retour en arrièreretour au menu Eric Létourneau rencontre JEAN DEROME CANOT CAMPING

On peut rejoindre Eric Létourneau à l'adresse suivante : eric_létourneau@yahoo.com

Éric Létourneau : Bonsoir Jean Derome.

Jean Derome : Bonsoir.

É.L. : Victoriaville était le lieu où a eu lieu cette première expédition de canot camping, c'était au dernier festival de musique actuelle et c'était l'un de tes gros projets sur lequel tu as travaillé énormément. Je vois d'ailleurs toutes les sections, les préparatifs, l'autobus et il semble que ce que l'on va entendre ce soir ce ne sont pas toutes les sections, c'est comme un parcours à travers l'œuvre.

J.D. : Oui. Cette pièce-là Canot Camping se présente un peu comme une carte géographique dans un sens. Il y a plusieurs sections différentes et on peut les visiter ou pas. On peut faire un trajet à chaque fois différent et ça dépend principalement du chef, mais aussi certains musiciens peuvent se rebeller et se mettre eux aussi à donner des consignes, mais normalement le chef annonce les sections à mesure. Le trajet varie. On a un certain nombre de lacs qu'on peut visiter, mais aussi toute une série d'actions quotidiennes qui sont représentées musicalement comme la préparation de la nourriture ou la baignade ou évidemment différents types de courants, d'eau, des rapides, des portages, un tas d'activités comme ça. C'est un jeu en fait qui s'adresse à des interprètes. Il y a des sections écrites, mais il y a aussi des improvisateurs. Il y a des sections qui sont vraiment improvisées soit complètement, mais surtout à partir d'un vocabulaire de signes qu'on s'est donné. Une grosse partie des répétitions a été de déterminer et d'apprendre ce que chaque signe pouvait dire. Il y en a une soixantaine, je dirais. Certains signes sont la description d'une action anecdotique, assez narrative. D'autres signes sont des consignes plus musicales dans le sens canon/solo.

É.L. : Est-ce que c'est déterminé ? Ou qui donne le signe ?

J.D. : Normalement, toujours le chef, mais avec la possibilité d'une intervention surprise parce qu'il y a une série d'accents qui peuvent être déterminés par les musiciens eux-mêmes. Alors c'est très drôle parce que moi, faisant la direction, je me fais parfois jouer le tour : il y a des événements musicaux qui se produisent sans que je les ai prévus. Les musiciens ont cette latitude-là. La base de l'affaire c'est une expédition de canot. Comme je leur ai dit, je ne peux pas vous dire tout d'avance. Il va se passer plein d'imprévus. La version qu'on va entendre ce soir qui était ce qu'on a appelé la première mondiale, bien que la pièce avait été jouée en atelier le mois auparavant à l'exposition de musique au Théâtre La Chapelle. On avait appelé ça une avant-première. C'était une série de cinq ateliers où la pièce a été créée dans son mécanisme, etc. C'est une pièce que j'aime beaucoup, que je considère très fertile et je ne pense pas avoir terminé de la jouer. J'espère trouver d'autres occasions de rejouer ce grand jeu. Ça recèle énormément de potentiel. Ça pose des questions aussi intéressantes au niveau des improvisateurs. On les met dans des situations où ils sont presque en train de composer ; c'est ce que tous les improvisateurs disent, qu'ils composent spontanément, mais là j'ai l'impression que je les pousse à une certaine limite. C'est assez intéressant de voir ce qui sort, comment ils se démêlent avec les consignes.

É.L. : Quelles sont les règles d'improvisation dans Canot Camping ?

J.D. : Canot Camping c'est une mosaïque de pièces, en fait, alors certaines pièces fonctionnent . . . Il n'y a pas les mêmes règles dans chaque section de la pièce. Il y a des sections qui sont écrites avec l'improvisation qui est plus décorative dans un sens. Il y a d'autres sections qui sont vraiment narratives, vraiment descriptives où chacun est laissé libre d'improviser sur un thème précis. Par exemple, il y a une section qui s'appelle Constellation où ça décrit la nuit, les différentes constellations qui passent dans le ciel. Alors, chacun est une constellation et joue pendant environ une minute. C'est un canon, en fait, entre les 11 participants qui entrent à toutes les 20 secondes. L'ordre n'est pas déterminé. Il y a tout un jeu de souplesse. En fait, ils peuvent jouer ce qu'ils veulent.

