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Éric Létourneau en conversation avec José Luis Castillejo, novembre 2000.

Éric Létourneau : José Luis Castillejo, pour vous, il est 8 heures du soir , pour nous il est 2 heures de l'après-midi... parce que vous êtes à Madrid. Excercez-vous principalement vos activités à Madrid ?

José Luis Castillejo : Pas nécessairement. J'habite la moitié du temps à Houston et la moitié du temps à Madrid, à peu près.

É.L. : Et qu'est-ce qui vous attire particulièrement à Houston?

J.L.C. : C'était mon dernier poste consulaire diplomatique. J'avais acheté une maison et ma fiancée habite là-bas. Elle a un travail qu'elle ne peut pas quitter. Vous savez, en Amérique, on n'a pas beaucoup de vacances, alors c'est moi qui, comme je suis à la retraite de ma carrière diplomatique, peut se déplacer à Houston. Elle ne peut pas encore se déplacer en Espagne sauf pour les vacances. Ce sont des raisons personnelles. C'est pour cette raison.

É.L. : Je vois. En fait, monsieur Castillejo, cette entrevue a pour but d'explorer votre univers de lettres, votre univers d'écriture et aussi votre univers sonore. Nous allons diffuser ce soir l'œuvre qui s'appelle "Le Livre des j". Le titre anglais pour cette version qui est "The Book of J's". Nous avions déjà diffusé le "Livre des i" qui est en fait l'enregistrement de la lecture du "Livre des i" . Est-ce que vous travaillez avec d'autres lettres à part les "j" et les "i" ?

J.L.C. : Oui. J'ai travaillé avec toutes les lettres, voyelles et consonnes. J'ai même travaillé avec des figures et j'ai des livres qui ont, par exemple, des triangles. J'ai même travaillé avec le livre en soi ; ce qui est très cher et très compliqué. J'avais fait, en Allemagne, dans les années 70, des expériences avec les livres sans écriture - ce que j'appelle l'écriture non écrite. C'était un livre relié dont les pages étaient vides, et j'avais un excellent photographe, et alors j'ai exploré différentes possibilités ; le livre vide à plat, page par page, photographié ; ou le livre debout qui est photographié à moitié pages ouvertes, ou un quart pages ouvertes. On voit clairement la relation entre les livres et, par exemple, le théâtre si on photographie le livre comme ça. Le livre a une structure narrative et, dans le cas du livre vide, qui est photographié debout, il y a une relation avec la structure de la mise en scène. Mais ces choses, malheureusement, je ne les ai pas poursuivi pour des raisons financières et techniques. Déjà, cette sorte de livre avec la photographie, nous parlons il y a presque 30 ans, coûtait déjà 50,000 marks quand le mark allemand était très fort. J'ai fait des essais, mais je n'ai pas suivi cette voie. Je ne suis pas moi-même un photographe. Vous savez, les gens sont très occupés et ils doivent gagner leur vie. C'est une ligne que je ne peux pas faire moi-même.

C'est pour ça que je suis revenu peut-être aux lettres parce que c'est un domaine qui est plus près de moi. Même si on a des problèmes avec les imprimeries. Maintenant on aurait cru qu'avec l'ordinateur, ça aurait été plus facile. C'est tout à fait le contraire. On travaillait davantage avec une relation personnelle avec les imprimeries dans le bon vieux temps de l'imprimerie, de la composition à main. Alors que maintenant, avec ces gens qui sont programmeurs, ils sont orientés d'une façon très utilitaire et il faut les convaincre . . . On a de la difficulté à les intéresser à l'expérimentation.

Je prépare un nouveau livre après le Livre des j. C'est un livre où il y a trois lettres, deux consonnes et une voyelle et c'est un livre dont les pages seront remplies comme dans un livre traditionnel, mais c'est un livre abstrait. Il y a une ligne continuelle, du commencement du livre jusqu'au bout. J'ai besoin d'un programme d'ordinateur parce que j'aime l'élément aléatoire qui m'éloigne de l'élément psychologique personnel.

