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Hélène Prévost MARC
rencontre COUROUX

 

Hélène Prévost

Théàtre de l'entropie, théàtre ça implique un certain rituel, peut-être, dans mon esprit, entropie, un certain désordre et la notion d'irréversibilité et tu pourras me corriger tout ça dans quelques instants. Donc, on est déjà dans un champs relativement miné et peut-être un peu subversif. Théâtre de l'entropie, si je lis ce que tu me fais lire, pour me préparer à cette rencontre, c'est un rituel de la désintégration, c'est l'idée que l'énergie puisse être considérée comme un paramètre de la musique et comme paramètre structurant aussi, c'est la démodélisation du rôle et du statut du soliste et du rituel de la performance musicale, c'est une stratégie de l'interférence et c'est aussi une absence de représentation pour l'auditeur. J'ai le goût de me retourner, de me replacer le 4 juillet, un dimanche après-midi, canicule d'été, en plein centre-ville, une église ouvre ses portes et on attend une performance avec un soliste, des gens rentrent sans exactement savoir ce qui va se passer. Il y a des touristes, des couples, il y a quelques amis musiciens, il y a un pianiste, il y a quelqu'un comme moi dans cette salle, il y a un piano qui est ouvert et, à un moment donné, il y a un musicien qui rentre, c'est Marc Couroux qui se dirige vers le piano et, l'instant d'après, les choses ne sont plus comme avant. Je me suis demandée, je me demande encore, au moment même où tes mains ont touché le clavier, dans le contexte de ce théàtre de l'entropie, quel a été le facteur déclencheur? Est-ce qu'il y a eu une décision ou c'est parti? Est-ce que c'est un geste volontaire, c'est un geste préparé?

 

 

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MARC COUROUX

Le geste est toujours préparé et le départ est toujours prévu. Il y a un genre de texture que je voulais un peu travailler et puis j'avais ça en tête et puis, au courant des répétitions que j'avais fait avant le concert, j'étais convaincu que je partirais avec cette idée d'une espèce de texture très dense, très chargée, très polyphonique avec une multitude de voies qui s'entrecroisent, qui se dédoublent, qui se ramifient, s'autodétruisent et puis j'ai aussi une montre avec moi un peu pour déterminer le temps. Vous savez, parfois on attribue un certain matériau, une certaine vie. On dirait qu'on ne peut pas entendre ce matériau plus que cinq minutes, disons dix minutes. Moi, je me suis dit je vais essayer de pousser le matériau le plus possible, je vais essayer d'étendre ça je veux dire. Je vais poursuivre ce genre de caractère-là, ce matériau-là pendant une demi-heure et puis, pour ne pas que je me tanne, pour ne pas que je me fasse des . . . que je me joue, je vais avoir une montre devant moi pour déterminer l'heure exacte. Alors, je me suis mis à regarder ma montre, ça faisait à peu près 5-10 minutes, je me suis dit ce matériau-là commence à être vieux, mais, il me reste encore 20 minutes. Je vais poursuivre quand même ce matériau-là pour voir qu'est-ce que ce matériau peut faire. Un peu comme un laboratoire. Je commence avec un matériau dont la vie durerait dix minutes avec des normes un peu plus classiques traditionnelles et puis je poursuis ça pendant un autre 20 minutes. Alors, pour l'auditeur, c'est un autre phénomène, c'est un phénomène un peu d'entrer dans le son, un peu comme Martin Feldman* qui commence avec ses sons très pianissimo et ça dure pendant 80 minutes. Je voulais essayer de pousser la vie d'une certaine idée musicale, d'un certain matériau pour voir si, après un certain temps, le matériau se mettait à vivre autrement que j'avais prévu auparavant. Alors, c'est comme ça que je commence toujours . . . J'ai toujours cette idée de faire un peu . . . de travailler un matériau pendant plus longtemps que ça semble logique. H.L. : Donc de défaire la prévisibilité du développement traditionnel de la musique? M.C. : Et d'essayer de découvrir des choses dans ce matériau-là qu'on n'aurait pas pu voir avec notre sensibilité de zapping. Après 5 minutes, on se tanne, on s'en va à autre chose. Ce que je trouve dans beaucoup de musique contemporaine il y a ce phénomène de manque de concentration. On poursuit une idée pendant cinq minutes, après ça deux minutes d'autre chose, des contrastes, des contrastes, des contrastes. Finalement, on n'a aucune idée qui est vraiment développée à fond et puis, moi, j'avais l'idée de prendre un matériau puis de le développer à fond puis utiliser ce matériau-là comme base de toute la pièce et de voir comment ce matériau-là pourrait vivre dans les oreilles des auditeurs et dans mes oreilles aussi. C'est un laboratoire, en fait, en temps réel.