É.L. : Ils peuvent jouer ce qu'ils veulent, mais c'est une structure qui est très serrée et très organisée. On ne peut pas, comme dans un vrai canot camping, se laisser aller totalement au courant qui passe ou aux dangers de la forêt.

J.D. : Ce qui est frappant du Canot Camping c'est qu'on fait toujours des plans avec le temps, mais on est toujours aux prises avec la température. On pense qu'on peut s'asseoir sur une roche et se faire dorer au soleil, mais finalement le temps se couvre, il faut monter la tente, il faut s'abriter. On pensait qu'on mangerait, mais on va manger plus tard. On sort quand il arrête de pleuvoir. On fait à manger à la noirceur. Il n'y a rien qui peut vraiment se planifier aisément. C'est rare que le temps est tout à fait égal et peut-être aussi qu'on est plus sensible aux variations de température en canot parce qu'on est tellement démuni, on est moins protégé. On passe beaucoup de temps à regarder ce qui s'en vient. Dans la pièce, comment ça se transpose, surtout pour les joueurs d'électronique et puis Martin Tétreault, entre autres, qui joue la table tournante et Diane Labrosse à l'échantillonneur, les deux, c'est assez drôle de voir comment c'est difficile pour eux d'être aussi rapides qu'un instrument acoustique parce que les consignes viennent vite. On change de tableau et eux ont une espèce de travail d'aller chercher le plus rapidement possible les disques ou les sons qui sont stockés dans les mémoires. C'est incroyable de les voir courir après l'ensemble. Ceux qui jouent seulement avec un instrument sont d'une certaine manière avantagés dans ce cas-là.

É.L. : Les cuivres, c'est évidemment toi, Tom Walsh, Joane Hétu qui fait la voix aussi…

J.D. : En fait, tout le monde en fait un peu, sinon, dans les cordes, on a Rainer Wiens à la guitare électrique, Jean René au violon alto, Guillaume Dostaler au piano, Normand Guilbeault et Nicholas Caloia à la contrebasse. Il y a deux contrebasses au fond de tout ça, puis percussion on a Pierre Tanguay qui fait à la fois batterie et percussion. Moi je fais saxophone et un peu de percussion aussi, la flûte, je chante. Il y a beaucoup d'instruments sur la scène. Ça fait très joli à regarder.

É.L. : C'est très très beau. C'est très beau à entendre aussi. Il y a cette liste incroyable de sections que tu as apportée et on voit très clairement qu'il y a des duos à un certain moment. Qu'est-ce qui détermine qui va jouer en duo, quels sont les duos ?

J.D. : II y a plusieurs types de duos et c'est selon, en fait, la plupart du temps c'est par un signal du chef. Par contre, il y a un type de duo qui s'appelle Faire l'amour. Cette chose-là peut arriver dans une expédition de camping.

É.L. : Ça se fait à deux ?

J.D. : C'est laissé libre à n'importe quel musicien de l'ensemble d'appeler un autre. C'est le signe du doigt qui dit viens ici. On agite le doigt. À partir de ce moment-là l'autre personne est obligée d'aller faire le duo et on ne connaît pas la durée et cette chose-là se superpose à n'importe quoi d'autre qui peut être en train de se passer. On perd tout d'un coup deux joueurs qui se retirent dans la tente et ça dure un certain temps. C'est assez difficile de savoir quand c'est terminé.

É.L. : Est-ce qu'il y a des joueurs qui sont plus expéditifs que d'autres dans ces choses?