É.L. : Peut-être que la question la plus simple serait de vous demander ce qui vous a inspiré à explorer ce type d'écriture qui n'est pas foncièrement psychologique et qui repose sur des processus soit formels, soit plastiques.

J.L.C. : J'ai commencé, comme tout écrivain, avec des essais sur la peinture et sur l'art, même sur John Cage, sur Zaj. J'ai commencé avec une écriture conventionnelle en écrivant un livre des essais, il y a presque déjà 30 ans, un livre d'essais conventionnel qui s'appelait Actualité et participation sur tout ce qui s'est passé dans le domaine des arts, durant cette période.

Après ça, je ne voulais pas rester dans le domaine des essais ou de la critique d'art, j'ai publié quelques articles, pas nombreux, mais un article ici et là. Après, je voulais écrire des choses qui n'étaient plus des essais et c'est juste quand j'ai trouvé le groupe Zaj avec Hidalgo et Marchetti, deux compositeurs qui ont travaillé avec John Cage.

Je voulais faire un livre qui était peut-être une sorte de roman autobiographique. Le premier livre d'un écrivain est presque toujours autobiographique. Alors j'avais déjà des notes, j'avais préparé des notes pour un livre qui s'appelait, en espagnol naturellement, "La chute de l'avion dans le terrain vague". L'expression vient du livre "Silence" de John Cage : "Beware of the happy moments because the telephone may ring or the plane fall in the vacant lot".

Et je ne savais pas comment aborder ce livre. J'avais beaucoup de phrases courtes sur des pages, beaucoup de pages étaient presque vides. Et Hidalgo est venu à Alger, j'étais alors diplomate à Alger et quand il a vu tout ça, il a dit "mais tu as déjà le livre, tu n'as pas besoin d'une structure traditionnelle. Le livre est là, peut-être que tu dois développer un peu...", alors c'est mon premier livre "La chute de l'avion dans un terrain vague". La seule chose que je n'aime pas de ce livre - c'est un livre de jeunesse, c'est un livre qui a des éléments d'une certaine frivolité et ce n'est pas nécessairement tout autobiographique. C'est qu'il y a beaucoup d'éléments de fiction et j'essaie de tromper les spectateurs, j'essaie de me déguiser, de ne pas me mettre tout à fait nu. La chose que je n'aimais pas de ce live c'est que, comme les pages n'étaient pas reliées, on a dû le mettre dans une boîte. Je ne suis pas un grand admirateur de Duchamp et des boîtes. Les boîtes sont un élément fétichiste. Et ce livre est dans une boîte.

É.L. : Pourquoi avoir fait ce choix de ne pas relier le livre ?

J.L.C. : Le choix de ne pas relier le livre, c'est parce que si le livre était relié, la typographie serait changée. Aussi, j'aimais un ordre aléatoire. Le lecteur pouvait placer les pages comme il le voulait. Il n'y avait pas de première page ni de deuxième page. Au fond, c'était le hasard. L'ordre des pages c'était le hasard. Comme ça, on ne peut pas le relier. C'était une autobiographie avec beaucoup de fiction. Je croyais déguiser un peu mon autobiographie.

Il y a eu deux sortes de lecteurs ; les lecteurs qui disaient qui ne comprenaient rien et les lecteurs qui m'ont dit "comment tu t'es mis complètement à nu dans ce livre".

Voyez ce que c'est que la lecture.

É.L. : Ça dépendait peut-être de l'ordre des pages...

J.L.C. : Mon deuxième livre c'était une continuation de l'élément autobiographique. Cette fois le livre était relié et s'appelait "La politica". C'était un livre noir. Il était relié avec des couvertures noires et la typographie était très noire, des phrases coupées, tranchées comme la vie actuelle, très fragmentée, très inspirée, peut-être. Moi j'ai eu beaucoup d'influences de Gertrude Stein, des choses comme ça. Je croyais que ça aurait été un livre très populaire. D'ailleurs c'était difficile à faire passer à la censure à l'époque de Franco, un livre comme La politique. On se moquait même . . . Il y avait des coupures, des discours de Franco, des choses comme ça. On ne l'a pas passé par la censure : on s'est risqué de le vendre avec le dépôt légal sans la censure.