Je suis étonnée que tu utilises le mot développement parce qu'à la lecture de ce que tu as écrit sur ta démarche et ton objet de recherche, justement le mot développement n'apparaît jamais. C'est plutôt l'inverse. Étant donné que tout cela est un processus, c'est un processus dans l'écoute, c'est un processus dans le déroulement, c'est un processus aussi dans le rapport entre l'artiste ou le musicien et son instrument. Le mot développement m'étonne.

C'est un développement qui n'est pas un développement traditionnel. C'est peut-être à ça que je voulais faire référence. C'est un développement qui n'a pas de but précis, établi d'avance. On s'en va vers quelque chose. Ce concert a duré une heure. Disons vers 45 minutes, il y a un gros climax. J'avais prévu toute la structure d'avance; non. C'est que le matériau développe par lui-même. Le matériau prend en temps réel les sentiers qui lui semblent les plus naturels et ça n'a rien à voir avec un développement qui serait pré-établi ou pré-déterminé. Je pense beaucoup au film de John Cassevetes parce qu'en fait le titre de ce concert était American dreaming qui est le titre de la première monographie sur la vie et l'œuvre de John Cassevetes qui était un grand cinéaste américain et puis il y a toujours dans ses films une espèce d'imprévisibilité. Ses personnages essaient toujours de sortir de leur vie monotone, sédentaire et de vivre une vie un peu plus fantaisiste et puis on ne peut jamais prédire comment un de ses films peut terminer parce que les personnages sont toujours sur leur pied, sont toujours en train de découvrir quelque chose, c'est quoi vivre, c'est quoi vivre dans le moment et je voulais un peu traduire ce phénomène-là dans une espèce d'hommage à John Cassevetes qui était American dreaming. C'était aussi le 4 juillet qui est la journée de l'indépendance américaine. Alors il y a un autre lien qui se fait avec ça.

 
  Tu as parlé de la vie du matériau, mais toi tu es partenaire, tu es comme avec le matériau. Quel est ton rôle dans la vie du matériau au niveau des décisions? Parce que, peut-être ce qui n'a pas été dit, c'est que quand tu as entamé ou attaqué ce moment, je ne sais pas s'il faut utiliser le mot œuvre, je te laisse m'éclairer là-dessus aussi, ça été . . . pas gigantesque, pas énorme, mais brutal. Ça été un geste qui envahissait le clavier, qui m'a rappelé d'ailleurs l'opus Clavicimbalisticum* qui avait été joué à Montréal, il y a quelques années, une œuvre qui fait une heure trente . . . quatre heures. Je l'avais enregistrée cette œuvre-là et je n'ai jamais entendu rien d'équivalent sauf ce 4 juillet quand tu as attaqué l'instrument et que là c'est comme un fleuve qui a déversé des tonnes et des tonnes et des tonnes de notes, mais étant donné que tu es le pianiste que tu es, il y avait un très grand contrôle en même temps que c'était évident que tu te laissais posséder par quelque chose.  
Oui.  
  Ce qui m'intéresse beaucoup depuis quelques années, en fait, c'est la tension entre on pourrait dire l'imprévisibilité ou les gestes involontaires et puis la conscience un peu plus objective du son qui lui permet de poursuivre sa propre logique. Alors ce que j'essaie de maintenir c'est pratiquement impossible, c'est de demeurer dans une subjectivité extrême où on entend tout ce qu'on produit. On produit des sons involontaires par des gestes physiques.
 

On pourra en parler plus tard un peu des gestes physiques, des gestes qui produisent des sons qui sont involontaires puis, en même temps, j'ai une oreille qui entend ces sons et qui interprète ces sons et qui les développe objectivement. Alors je produis des choses involontaires, mais en même temps, il y a une espèce de feed back. Il y a une boucle constante entre le subjectif, l'involontaire et le volontaire; c'est-à-dire de développer volontairement une certaine idée qui se produit d'une manière involontaire. Alors, il y a toujours cette espèce de paradoxe qui se passe entre le matériau et la façon dont je développe ce matériau en temps réel.