J.D. : Oui. C'est drôle qu'on parle de celui-là … les pièces peuvent être comme en superposition, en tuilage. Par exemple, il y a des consignes gestuelles qui sont relatives à la température comme Vent ou Pluie. On peut être en train de jouer une des pièces comme le Lac 3 et superposer l'élément de Vent ou de Pluie ou de Vague ou de Courant. C'est comme si chaque pièce pouvait être présentée successivement ou en superposition. Ça nous donne cette latitude-là. Autant qu'un jeu, comme le jeu d'échecs, par exemple, recèle un infini nombre de possibilités de parties, autant cette chose-là est assez énorme finalement jusqu'à ce qui est déclenché, qu'est-ce qu'il y a de potentiel dans la pièce, c'est assez large, c'est assez grand. Je n'ai pas l'impression d'avoir fini d'explorer. Il y a d'autres sections qui sont des cartes géographiques. J'ai demandé aux musiciens d'interpréter musicalement des fragments de carte géographique comme si c'était une partition musicale.

É.L. : Là on peut se rapprocher de la pataphysique comme méthode de perception. (Car rappelons que tu est pataphysicien et membre de l'ordre de la grange Gidouille). C'est la carte géographique qui inspire la musique ?

J.D. : Oui. Ça devient comme une partition graphique finalement. Il y a une pièce, entre autres, qui s'appelle topo. J'avais fourni plusieurs cartes géographiques. On a gardé une carte pour cette version-là. Il y a des loisirs aussi dans mon voyage de canot. Il y a des parties de cartes, il y a une possibilité de dominos aussi qui peuvent être joués … il y a de la lecture. Au départ, c'est un projet que j'ai depuis longtemps de faire la pièce Canot Camping. L'idée était dans mes filières depuis longtemps. Je n'arrêtais pas de vouloir faire ça. Dans le fond, c'est la première fois que j'essaie de la faire. C'est une pièce dont j'ai rêvé pendant plusieurs années. Dans le fond c'est un peu structuré comme un jeu video. Il y a une certaine série de mondes et on rentre dans les mondes et dans chaque monde, il y a des obstacles, il y a des choses à faire excepté qu'il n'y a pas de gagnants On pourrait pousser plus loin. En ce moment, il n'y a pas d'énigmes à résoudre ou de choses comme ça. Il n'y a pas de personnages non plus.

É.L. : Est-ce que ça va venir dans le développement de l'œuvre ?

J.D. : Je pense que ça pourrait, c'est une pièce qui pourrait grandir d'une manière presque végétale.

É.L. : Presque théâtral également… Car il y a une certaine composante théâtrale dans la façon dont la pièce est construite.

J.D. : Entre autres, j'ai donné des textes à Diane Labrosse, Joane Hétu qui peuvent les placer. Elles aussi ont le choix de les placer où elles veulent. Si je leur demande de faire une intervention vocale, le choix du texte leur revient.

É.L. : Avant d'écouter l'œuvre, je reviendrais sur la petite citation qu'on a eu de Pierre Elliott Trudeau. Je n'avais pas du tout prévu que ça passerait dans un contexte comme ça. C'est assez troublant.

J.D. : C'est vrai qu'il était connu pour être un grand amateur de canot camping. Effectivement.

É.L. : Malgré le fait que j'imagine que tu as peut-être des opinions politiques qui diffèrent profondément de celles de Pierre Elliott Trudeau, est-ce que son idée sur le canot camping, comme une allégorie de l'existence te charme ? Est-ce que cette allégorie du canot camping comme une métaphore de la vie aurait du sens pour toi ?

J.D. : Tout à fait. Pour moi, il y a dans une expédition de canot, toute la vie résumée dans une espèce de simplicité, d'économie de moyen, d'âpreté qui est très très belle. C'est vrai qu'il ne manque de la vie dans le canot, c'est tellement . . . Comme j'ai l'habitude de dire, si je pouvais vivre de faire du canot camping, c'est ça que je ferais à temps plein. Je suis sauvé par la température, le climat canadien.

É.L. : En 1996, tu as écrit " De ce temps-là en musique je fuck le chien, t'sé je cherche le trouble ". Est-ce que c'est toujours le cas ? Est-ce que tu " cherches toujours le trouble "?

J.D. : Oui, je cherche le trouble. Je le cherche tout le temps. Des fois je le trouve, souvent je le trouve, de plus en plus souvent.: Des fois je le trouve le trouble, je ne fais pas juste le chercher, mais c'était une attitude. C'était un texte en joual (argot), mais le fond de cette attitude-là ça reste vrai pour moi. Il faut chercher le trouble, il faut aller vers ce qui nous fascine, ce qui nous déstabilise, etc. C'est une attitude que je pense qu'il faut conserver comme compositeur, mais aussi comme improvisateur, comme artiste en général.