Moi je n'étais pas tout à fait content avec ces deux livres. J'ai trouvé qu'il y avait un certain élément surréaliste et un certain élément anecdotique que ce n'était pas ce que je voulais. Alors je suis parti en Allemagne - un poste diplomatique - et je me suis mis à travailler un livre. Je voulais faire une écriture plus moderne, une écriture qui ne soit plus dadaïste ou surréaliste, avant-gardiste, mais moderne. Je me suis mis à travailler pendant un an. J'ai eu beaucoup d'influences du modernisme américain, de Greenberg, influence de Gertrude Stein. J'ai travaillé pendant un an. Il y a eu des efforts de ce que j'appelle une "série perverse" dont j'ai donné les essais à des amis. Je n'ai jamais publié. Le résultat d'un an d'efforts - nous sommes en 1968 - moi je me souviens.

En 1969, j'ai publié "The Book of i's" (Le livre des i ). Je considère que c'est le commencement d'une écriture moderne, d'une écriture plus originale. C'est aussi une écriture plus abstraite. On pouvait lire très concrètement, parce qu'il n'y a que des lettres i, mais le livre des i pour moi c'est la coupure, c'est le livre où je me trouve moi-même. Le Livre des i a eu deux éditions et il a été très bien reçu malgré la difficulté en Angleterre. Les deux éditions sont disparues jusqu'à tel point que je n'ai même pas une copie de la première édition.

Alors je dois commencer à travailler avec les lettres et je fais beaucoup de livres, pas seulement avec une lettre, mais avec beaucoup de lettres. Une écriture tellement libre a beaucoup de problèmes à des compositions et des typographies. N'oubliez pas que les lettres occidentales ... Chaque lettre a une individualité et les lettres sont difficiles à grouper et à composer sauf dans la machine à écrire. Avec la machine à écrire, la composition devient très laide. J'ai eu des énormes problèmes à faire une écriture abstraite précisément à cause de la difficulté de composer les lettres ensemble à cause de leur énorme individualité. Elles sont différentes dans le dessin, différentes dans l'espace qu'elles occupent, etc.

É.L. : En fait, vous parlez d'écriture, dans le cas du "Livre des i", par exemple. Est-ce que vous considérez donc que le Livre des "i" c'est de la littérature aussi ?

J.L.C. : Je suis très peu littéraire. Je suis dans la tradition d'écriture pas littéraire. Je m'identifie, par exemple avec Cervantes, avec Fitzgerald, avec les écrivains qui ne font pas les belles lettres. Je fais une différence entre l'écriture, par exemple pour moi Flaubert, c'est un écrivain. Je suis très abstrait, mais en même temps, je suis très réaliste. Je ne veux pas faire de belles lettres.

É.L. : Vous ne vous considérez pas comme un écrivain ?

J.L.C. : Je me considère comme un écrivain, mais pas comme un littérateur. Dans ce sens, par exemple, je dirais que la littérature sud-américaine qui est très bonne, mais c'est littérature. En France, par exemple, on a les deux choses ; il y a la littérature et il y a l'écriture. Pour moi, "La Celestina" ou "Don Quichotte" c'est de l'écriture. C'est presque le réalisme et la littérature c'est une autre chose. Peut-être que c'est une définition difficile à . . . On n'a pas le temps de s'étendre sur ça, mais je me considère comme écrivain, mais pas comme littérateur.

É.L. : Lorsque vous produisez un enregistrement à partir d'un livre, que ce soit le Livre des i, le Livre des livres ou le Livre des j, est-ce que vous vous considérez alors comme un écrivain qui lit un livre ou comme un poète sonore ?

J.L.C. : Je me considère comme un écrivain qui essaie de lire un livre, de voir quelle lecture a le livre. Je ne suis pas un poète. Peut-être à ma fiancée je fais des poèmes. Vous savez pendant des années je disais que je ne n'étais pas un poète concret. Naturellement, on m'identifie toujours avec la poésie concrète, on me met ensemble. Je dis à ça, premièrement, je ne suis pas poète, je suis écrivain. Je suis prosiste. On ne peut pas être complètement prosiste, complètement poète, mais moi je m'intéresse à la prose plutôt qu'à la poésie. La poésie, pour moi, c'est beaucoup plus oral et la prose est beaucoup plus silencieuse.

