'oblige (à faire des recherches). Quand j'ai travaillé avec le vent, j'ai lu pleins de textes sur le vent, sur comment le vent fonctionne, quelles sont les forces du vent. Au-delà même de l'instrument à vent, comment une clarinette fonctionne ... Le souffle, le vent... Quand je travaille avec les tuyaux, quels sont les métaux. Je suis présentement des cours de métaux parce que je travaille beaucoup avec le métal. Ça me permet de pousser des champs d'intérêts que j'ai depuis que je suis petit, de prendre conscience d'éléments de la vie quotidienne pour tout le monde. De lois physiques qui sont universelles. C'est surtout ça mon approche : mettre cela au grand jour. La musique, elle sort, elle est là, elle attend juste qu'on la réveille. Je me vois plus comme un témoin qui assiste à des événements qui sont sublimes. Après cela je les partage. C'est simple comme ça.

HP : Et tu les organises aussi pour les faire voir peut-être? S'ils sont cachés pour la plupart des gens, pour les révéler tu les organises...

JF : Je les mets en contexte. Je m'arrange pour ne jamais dénaturer les événements que j'entends quand je les entends. C'est ça : pour moi la structure c'est justement d'être à l'écoute de la force d'un matériau et de travailler avec cette force-là. Dans le sens de cette force-là.

Hélène : Est-ce que tu peux imaginer à un moment donné que tu pourrais t'éloigner de tes objets pour revenir à une instrumentation plus traditionnelle dans le monde de la musique. C'est-à-dire un instrument, clarinette, violoncelle, contrebasse, trompette, tuba, piano... Et en faisant une sorte d'abstraction de tout ce rapport physique et sensuel avec le son. Tu écris déjà pour les instruments et tu mets toute ta connaissance et la même approche. J'ai vu les partitions. On a enregistré des concerts. Est-ce que tu peux imaginer, dans ton évolution de musicien, quitter ce rapport, très physique, avec la matière.

JF : Non! Impossible! Impossible! C'est relié à ma vie. On vit sur la terre. On vit dans un monde physique, un monde concret. Non. C'est là mon champ d'expérimentation. J'ai vraiment envie de comprendre les lois physiques dans lesquelles on erre sur la planète. J'ai choisi le médium de la musique. C'est aussi celui avec lequel j'ai le plus d'affinités mais ça reste quand même ma recherche. C'est une recherche vivante. Ca fait plusieurs années, peut-être une dizaine d'années que j'ai commencé à adopter ce principe de travailler vraiment dans le monde concret et j'ai envie d'avoir des réponses concrètes, réelle, qui transportent de l'information réelles, parce qu'elles me permettent de faire des liens qui sont réels après. Parce qu'on évolue avec notre expérience, avec notre bagage qu'on construit au jour le jour. Et ça fait dix ans que je mets des informations qui sont reliées à des faits très concrets et je vois la différence dans les liens que je fais. J'arrive à faire des liens beaucoup plus vastes. J'arrive à sortir de la musique. J'arrive à faire des liens avec ma vie, avec ma relation avec les gens, avec le milieu dans lequel je travaille. C'est impossible que je quittes.

HP : Tu revendiques vraiment le droit d'être toi-même et de ne pas te laisser happer par des modes, par des styles, des écoles, des manières de pensér ou de faire.

JF : Nous sommes humains.

HP : Donc, détournables!

JF : Je veux dire qu'on est un instrument en soi, qui a des pôles de sensibilité. À partir du moment où on est ça, qu'on est un instrument sensible qui réagit avec sa sensibilité avec tout ce qui nous environne, on a la capacité de développer cette sensibilité-là. Et ça , je ne pense pas qu'on aie besoin de savoir tout ce qui s'est fait avant, qu'on aie besoin d'avoir... Je développe ma sensibilité du goût depuis trente ans avec tout ce que je mange. J'ai développé une sensibilité de l'œil avec tout ce que je vois. Il y a des choses qui me sont beaucoup plus familières, des couleurs que je trouve plus belles : c'est la même chose pour le son. Je ne sens pas la nécessité de savoir tout ce qui s'est fait avant, pour moi, je n'ai qu'à développer mon rapport à moi avec la matière et à ce moment là, je développe ma sensibilité. C'est ça que j'ai envie de partager avec les gens. C'est ma sensibilité à moi, face au monde dans lequel je vis. Si ça se trouve à faire partie d'un courant qui existe, alors tant mieux, je n'ai pas de problèmes avec ça!

HP : Mais te vois-tu dans la continuité dans l'histoire de l'humanité? Te sens-tu toi-même porteur de gestes qui ont une tradition, qui ont une histoire qui correspond à la quête de l'humanité?

JF : Je pense que oui! Ce que j'attends des créateurs, c'est que ça soit des gens qui vivent dans leur époque, et qui parlent de l'époque dans laquelle ils vivent à travers leur médium. C'est comme ça quand je lis sur Socrate ... quand je lis sur Gandhi, quand je lis sur Laherlmann. Ce sont des gens qui se sont posé des questions, qui sont en rapport avec leur société, l'époque dans laquelle ils ont vécu. Et qui prend tout un sens, qui a un sens. Parce que ça c'est fait en relation avec l'univers avec lequel ils étaient à cette époque-là. Je ne me vois pas vivre autrement que ça! Aujourd'hui c'est l'an deux mille. L'ordinateur est là, il y a des autos, le bruit est omniprésent dans nos sociétés occidentales comme jamais auparavant. Je ne peux pas croire que je puisse faire de la musique comme auparavant. C'est impossible. Je ne subi pas la même influence. Je ne suis pas dans un environnement qui me renvoie la même information. C'est ce qui fait que je ne peux pas faire la même chose. C'est un peu pour ça que dans un sens je n'ai pas peur de réinventer la roue par ce que je ne vis pas à la même époque qu'avant. Donc, c'est impossible que je réinvente les mêmes choses. À partir du moment où tu t'écoutes, à partir du moment où tu as vécu des choses, tu as des expériences qui sont dans ton époque à toi, tes réflexions vont être de cette époque-là si tu t'efforces de toujours être actuel.