É.L. : Parce que, outre la composition et l'improvisation, tu fais d'autres choses, tu pratique l'art visuel, tu écris, tu fais un peu de tout.

J.D. : Pour moi, tout est connexe à la musique. Remarque que j'ai commencé bien longtemps avant la musique à dessiner, mais ce n'est pas quelque chose que je fais continuellement. Je ne suis pas obsédé de dessin autant que de musique.

É.L. : Mais tu parlais de partitions graphiques. Il y a un lien direct entre le dessin et la musique.

J.D. : Oui, mais un compositeur c'est presque un architecte. Tu fais des plans. Tu fais le plan de la maison pour que les gens soient capables de la reproduire après. Juste composer, il y a un aspect qui est tellement graphique de clarté, etc. Réussir à avoir l'information, avoir exactement le résultat que tu veux, c'est aussi un aspect de tactique qui est assez étonnant qui n'a pas rapport du tout. L'aspect de l'architecture, je parle simplement au point de vue de construction, de la structure, mais après comment cette structure-là que tu as conçue, comment la dessiner, la rendre, faire le plan qui va faire que la pièce est jouable après et peut-être reproduisible une deuxième fois. L'idée c'est qu'à partir du plan tu peux refaire cette maison-là ou cette pièce-là une deuxième fois. C'est ça, je me dis, qui fait la différence dans une composition puis une improvisation libre, mais en même temps cette pièce-là je pense qu'on la reconnaîtrait.

É.L. : Là c'est un mélange des deux, il y a de l'improvisation, mais il y a la structure, mais il y a aussi quelque chose qui est très serré, ça frappe à l'écoute, c'est la beauté des textures qu'on peut entendre.

J.D. : Oui, c'est une préoccupation constante pour moi. Je suis fasciné d'orchestration et puis avec un groupe comme ça de onze musiciens, c'est pas seulement l'orchestration comme on la trouverait dans les livres. C'est sûr que je peux trouver, savoir et apprendre à connaître ce qu'une contrebasse ferait, mais à savoir qu'est-ce que ce contrebassiste, mais dans ce cas-ci, il y en a deux, qu'est-ce qu'eux vont faire aussi ça rentre dans la tactique de l'affaire parce que quand tu travailles avec des improvisateurs tu peux t'attendre à obtenir un ensemble de réponses beaucoup plus large qu'avec un musicien classique, un interprète classique ou même rock, tant qu'à ça, dans le sens qu'il amène toute sorte de techniques qui lui sont très particulières et il a le droit de le faire tandis qu'en musique classique, il faut que l'interprète offre une espèce de constance au niveau de son jeu qui fait que si tu dis j'écris pour un basson, il faut que le type sonne comme un basson, tandis que quand j'écris pour un improvisateur, il peut aussi bien défaire son instrument en morceau, souffler par l'autre bout, s'il le décide et à ce moment-là, il faut que je m'attende à avoir cette variété de sons. La tactique c'est de réussir quand même à avoir la pièce que je veux sans savoir exactement ce qu'ils vont faire.

É.L. : C'est là où je veux en venir, c'est que comme tu travailles régulièrement avec ces gens-là depuis plusieurs années, est-ce que ça modifie ta façon de concevoir ta pièce, le fait que tu les connaisses et que tu saches pour qui tu écris, ce n'est pas seulement une saxophoniste, c'est Joane Hétu qui joue du saxophone, ce n'est pas seulement un pianiste, c'est Guillaume Dostaler qui joue le piano, ça doit modifier la façon de concevoir la pièce aussi.