Moi je m'intéresse plutôt à la prose. Mes livres posent des énormes problèmes de lecture puisqu'une fois qu'on abandonne le mot alors le problème de lecture, c'est une lecture très libre. Il y a au fond beaucoup de possibilités de lectures différentes avec plus ou moins de succès naturellement. Je pense aux lectures orales. En principe, quelque fois j'ai un peu de mauvaise conscience quand je fais des lectures orales de mes œuvres. Vous savez la tradition de l'écriture est de devenir de plus en plus silencieuse, la tradition occidentale. Au Moyen-Âge, on lisait les livres à haute voix et à mesure que les siècles ont passé, on est devenu de plus en plus silencieux dans la lecture.

Je ne me sens pas trop confortable quand je fais des lectures en public ou des lectures à haute voix. Je le fais parce qu'on m'a demandé et avec plus ou moins de succès. Quelque fois le succès dépend du public. Le Livre des "i", à Madrid, a été lu, et grâce à la générosité des Suisses qui ont organisé l'événement, à un public qui était moitié critique et moitié avec le sens de l'humour ; idéal. Le Livre des i, je l'ai lu aussi à Barcelone et c'était un public de jeunes gens qui vont aller au musée parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire en ville, il n'y avait ni humour ni de sens critique, c'était du bruit.

Ça a été un échec total. Vous savez c'est très vulnérable une lecture comme ça. Je n'aime pas beaucoup lire le Livre des i. J'ai dit qu'à Barcelone, c'était la dernière fois que je faisais ça parce qu'on s'expose beaucoup.

É.L. : Un enregistrement a été produit de la version de Madrid.

J.L.C. : À mon avis, c'est la meilleure.

É.L. : Lorsque vous produisez un enregistrement qui est en studio où il n'y a pas de public, est-ce que vous vous sentez mieux que lorsque vous lisez vos livres en public ?

J.L.C. : Non, pas nécessairement. Ça dépend du public. À Madrid, il y avait, heureusement, un mélange de public qui était bien ; la moitié m'écoutait et, de temps en temps, on se permettait peut-être un esprit critique du mot et j'accepte ça. Ce type de public n'a pas empêché une bonne lecture. Le Livre des j a été fait dans les studios. Le Livre des j . . . Le problème de cet enregistrement, c'est qu'il y a une certaine relation que je n'aime pas avec la musique concrète. Ça n'a pas été mon intention. Je ne sais pas. Je n'ai pas encore écouté beaucoup mon disque. Je ne sais pas quel a été le résultat, s'il a été heureux ou non. Comme je vous dis, je me sens naturellement beaucoup plus sûr quand j'écris que quand je fais un enregistrement. Je peux mettre presque la main dans le feu pour le Livre des j, le livre, et pour le disque, je ne le sais pas. J'attends la réaction critique des gens. Je ne suis pas tellement sûr, je vous l'avoue franchement.

É.L. : La réaction critique est donc pour vous très importante ?

J.L.C. : La réaction critique est importante et, en même temps, si je suis tout à fait convaincu, quand un artiste a une conviction très, forte, il s'intéresse à la critique, mais on ne bouge pas beaucoup. Si un artiste n'est pas sûr d'une chose, alors la réaction critique peut avoir une certaine influence. Il y a des choses que je suis très sûr et des choses dont je ne suis pas tellement sûr. Je pense que ça arrive à tout le monde.

É.L. : Vous dites que le Livre des j dont vous êtes sûr . . .

J.L.C. : Je suis très sûr. Il y a des problèmes techniques parce que maintenant, c'est une lutte avec les imprimeries. Il y a certains défauts qui auraient pu être corrigés dans un monde idéal où l'imprimeur . . . L'imprimeur était très bien, c'est la reliure. Dans le Livre des j, il y a plutôt des problèmes de reliure que des problèmes d'imprimerie.