 
 

Est-ce que tu avais conscience de tout le répertoire qui passait sous tes doigts? J'imagine qu'il y a des heures de répétition et de travail derrière tout ça et c'est pas la première fois que tu fais ce type de concert-là. Néanmoins, étant donné que tu es un pianiste qui joue du répertoire, qui lit de la musique, il y a une mémoire dans le geste puis il y a une mémoire dans ta fibre, dans toute ta structure nerveuse, les tendons. Ton énergie de musicien est aussi gavée de tout ce que tu as appris.

Oui, moi j'ai conçu cette pièce comme étant une grande marche dans le style John Philip Sousa parce que c'était la journée de l'indépendance américaine, je me suis dit aussi je vais essayer de trouver quelque chose de sous-jacent, une espèce de formule un peu à la Charles Ives, une formule qui sous-tend la musique, mais qu'on ne perçoit pas à tous les moments donc qui fait surface et qui disparaît au courant des 60 minutes de l'œuvre. Une grande marche où parfois on retrouve des formules rythmiques qui nous font penser à une marche un peu plus ouvertement, soit par rapport à l'harmonie qui devient soudainement plus tonale involontairement ou le rythme qui devient un peu plus saccadé, un peu plus régulier involontairement aussi. Il y a toujours une espèce de . . . Pour moi, il y avait toujours une marche qui sous-tendait tout le processus. Il y a des fois je tapais du pied sans qu'il y ait vraiment dans la musique, sur le clavier, ce qui se passait n'avait aucun lien, n'avait aucun rythme, n'avait aucun . . . C'est une façon pour moi de maintenir une espèce d'homogénéité dans l'idée, si je peux m'exprimer ainsi.  
  C'est qu'il n'y avait pas de métrique perceptible au moment où tu as tapé du pied?

Non, mais il y a des fois où la métrique devenait perceptible dans la musique elle-même et puis ça due surtout à des processus plutôt involontaires. Il y avait, à un moment donné, une certaine harmonie qui s'est mise à émerger. Je me suis dit je vais mettre l'emphase là-dessus pendant un certain temps. C'est comme si j'avais une grande console devant moi et puis, à un certain moment, je me suis mis à faire sortir un certain canal, une certaine piste et puis je la redescendais au fur et à mesure.

 

Que tu puisses arriver à faire ça justement à cause de ta formation et du type de métier que tu fais, ça veut dire que tu avais déjà cette approche-là peut-être comme musicien, avant, pour être capable de rejoindre ou de te déprogrammer jusqu'à un certain point?
Oui.  
 

C'est-à-dire que c'est sûr qu'à ce moment-là, lorsqu'on s'ouvre à une expérience comme celle de faire un concert complètement improvisé de 60 minutes ou plus long, on s'ouvre toujours à toutes nos influences qui peuvent émerger à un moment donné et puis disparaître. Moi je n'essaie pas de réduire ce que je fais sous un concept plus monolithique. J'essaie de maintenir l'hétérogénéité des influences et puis si ces influences se mettent à surgir, je les embrasse et puis j'essaie de les poursuivre d'une façon qui est digne et qui est respectueuse aussi.

 

Parce que ce n'est pas de la provocation, j'allais dire que de la provocation? Ce n'est pas en soi de la provocation?  
   
 

Non, non c'est un geste qui est fait par amour aussi, par . . . Je me souviens, après le concert, tu m'avais rappelé que l'œuvre te rappelait un peu de Michel-Georges Brégent et puis, ça m'avait fait de quoi parce que je suis vraiment un . . . J'adorais la musique de Michel-Georges et puis . . .

 

Je pense que c'est la première fois que j'ai entendu une œuvre qui m'éclairait sur ce que cherchait Brégent. À travers certaines œuvres que j'arrivais à saisir, mais à travers d'autres, c'est comme si je n'arrivais pas à passer à travers et le moment que tu nous as proposé ce dimanche-là m'a comme éclairé. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que tu le sais toi?

Moi j'ai toujours senti une grande affinité avec Michel-Georges et puis je ne sais pas comment. C'est peut-être la densité du matériau, c'est peut-être le geste, c'est peut-être les grandes formes. Je ne sais pas trop exactement, mais...  
Est-ce que ça veut peut-être dire qu'à ce moment-là, comme les gens qui étaient dans l'église, parce que les gens sont restés, même si tout le monde n'était pas préparé.   C'était vraiment une journée de touristes, de différentes nationalités et je sais qu'à un moment donné, il y a un couple qui est sorti, mais ils sont revenus 15 minutes après. Ça veut donc dire que peut-être . . .
La musique n'a probablement pas changé beaucoup dans ces quinze minutes ou beaucoup.  
Ça veut dire que l'expérience est passée, nous a rejoint dans notre inconscient ou dans le subconscient.  
 