J.D. : Ça modifie complètement. En fait, la pièce est écrite en pensant à des interprètes précis. Pour moi, ça ne fait presque pas de sens d'écrire dans l'absolu avec des listes d'instruments. Je fais de plus en plus souvent des commandes d'orchestre ou d'ensembles plus classiques et lorsque je demande aux gens qui me proposent une commande de vouloir connaître l'instrumentation de tout ça, il m'envoie toujours juste des listes d'instruments : ils ne me décrivent pas les particularités de chaque joueur. Tu composes pour deux violons, un alto, un violoncelle, mais dans la musique improvisée, ce n'est pas du tout ça qu'on pense parce qu'on travaille avec des personnes, on nomme ces personnes-là et dans une certaine manière, jusqu'à un certain point, je me fous un peu de ce que la personne va jouer, quel instrument qu'elle va jouer. Je me concentre sur l'identité, la vibration, la couleur que cette personne-là va, de la façon que cette personne-là vibre comme un peintre qui travaille en arrière des différents types de jaunes, de matières, etc.

É.L. : Est-ce que c'est pour cela que tu disais dans un texte antérieur, tu dis quelque chose qui ressemble à : " La musique écrite sans connaître les instrumentistes, c'est un peu comme quelque chose qui est fait de façon syndicale ".

J.D. : C'est parce que partir de l'idée que chaque musicien est égal, s'il a son diplôme de bassoniste il peut remplir la case, il peut jouer toutes les pièces classiques écrites pour le basson alors on lui demande juste d'être ça. C'est déjà énorme ça, je le conçois, mais pour moi c'est tellement plus taillé sur mesure des joueurs de leur identité, de leurs vibrations. C'est très fondamental dans ma manière de composer. À chaque fois, je reprends le téléphone et je dis " oui, mais qu'est-ce qu'il aime votre premier trompette, est-ce qu'il fait de la plongée sous-marine ? Qu'est-ce qu'il aime faire dans la vie à part jouer de la trompette classique ? "

É.L. : Et là ça modifie la façon de concevoir la pièce ?

J.D. : Oui vraiment parce que, de toute façon, ça va être là même si je ne le savais pas parce que cette personne-là va mettre toute son âme en jouant et puis ce n'est pas seulement un trompettiste, c'est une personne. É.L. : Évidemment, c'est une approche beaucoup plus humaine de la musique… Est-ce que tu considères que la musique écrite peut être, dans un sens, une approche un peu " déshumanisée " … d'écrire comme ça pour des gens qui vont exécuter comme si c'était - peut-être pas des machines - mais des gens qui exécutent ce qui est écrit ou, est-ce que pour toi, c'est tout simplement une démarche différente? En d'autres termes, éprouves-tu une certaine aversion pour la musique strictement écrite par des compositeurs qui ne connaissent pas les interprètes ?

J.D. : Il y a quelques années, j'aurais répondu oui, j'avais une aversion pour ça, peut-être que là je ne veux pas être aussi radical que ça. Je comprends, en même temps, qu'on puisse s'intéresser à composer d'une certaine manière ce que je dirais dans l'absolu comme on compose pour un ténor en se disant qu'un ténor ça peut nous donner telle chose comme résultat, mais en même temps il y a tellement de voix de ténor qui sont tellement différentes. Il me semble qu'il faut aller un peu plus loin que ça surtout que maintenant, avec le disque, les gens qui interprètent la musique peuvent être plus attachés au produit. Avant la musique circulait par partitions, alors forcément ça devenait un code plus neutre qui se véhiculait d'une manière comme ça - assez neutre. Mais maintenant qu'il y a le disque, on peut entendre vraiment le son des gens qui ont créé une pièce comme si on pouvait entendre le son des gens qui ont joué la 5e symphonie de Beethoven la première fois. Il y a eu une première fois ! Ça ne devait pas être très bien joué j'imagine. Il devait y avoir un super esprit quand même, j'espère. Si on pouvait entendre ça, on aurait beaucoup d'informations qui ne sont pas dans la partition, je suis sûr.

É.L. : Il y a certains musiciens qui m'ont même dit que, selon eux, ce n'était plus nécessaire d'écrire la musique puisque l'enregistrement existait et qu'il est maintenant possible avec l'enregistrement d'apprendre la musique par cœur sans avoir recours à la partition pour mémoriser, et sans avoir recours à la lecture à vue évidemment puisque c'est toujours préférable, dans un monde idéal, de mémoriser la musique au lieu de la lire.