É.L. : Est-ce que ça a une influence sur la lecture du livre ?

J.L.C. : Non. La lecture du Livre des j, je fais une lecture . . . Ce que je lis, ce n'est pas le Livre des j, j'écris un manuscrit . . . Le disque a été fait en écrivant d'une façon manuscrite les j, c'est avec une plume.

É.L. : Vous n'avez pas pu écrire tous les j parce qu'il y a 20 j par page et il y a 400 pages dans le livre, ça fait 8,000 j.

J.L.C. : C'est-à-dire, j'ai écrit pendant une demi-heure ou une heure. Je me suis mis à écirre le Livre des j manuscrit avec la plume et l'encre et c'est le bruit de l'écriture qu'on a enregistré jusqu'au moment où on avait le disque. Ça n'avait pas de sens de faire quatre disques, c'est-à-dire, pas tout le Livre des j a été écrit manuscrit seulement, c'est un fragment. Le disque est un fragment, naturellement.

É.L. : José Luis Castillejo, pour les auditeurs qui écoutent l'œuvre et qui n'ont pas vu ou qui ne peuvent pas voir le livre, comment pouvez-vous décrire ce livre aux auditeurs ?

J.L.C. : Le Livre des j a environ 400 pages. Dans le centre de la page, il y a une ligne de lettres j, mais il y a quatre figures différentes de la lettre j ; en haut, en bas, à droite et à gauche, quatre positions différentes de la lettre j.

É.L. : La position comme miroir, à l'endroit, la position normale, puis miroir à l'envers et miroir à l'endroit.

J.L.C. : On m'a expliqué beaucoup de fois le nom technique de ces quatre positions. Je vous avoue que j'ai oublié. Il y a les quatre positions possibles. On aurait pu faire des positions diagonales et des positions horizontales ; j'ai refusé ça. Vous savez, si vous introduisez la position horizontale, ça ressemble à l'écriture sanscrite. Il y a des gens qui veulent rendre mon travail soi-disant plus intéressant, alors ils me disent : " pourquoi tu ne mets pas la position horizontale ? ". Je dis que ça ressemblerait à de l'écriture sanscrite. Par exemple, la position diagonale, mais ça ce sont les maniéristes baroques ! Je suis collectionneur d'art. J'ai fait des études des formes dans l'art, alors je réfléchis beaucoup pourquoi je mets une chose dans une forme et pas dans une autre forme. Quand j'ai décidé de faire une chose, je veux dire une chose et je ne veux pas dire une autre. Il y a quatre figures différentes de la même lettre j. Moi je dis au programmateur . . . avec ces quatres éléments, il met les quatre éléments dans l'ordinateur et il laisse l'ordinateur écrire le livre.

É.L. : Donc ce sont quatre types de "j"?

.L.C. : Oui, avec les quatre types de j, l'ordinateur écrit le livre. Par exemple, je vais jusqu'à remplir le centre des 400 pages. Naturellement, il y a des répétitions, quelque fois la même figure se répète 6 ou 7 fois. C'est curieux, jamais ça ne se répète plus que 6, 7, 8 ou 9 fois dans les première 400 pages. On ne sait pas ce qu'on trouverait, si on faisait 30,000 pages. Peut-être on trouverait des choses très étranges dans le monde du hasard. Mais, pour des raisons économiques, on s'arrête à 400 pages. Pourquoi je laisse l'ordinateur, parce que je ne veux pas introduire ma compulsion de répétition psychologique personnelle. Je veux laisser la machine écrire le livre. Si c'était moi qui écrivais moi-même le livre, alors peut-être qu'il y aurait des éléments de compulsion, de répétition personnelle, les caprices. Dans le Livre des i, je n'ai pas employé l'ordinateur, mais j'ai employé la grammaire de la langue anglaise. Comme dans la langue anglaise, par exemple, la page " one ", il n'y a pas de i dans cette page.

É.L. : Car, dans le mot "one", il n'y a pas de i.