Ça rejoint un peu aussi une chose à laquelle tu fais allusion quand tu parles des tableaux de Francis Bacon.
 
Oui. C'est aussi parce que depuis quelques années, j'ai une grande obsession avec le rituel de concert. Depuis un bon nombre de concerts que j'ai faits, j'ai quand même l'impression de travailler dans un contexte qui est suranné, qui est vieux, qui est démodé. Le contexte de présenter un récital dans une salle de concert, avec un public et avec l'interprète en avant sur scène, sur le prosénium* qui a sa vérité à communiquer et c'est comme . . . Je suis très mal à l'aise avec ce concept-là. Je suis mal à l'aise avec le rituel de concert comme il existe maintenant, comme il n'a pas été redéfini depuis le début du siècle ou même avant, malgré le fait qu'il y a eu tellement de changements dans la musique depuis 100 ans. Et puis, je me suis mis à me demander comment changer cette situation, comment trouver une situation dans laquelle je me sentirais à l'aise; un contexte de concert, un rituel de concert qui serait vivant pour moi et puis, graduellement, ça s'est mis à se faire à travers mon travail vis-à-vis de l'interface entre l'interprète et son instrument. Comment redéfinir cet aspect de rituel entre le pianiste et son piano. Pour moi, la façon dont on joue, la façon dont on approche l'instrument physiquement c'est une partie intégrante du matériau lui-même. C'est un matériau intrinsèque à ce que je fais. En fait, c'est l'aspect théàtral dont on peut, le théàtre de l'entropie, le théàtre se fait entre le pianiste et son instrument. Le théàtre, le drame qui se passe, c'est au niveau d'interface entre le pianiste et son instrument. Comment est-ce que le pianiste réagit avec son instrument, un objet inanimé finalement. Comment est-ce qu'il peut produire des sons, de quelle manière peut-il agir physiquement pour produire des sons involontaires. Ça m'intéresse beaucoup. Et puis je trouve qu'on n'a pas vraiment fait beaucoup de travail là-dessus. C'est sûr qu'on pourrait détruire les salles de concert et faire des concerts comme Murray Schafer Music for world in this lake, faire des concerts en plein air et pour moi c'est une solution. C'est une solution qu'il faudrait peut-être envisager un peu plus tard mais, pour le moment, j'avais l'impression que je pouvais faire quelque chose dans le contexte, que je pouvais utiliser le contexte qui existe dans le moment pour essayer de le subvertir dans une certaine façon en redéfinissant ma relation avec l'instrument et en redéfinissant ma relation avec le matériau. C'est-à-dire que je n'arrive pas sur scène avec un concept prédéterminé, de comment la pièce va aller et puis le public est un peu pris dans cette espèce de conjoncture où c'est pas certain si je vais sortir de ce processus-là avec quelque chose de . . .  
Si tu vas sortir vivant aussi? Oui, c'est ça aussi.

Oui, mais ça peut vouloir dire, jusqu'à un certain point, que la relation entre l'instrumentiste et son instrument ça ne nous regarde pas, nous, les gens qui sont là?

 

Quand on devient spectateur, est-ce qu'on devient . . . Est-ce qu'on a une place là?
 
Oui, absolument , puis c'est exactement où je veux en venir. C'est que je veux réintégrer l'auditeur à l'expérience musicale. Je veux que l'auditeur sente que l'interprète n'est pas un être plus privilégié que lui-même et que l'interprète a quand même des indécisions, a quand même une insécurité face à son instrument, face à l'art de créer quelque chose. C'est très difficile. Il faut s'ouvrir à ces insécurités devant les gens. C'est une façon de rapprocher l'auditeur. Vous savez, ça m'a pris . . . J'ai passé des années et des années à travailler la musique des autres que j'aime beaucoup et je veux toujours en faire, mais il y a toujours cet aspect de . . . Il faut toujours présenter l'image parfaite de cette œuvre-là. Il faut être complètement préparé. Il faut arriver devant un public qui est complètement sécure.

 

L'œuvre c'est une clause dans le contrat du musicien, de l'interprète professionnel. Il faut présenter l'image la plus concise, la plus parfaite, la plus admise, la plus digne de cette œuvre-là parce qu'on travaille avec un autre être humain qui a une vision créatrice et il faut la respecter et puis on a toujours cette impression que l'interprète est complètement sous contrôle. Et puis moi je voudrais un peu défaire cette conjoncture-là. Je voudrais que l'interprète arrive sur scène et qu'il ne soit pas si sûr que ça de ce qu'il fait . . . Et pour moi ça rapproche un peu l'auditeur. J'ai souvent fait cette expérience-là en faisant des improvisations, que le public était plus touché par ce que je faisais, si l'auditeur n'était pas musicien ou musicienne, parce qu'il y a quelque chose là-dedans, il y a une insécurité qui est présente, qui nous rapproche aux êtres qui nous écoutent. C'est mon impression et c'est ce que je voudrais développer prochainement.