J.D. : En même temps, quand on ne fait que mémoriser, on apprend beaucoup de choses qui sont là aussi très personnelles à l'interprète qui joue. Je ne suis pas sûr que la personne qui écoute a besoin d'apprendre tout ça et de faire une espèce de mimétisme, de singer les tics d'un autre singe. J'apprécie qu'une pièce puisse quand même être écrite au moins minimalement. Moi je me dis des fois je travaille avec des improvisateurs et je me dis que dans le fond je n'ai rien composé, tout le monde a mis tellement de lui-même, j'ai très peu composé ou des fois je ne compose pas du tout. Je me pose la question : est-ce que c'est moi le compositeur de ça ou non ou est-ce que c'est une composition collective, etc. ? Je me dis si on rejoue la pièce et puis qu'on peut encore la reconnaître, on est dans cette pièce-là, c'est vraiment cette pièce-là tandis que des fois, avec l'improvisation, ça a tendance à tellement évoluer d'une manière sinueuse qui nous amène à des endroits tellement inattendus qu'on se dit que ce moment-là de musique en aucune manière provient de ma composition, c'est vraiment quelque chose, comme un corps étranger, qui s'installe dans la pièce.

É.L. : Quand on écoute Canot Camping, on a quand même une impression très forte que tu as planifié la façon dont les instruments allaient se marier les uns avec les autres. Je ne sais pas de quelle façon parce que je sais qu'il y a une part d'impro, mais pour obtenir ces textures-là, aussi riches, il y a forcément planification.

J.D. : Je travaille avec les joueurs en les laissant développer, en improvisation, des consignes qui sont quand même assez précises. Comme un compositeur écrirait chaque ligne, moi je distribue des rôles à chaque joueur et puis si chaque joueur observe bien sa consigne, ça crée un ensemble musical qui fonctionne beaucoup par strates où certaines strates sont comme indépendantes d'autres. C'est ça qui fait un peu l'impression de textures aussi parce qu'il y a des plans qui sont indépendants et coordonnés. C'est dans ce sens-là qu'on crée. Les pièces qui sont totalement improvisées ont souvent la tendance à devenir des espèces de magma, de pâtes indiscernables, ce qui est une des très belles choses d'ailleurs que l'improvisation peut produire. Mais si quand on l'a fait assez souvent, assez longtemps on s'intéresse peut-être des fois à arriver à des choses plus détaillées et qui vont se moduler de plusieurs manières au cours d'une même pièce.

É.L. : Quand on écoute l'ensemble de ta production depuis, mois j'ai les dates de 1972, en fait Nébu premier groupe important dans lequel tu joues avec Pierre St-Jak et Claude Simard à la basse, 1973, je me souviens qu'il y a deux disques de Nébu, ensuite il y a l'ADMO (Association pour la diffusion des musiques ouvertes) les musiciens qui sont en fait - on pourrait dire - le noyau qui constitue le collectif Ambiances magnétiques. Plusieurs collaborations, une de longue haleine avec René Lussier, avec Joane Hétu maintenant aussi et plein d'autres.

J.D. : Pierre St-Jak, tu vois, 1971, Pierre Cartier, 1973, René Lussier, 1978. Pierre Cartier, l'année prochaine, ça va faire 30 ans que je joue avec lui, c'est énorme.

É.L. : Iet il y a Les dangereux Zhoms qui est un de tes projets récents. Le premier projet des Dangereux Zhoms, c'est 1992. En fait, j'énumérais ça aussi parce que je me disais que si on regarde l'ensemble de cette activité musicale-là, il y a, quand on écoute Canot Camping quelque chose qui ressort. C'est je dirais peut-être une synthèse d'expériences par rapport aux instruments, à la façon de les utiliser pour arriver à des textures ou à des effets très précis qui, dans ton esprit, dans ton espace mental, semblent se construire mais qui ensuite se manifestent à travers l'improvisation. Et ça me rappelle un autre projet : Le magasin de tissus, un de tes projets qui est terminé maintenant, mais qui était une étude principalement de textures sonores. Est-ce que ce projet-là a eu une influence sur Canot Camping où les textures sont si riches ?