HP : Est-ce qu'il t'arrive de douter de toi? Ou d'avoir des baisses d'énergie? Ou d'être découragé? Ou choqué? Ou impatient?

JF : Il m'arrive de douter, surtout... Je penses à la pièce avec la canette.

HP : Le "rituel"?

JF : Ça faisait déjà trois mois que j'y trvaillais, que j'avais découvert cet instrument-là... Que je l'avais fait... C'est arrivé par hasard. Je travaillais avec des instruments aborigènes qui tournent aussi. C'est le même principe. C'est une petite plaque de métal que tu fais tourner au bout d'une corde et qui fait un son... Je trouvais ça un peu limité comme instrument ce qui fait que j'ai commencé à me poser des questions à savoir s'il n'y avait pas moyen de fabriquer un instrument avec d'autres types de sons qui fonctionne sous un autre principe. Bon j'avais déjà l'idée de la corde. Je me suis dit que si je rajoutais un axe au bout de la corde, déjà, on reste dans le même axe. Ensuite j'ai traversé une canette d'aluminium à ses deux bouts. J'ai passé l'axe à travers la canette et j'ai fait un trou dans la canette pour que ça siffle. Bang! Ça a fait des sons tout de suite! Ensuite ça c'est précisé. J'ai rajouté une petite ailette comme justement une aile d'avion pour que le trou soit toujours à la bonne place et fasse face à l'angle du vent qui entre dedans mais ... comme le jour du concert, je n'étais vraiment pas convaincu. Je me trouvais ridicule en fait d'aller faire une pièce avec ... euh...

HP : ... un bout d'aluminium.

JF : C'est une petite canette de Budweiser. Moi je trouve que ça sonne mais tant que tu ne l'as pas fait devant un public dans un concert, c'est ...

HP : Là il y a eu la peur d'un jugement? Qu'on te traite de naïf? Que c'était enfantin, que c'était trop simple?

JF : Je ne sais vraiment pas! Je me souviens, la journée du concert, il y a plein de pièce au sujet desquelles je me disais : "Mais pourquoi je fais ça? À quoi ça sert?"

HP : C'est de ce doute-là dont je parlais. Mais en tant que créateur, la grande partie de mon travail, ça se passe pendant que je cherche les choses, pendant que je les trouve. Après ça c'est plus mon rôle d'interprète, Mais comme la pensée du créateur reste mienne dans ce cas, justement, c'est de là que viens le doute. Si ça n'avait pas été le créateur, bon tu interprètes. Tu te dis : c'est ça que j'ai à faire, je le fais même si les gens n'aiment pas … ce n'est pas à moi ... Tandis que là je joue en fait les deux rôles : créateur, interprète, auditeur aussi parce que dans un sens, il faut écouter ce qu'on fait.

HP : Et en plus avec des objets fragiles qui ont leurs vies propres ? Et je pense que la cannette en aluminium est un cas, parce que tu as fait des tests durant l'après-midi avec d'autres objets et le soir, probablement comme toi j'ai été surprise de ce qui sortait. Ah ! Tiens... C'est cette fréquence-là et on sentait que l'objet te donnait un espace pour jouer mais n'en demande pas plus, parce ce que je ne t'en donnerai pas plus.

JF : Oui, c'est ça. D'un coté, j'ai souvent expérimenté cette pièce-là mais pas en concert, ni devant un public. J'avais réalisé une trentaine de sortes de canettes avec des formes différentes, avec des ouvertures différentes, avec des grosseurs : j'ai pris des grosses, des moyennes, et c'est de l'aluminium, c'est de l'aluminium extrêmement léger et il s'agit que tu plies un petit peu un coin dans l'ouverture parce que tu changes l'angle de l'ailette, une petite affaire, et les fréquences ne vibrent plus de la même façon. Des fois tu vas arriver à trouver deux ou trois sons en même temps, des fois tu arrives à en trouver juste un, des fois ça change complètement de fréquence : tu ouvres une petite affaire de plus et tu tombes une tierce plus bas... Sauf qu'à partir de la fondamentale qu'elle décide de te donner sur le moment, tu as une possibilité d'harmoniques qui sont définies mais qui réagissent. Tu ne peux pas dire : cet instrument je le fais, je le fais tourner, je reviens dans trois heures et il va sonner pareil. Il va sonner avec le même principe, avec le même genre d'évolution mais, c'est jamais la même chose.

HP : C'est très intéressant...

JF : C'est la vie. J'aime bien sentir qu'il y a de la vie dans ce que je fais. Sentir qu'il y a une implication. Je n'aime pas sentir que les choses sont finies... Non... j'aime ce côté-là vivant.

HP : Merci Jean-François.

transcription : André Éric Létourneau


page d'accueil | émission | calendrier | rencontres | radioVision | répertoire d'artistes | liens