 

Il y a deux choses: le geste physique dont tu voulais parler tout à l'heure. Tu disais le geste physique pouvait produire des sons involontaires, mais au-delà de ça dans ta recherche, justement cette quête-là d'éclairer la relation entre l'instrumentiste et l'instrument et le geste. Qu'est-ce qui s'est passé justement quand tu dis que le geste physique produit des sons involontaires? À cause des tensions, à cause . . .  
  C'est-à-dire je travaille souvent avec des syntaxes, ce que j'appellerais des syntaxes parallèles. Il y a quelque chose qui se passe sur le clavier, des sons qu'on entend et en même temps il y a une gestuelle physique qui est derrière qui peut imbiber*, qui peut produire, qui peut canaliser, qui peut détériorer le son qu'on produit. C'est des gestes souvent très saccadés, des gestes souvent très épileptiques. On dirait . . . Il y a des gens qui trouvent que ce sont des gestes très violents. Ça a l'air à être la perception des gens que ce sont des gestes très agressifs, mais pour moi ce sont des gestes qui ne font que redéfinir ma relation avec mon instrument, c'est-à-dire que je ne joue pas nécessairement de la même façon toujours et puis il y a des gestes qui, par leur degré d'agressivité et de vitesse, je peux produire des sons qui sont à mi-chemin entre le son et le silence. Le son d'un accident me préoccupe beaucoup, le son d'une erreur, lorsqu'on fait une erreur, lorsqu'on interprète une œuvre et on fait une erreur, ce son-là, ce son qui est un peu éphémère ça m'intéresse beaucoup. Alors comment produire des sons qui ne sont pas nécessairement des sons traditionnels. Cependant, je ne fais pas beaucoup d'expérimentation à l'intérieur du piano, ça m'intéresse moins.  
  Ça été beaucoup fait et, ce qui m'intéresse plus c'est l'interface vraiment entre le clavier et les doigts du musicien, le corps du musicien et, en fait, en faisant des gestes involontaires parfois sur des sons, sur des textures très statiques, on arrive à provoquer des choses, à pousser certaines idées plus loin. Justement, on en parlait tout à l'heure, trouver une certaine vie au matériau, poursuivre la vie du matériau en provoquant ce même matériau avec des gestes physiques qui font que le matériau se détériore tranquillement. C'est un processus très visuel. On pense quasiment aux œuvres de Robert Smithson*. C'est Partially buried with shed. En fait, ce sont des processus très géologiques qui se détériorent avec le temps. En fait, ces gestes physiques sont un peu des gestes anthropiques, des gestes d'érosion qui affectent la surface du matériau, qui se passe sur le clavier. Il y a aussi que les gestes ont un aspect mythologique, ont un aspect rituel, un aspect purement visuel. C'est-à-dire que l'auditeur voit ces gestes-là et ne comprend pas nécessairement ce qui se passe et cela ça m'intéresse beaucoup. J'aime bien être dans une situation comme auditeur où je ne comprends pas nécessairement ce qui se passe et moi ça me fascine beaucoup. J'en ai marre des œuvres dont on entend la première minute et on sait exactement ce qui va se passer et on est souvent très déçu de savoir que quinze minutes plus tard, c'est exactement ce qui s'est produit. On avait prédit, dès le départ. Moi j'aime mieux être dans une situation ou un middle-ground, comme on pourrait dire en anglais; dans une situation où je ne sais vraiment pas où je m'en vais.  
C'est une autre gestion du plaisir. Parce qu'on est beaucoup dans cette culture que tu dénonces très gentiment mais que tu nommes. Les gens veulent être assurés qu'ils vont en avoir pour leur plaisir et les producteurs veulent promettre aux gens vous allez en avoir pour votre plaisir. Les plus belles oeuvres le plus beau pianiste dans son plus beau vêtement, dans la plus belle salle. Et c'est ce que le cinéaste John Cassevetes réussit à démontrer toujours c'est que, bon, la vie n'est pas si facile que ça. La vie n'est pas si claire que ça, aussi prévisible que ça. Ces protagonistes sont toujours pris dans des situations sédentaires, mortes où il n'y a plus de vie. Ils ne vivent plus, ils sont morts en dedans et puis Cassevetes trouve toujours un moyen pour ces personnes-là de sortir de ce marasme-là, de trouver un moyen de vivre. Ce ne sont pas toujours les moyens les plus prévisibles, c'est souvent dans la matière la plus imprévisible où l'individu reprend sa dignité, en fait.
En fait, c'est pour ça ou c'est à cette lumière-là qu'on peut comprendre comment tu te mets dans une situation où ton corps est engagé. Ton corps, jusqu'au bout des doigts, est pris dans une espèce d'étau, pas d'étau, mais de processus qui fait que tu ne sais pas comment tu vas t'en sortir et on ne sait pas comment tu vas t'en sortir et on ne sait pas comment la musique va s'en sortir non plus, où elle va aller.  
  C'est ça, justement. Je veux dire je commence avec un matériau, je l'étends pendant trente minutes et après ça peut aller n'importe où. Je ne sais pas.
J'ai été étonnée moi qu'il y ait comme une sorte d'accalmie au bout d'une demi-heure. En fait, je ne savais pas jusqu'où tu irais, mais au bout d'une trentaine de minutes, je pense, tu me l'as confirmé tout à l'heure. Il y a eu comme quelque chose qui s'est apaisé. Je me suis dit whoops où est-ce qu'on s'en va? Parce que c'est dangereux, entre guillemets, d'amener cet apaisement-là après tant de furie parce que c'est sûr qu'on a une attente et je me dis aussi lui c'est presque inévitable, en allant au calme, il va repartir. Parce qu'il ne peut pas juste arrêter.  
 