J.D. : La texture est vraiment un élément important de ma musique. C'est un élément qui est souvent . . . Quand on parle de texture en musique, on touche toutes sortes de choses parce que c'est drôle, on se met rapidement à parler de lumière aussi et de . . . alors texture parce que parfois c'est sûr on ressent des effets tactiles et c'est drôle quand on dit qu'un son est par exemple rugueux ou soyeux ou caresse les oreilles, etc. Effectivement, par tous nos sens, on perçoit des choses et il y a une espèce de mélange entre tous les sens. L'œil va dire la même chose. Si on regarde un tissu soyeux, on va dire que c'est soyeux pour les yeux, c'est soyeux pour les mains, c'est soyeux à l'oreille, etc. Ça a tendance à tout se mélanger. C'est sûr que l'amour de la texture pour un compositeur c'est souvent vu comme une espèce de sensualité un peu primitive dans un sens.

É.L. : Pourquoi primitive ?

J.D. : Parce que c'est moins architectural justement.

É.L. : Ça a moins un rapport direct avec la structure. J.D. : C'est plus relié à un rapport à la sensualité, mais pour moi, ça reste très très important cet aspect-là. Un amour du son lui-même, de la matière. Une pièce comme Le magasin de tissus c'est une pièce extrême dans ce sens-là parce que je ne fais que présenter des textures et elles sont présentées comme des échantillons justement de tissus tous de même dimension : 1'30 toutes l'une à côté de l'autre. Il n'y a absolument aucune construction architecturale. C'est seulement un coup d'œil sur la texture puis il y a un effort sincère en improvisation de ne pas développer et finalement ça ne fonctionne pas du tout, je n'y suis pas arrivé encore, mais ne pas développer la matière, la présenter d'une manière presque statique. É.L. : Très objective, en fait.

J.D. : C'est ça et ça dure 1'30 et ensuite c'est autre chose. Ça peut être quelque chose de vraiment différent. Par le contraste aussi des textures, une nous réveille de l'autre et nous guérit de l'autre. Il y a des choses extrêmement rugueuses, extrêmement déplaisantes.

É.L. : Il y a des choses très agréables aussi.

J.D. : Oui et on les perçoit justement avec beaucoup d'acuité parce qu'elles sont mises en contraste continuellement l'une avec l'autre. Dans la pièce Canot Camping, les textures sont utilisées plus au niveau d'un récit, si tu veux. C'est plus cinématographique dans ce sens-là. On imagine un montage cinéma quand on coupe au cinéma, on arrive dans un autre lieu et puis l'action était déjà commencée dans ce lieu-là. On se télétransporte le lendemain chez quelqu'un d'autre et puis il y a un enfant qui pleure, etc. On comprend immédiatement qu'on est dans un nouveau lieu, un nouvel espace et puis il y a beaucoup de canot camping qui est fait comme ça, les gens sont dans un certain état, je leur annonce prochaine section ça va être ça et ils se préparent à un changement puis on fait la coupe d'une manière vraiment aussi brutalement qu'une coupe au cinéma. Dans d'autres cas, il fonctionne par des longs fondus.

É.L. : Un peu comme quand on est sur une rivière et qu'à certains moments on passe des rapides à tranquillement quelque chose de plus doux.

J.D. : Oui, c'est ça, il y a des transitions. Effectivement, il y a un beau rapide dans la version qu'on présente ce soir, très très beau rapide qui vient d'une longue rivière. On entend bien clairement ma représentation d'une rivière et ensuite les grondements sourds du rapide et ensuite on passe le rapide. C'est drôle parce que dans le fond ce n'est pas les musiciens qui vivent l'expédition. On pourrait dire que la personne qui fait l'expédition c'est l'auditeur. Il n'y a pas de personnage. Il n'y a aucun des musiciens, en tant que tel, qui représente un personnage narratif. On ne fait que décrire une série de choses qui arrivent à l'auditeur, faire vivre ou passer l'auditeur par une série d'états descriptifs.

É.L. : Merci beaucoup Jean Derome.

J.D. : C'est un plaisir.

É.L. : Merci pour ce voyage en canot camping.

transcription : Carole Legault

 


page d'accueil | émission | calendrier | rencontres | radioVision | répertoire d'artistes | liens