Oui, c'est sûr. C'est très difficile pour moi maintenant et ça le sera pendant un certain temps d'éviter cette espèce de développement vers un but précis. C'est-à-dire qu'après que ma montre me disait que j'avais joué cette texture pendant une demi-heure, j'avais l'option de soit la poursuivre ou soit aller complètement ailleurs. Durant ce processus-là d'une demi-heure, j'ai eu des idées et puis je les ai poursuivies après. J'ai quand même une idée du genre d'événement qui risque de se produire, mais ce n'est jamais prédéterminé.

 
Tu faisais allusion dans tes écritures à Cecil Taylor. As-tu le sentiment qu'il gère le déroulement de ses improvisations un peu comme tu l'as fait ou qu'il gère une autre sorte de liberté? Je ne sais pas comment poser la question, mais comment perçois-tu son éclatement de la matière?

Cecil a toujours été une grande inspiration pour moi depuis les débuts, depuis le début de ma passion pour la musique. Cecil Taylor a toujours été présent d'une manière ou d'une autre, surtout par sa grande physiqualité qui m'a toujours surpris. Je me suis toujours demandé comment est-ce qu'il fait pour maintenir cette tension pendant si longtemps. Il y a cet aspect de maintenir cette durée-là dans des conditions absolument épouvantables et, en même temps, il y a une certaine structure dans Cecil qui me rejoint moins. Cecil a toujours des motifs qui reviennent et qui élaborent et c'est toujours une espèce de jeu entre un motif, entre trouver, entre reprendre les motifs et de faire un peu d'improvisation entre les motifs et de toujours revenir. Il y a une forme qui me semble plus déterminée, plus pré-établie. Je veux dire j'ai une vingtaine de disques de Cecil Taylor, peut-être même plus à la maison et puis, il y a toujours cette espèce de motif qui revient, cette espèce de signature disons de . . . comment est-ce qu'on pourrait dire?, de symbole, de signal qui revient dans sa musique, qui est toujours présent. Les formes peuvent être de 20 minutes, de 60 minutes, de 80 minutes, mais il y a toujours une espèce d'homogénéité dans ses improvisations qui m'attire moins. Moi j'aime mieux découvrir le matériau en temps réel puis de le poursuivre dans les conditions dans lesquelles je me trouve physique, le lieu dans lequel je joue l'instrument, sur lequel je joue, le public qui est là, l'état d'esprit, le temps de la journée qu'il fait, la température. Ça peut aller n'importe où, si on prend ces conditions-là au sérieux.

Tu nous dis aussi que tu as terminé avec des références à l'opus 101 de Beethoven et Mahler. Est-ce que c'était une décision?

C'était pas dans ce concert-là, c'était dans le concert que j'avais fait avec Philippe Kayser en 97.

Ah bon, d'accord. Je pensais que . . .  
  Non. J'ai pu vraiment le goût de faire référence à ces choses-là. Il y a un aspect pathétique là-dedans qui me préoccupait à ce moment-là. Il y a un aspect anthropique dans ces œuvres-là aussi. La fin c'est la fin. Ces œuvres-là signifient pour moi la fin de quelque chose. On ne peut pas aller plus loin après ça. Et puis, à ce moment-là j'avais fait le lien entre ces œuvres-là et l'entropie, le processus irréversible, la mort finalement. J'ai plus vraiment le désir de m'exprimer dans des termes aussi noirs et blancs.
Donc, le terme entropie même le théàtre d'entropie se transforme pour toi à travers les différents concerts? Oui. En fait, j'appelle plus ça vraiment le théàtre de l'entropie. Pour moi, la notion d'entropie a perdu un peu de sa . . . Je ne sais pas. Pour moi c'est trop . . .
  ... ça détermine trop, pour moi, le caractère et la qualité de l'œuvre qui va se produire et j'aimerais mieux garder ça un peu plus vague. C'est pas toujours des procédures aussi réversibles. Parfois, c'est des processus qui peuvent aller plus loin, qui se terminent sur un point d'interrogation. C'est pas nécessairement une fin, toujours. Parce que moi ça implique qu'il y ait toujours une fin qui est stable et qu'il y ait une finalité dont on peut plus aller plus loin et moi j'aimerais bien aller plus loin.
Qu'est-ce que tu veux dire? Je ne comprends pas ce que tu viens de dire.  
  C'est que dans l'entropie, ce qui est impliqué dans l'entropie c'est qu'il y a une détérioration à sens unique. Je veux dire ça finit toujours à un moment. Il y a une stabilité constante et moi j'aimerais mieux garder la possibilité ouverte que ça ne finit pas avec une stabilité, que ça finit avec quelque chose qui pourrait aller plus loin.
  As-tu le sentiment que cette performance-là du 4 juillet . . . Comment tu choisis le temps d'arrêt? Est-ce qu'on peut le révéler? Moi je peux parler de mon point de vue d'écouteur. À un moment donné, c'est sûr que j'ai une bonne notion du temps par le métier que je fais puis à un moment donné je me disais qu'est-ce qu'il va faire et puis là je me dis . . . Il y avait différentes options, il y a des fenêtres qui s'ouvraient, je me disais non il ne peut pas faire ça, non il ne peut pas faire ça. Puis, au moment où je me questionnais ça a arrêté et je me disais yes. Je ne pouvais pas contrôler le moment et il n'y avait rien qui m'amenait. Je me disais il ne peut pas m'amener, il ne peut pas préparer à la limite pour être conséquent avec ce geste-là.
  En fait, j'avais une petite contrainte. C'est-à-dire que j'avais approximativement une heure dans laquelle je pouvais faire mon concert. Ça pouvait aller plus loin que ça. Je me suis dit au bout de 55 minutes j'avais une idée qui était, qui me semblait être une idée avec laquelle je pourrais finir, je pourrais terminer et puis ça s'est bien terminé, pas longtemps après.
  Est-ce qu'au moment où tu as arrêté de jouer, est-ce que tu savais . . . Ma question c'est combien de temps à l'avance peux-tu être quand tu es dans ce moment-là. Est-ce que la décision s'est prise au moment où tu l'as prise ou tu as décidé une seconde avant je vais arrêter ou tu as arrêté au moment où . . . Est-ce qu'il y a eu une synchronicité?
Non, j'ai arrêté au moment où il y avait un processus qui s'est mis à proliférer un peu vers la fin, puis au début de processus-là je savais que ça allait être la fin.  
  Est-ce que ce concert-là serait possible pour toi dans une salle traditionnelle. On t'a souvent entendu jouer à Pierre-Mercure. Tu as fait le Klavierstücke ailleurs.
Absolument. Oui, parce que je travaille un peu comme Jean Lesage. Je travaille avec le public du concert traditionnel, le public de musique classique, le public de musique contemporaine. Je travaille avec ce public-là pour le subvertir un peu. C'est-à-dire dans la musique de Jean on retrouve toujours des icônes du répertoire classique et puis qui se mettent à se transformer d'une manière absolument grotesque et puis l'auditeur n'est pas nécessairement pris au dépourvu parce que l'auditeur connaît ces symboles, connaît ces signes et puis ce que Jean fait avec ces symboles-là c'est là que c'est subversif. C'est qu'on arrive à transporter l'auditeur. On lui donne quelque chose qu'il connaît et puis on l'apporte plus loin et on approfondit. C'est une façon d'accrocher l'auditeur. C'est ce que Jean fait. Il y a très peu de compositeur contemporain qui travaille dans ce sens-là avec un matériau que les mélomanes de la musique classique connaissent. Moi je voudrais faire quelque chose de similaire sauf que je voudrais le faire d'une autre façon. On en parlait tantôt en redéfinissant l'interface entre l'interprète et son instrument, en redéfinissant la façon dont . . . le sentiment que j'ai lorsque je rentre sur scène, l'insécurité que j'ai. Je voudrais faire ça dans un contexte de musique traditionnelle, dans une salle de concert, parce que je trouve que le public est le bon public pour ce genre d'événement-là. On a des signes, on a une certaine façon de faire les choses qui est très traditionnelle, mais en même temps on glisse des choses qui sont absolument subversives, des gestes physiques qu'on ne retrouve pas ailleurs. J'essaie de prendre quelque chose qui est acquis déjà et de le retravailler pour le rendre un peu plus subversif et de le rendre un peu plus transcendant. C'est sûr que je pourrais entrevoir de faire des concerts ailleurs dans des contextes un peu plus informels, mais en même temps, pour le moment, ça m'intéresse de faire des concerts dans un lieu traditionnel parce que ça me permet de changer un peu le rituel de concert qui m'achale depuis longtemps.  
Ma question peut sembler absurde, mais cette recherche que tu fais, cette démarche passe exclusivement par l'improvisation?  
  Non, pas nécessairement. Il y a des œuvres qui m'ont beaucoup influencé. Je pense, entre autres, à une œuvre de Brian Fernyhough* des années 70 " Time and motion study II " pour violoncelle et live electronics. Et puis, en fait, la notion de " Time and motion study " c'était des études qui étaient en Angleterre au tournant du siècle sur l'efficacité de l'ouvrier mesuré par des normes très précises, c'est-à-dire, de mesurer l'efficacité de l'ouvrier pour pouvoir sauver de l'argent, pour pouvoir travailler d'une manière beaucoup plus productive. Alors dans l'œuvre de Fernyhough*, la bande est tout le temps en train de surcharger l'interprète, de surdéfinir son champs, de lui subvertir. En fait, ce que Fernyhough* disait dans un article qu'il avait écrit à propos de " Time and motion study " c'était qu'il y a une espèce d'aura qui apparaît sur l'interprète qui est surchargé, l'interprète qui est confronté avec tellement de matériaux qu'il doit se débattre là-dedans. C'est un peu le théàtre de la cruauté d'Antonin Artaud. C'est dans le même genre d'espèce de découvrir un drame intérieur qui se passe sur scène entre l'interprète et son instrument. Ça me fascine beaucoup et puis, il arrive des fois qu'on retrouve des œuvres qui nous font travailler de cette façon-là. Il y a une œuvre de Richard Baird qui est un compositeur anglais qu'on associait à la néo-complexité, la nouvelle complexité. Il y a une œuvre qui s'appelle Track et qui est une œuvre qui, à certains moments, est absolument impossible et on doit maintenir trois ou quatre idées complètement hétérogènes simultanément et ça nous force à redéfinir notre relation avec l'instrument et ça m'intéresse beaucoup. On ne retrouve pas beaucoup d'œuvres comme ça mais il y a Xenakis aussi que j'ai travaillé pendant plusieurs années. Il y a une espèce d'utopie là-dedans puis l'énergie qui se dégage de l'interprète qui essaie de faire le plus possible même s'il sait qu'il ne pourra jamais faire plus que 80% du texte. L'énergie m'intéresse, l'énergie qui est là. C'est pour cette raison qu'une réalisation par MIDI ne m'intéresse pas, une réalisation en studio multi-pistes ne m'intéresse pas parce que ça manque de cette énergie, de cet aspect énergitique d'un interprète qui est confronté avec lui-même, son ego et son impossibilité d'être parfait et c'est ce manque de perfection sur scène qui m'intéresse beaucoup, de travailler cette notion d'insécurité, de fébrilité et de ne pas savoir où on s'en va nécessairement. Ça m'intéresse beaucoup et je trouve que ça rapproche l'auditeur de l'interprète parce que l'auditeur voit bien que l'interprète est aussi humain que lui et a les mêmes malaises et les mêmes joies et les mêmes peines que lui aussi.

Merci Marc.

 

transcription : Carole Legault

Merci.

TEXTES DE MARC COUROUX SUR

LE THÉÂTRE DE L'ENTROPIE


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