J.L.C. : La première page qui a un i, c'est la page five. Alors j'ai mis un i. Je peux dire que le Livre des i, même si le lecteur ne le voit pas, est écrit en langue anglaise. The Book of I's montre derrière, il y a, d'une façon cachée, la structure de la langue anglaise. On pourrait essayer de le faire en français. Je ne sais pas si ce serait plus ou moins beau. En espagnol, par exemple, le Livre des i, ça ne faisait pas tellement beau, parce qu'en espagnol il n'y a pas tellement de i, dans les numéros uno, dos, tres, quatro, cinco, seis . . . Si je l'avais fait en espagnol, il y aurait beaucoup de pages vides, ça ne serait pas tellement beau. Et il y a une chose que je fais un peu très arbitraire. Vous me direz "ah, mais vous avez lu votre Livre des i en espagnol, à Madrid, et pas en anglais!" Je veux vous dire qu'il y a une raison très puissante. Si on lit le Livre des i en anglais, c'est une catastrophe parce que i, en anglais, c'est I, c'est le moi, c'est l'ego et ainsi c'est phonétiquement comme si on était en détresse. Vous pouvez vous imaginez une demi-heure ...I ...I... I... (moi... moi...moi) tandis qu'en espagnol, le i a une gravité, une ironie : ça marche. Alors j'ai prévenu les auditeurs, vous allez entendre une version en espagnol d'un livre qui est écrit en anglais!

É.L. :Alors ce livre anglais est prononcé en espagnol...

J.L.C. : En espagnol, oui. Moi je ne lirai jamais le Livre des i en anglais. Peut-être en français, ce serait possible, mais pas en anglais. Ce serait ridicule.

É.L. : J'ai remarqué que plusieurs de vos livres ont le même nombre de pages, 400, est-ce qu'il y a une raison particulière ?

J.L.C. : On prend tellement de risques avec certaines choses. Il y a certains éléments constants. Je veux parler des éléments constants de mon écriture ; la verticalité. Pour moi, c'est une écriture assez masculine. Vous savez, la verticalité, c'est l'esprit. Moi je parle de l'esprit psychologique, je ne parle pas de l'esprit métaphysique, théologique et tout ça. Je suis beaucoup plus avec le pied à terre et, psychologiquement, la verticalité c'est cette fonction de notre personnalité qu'on appelle l'esprit. Vous savez que les tableaux sublimes en peinture ont la verticalité. Aussi, la verticalité détruit un peu l'élément objet du livre. Je ne veux pas faire ni de livre objet ni de livre de luxe. La verticalité fait que le livre soit plus livre et moins objet.

É.L. : Et qu'il continue à se lire dans le sens où un livre devrait se lire.

J.L.C. : Oui. J'ai aussi dans la tradition occidentale, je mets le titre du livre. Mes livres peuvent se lire dans beaucoup de directions, mais dans la tradition occidentale, on commence de gauche à droite. Alors je respecte ça, cette convention. Aussi les 400 pages . . . c'est que je ne veux faire ni trop petit, alors ça ressemble à un pamphlet, ni excessivement gros, ça ferait prétentieux, ça exagérerait le message. 400 pages c'est le format d'un livre normal dans une librairie.

É.L. : Il y a quelque chose qui m'intrigue beaucoup, c'est votre carrière de diplomate que vous avez entretenue en parallèle avec vos activités littéraires.

J.L.C. : Vous savez moi quand j'étais petit, je voulais être marin. Mon père m'a dit, en Espagne, en ce temps-là il n'y a pas une vraie marine de guerre et pas une vraie marine marchande. Il m'a convaincu qu'on pourrait être aussi marin comme diplomate. On voyage, on voit des pays et tout ça.

J'ai découvert assez rapidement que même si la profession diplomatique a des choses très intéressantes, il y a quand même un côté bureaucratique et qu'elle ne remplissait pas ma vie à 100%. Moi je m'intéressais, quand j'étais jeune, à la philosophie, mais la philosophie a beaucoup d'exigences. Il faut étudier la logique mathématique, la science physique. Mes professeurs ont dit que, en travaillant dans un ministère beaucoup d'heures, je n'avais pas le temps pour les équations différentielles de deuxième degré ou pour la mécanique quantique et je me suis intéressé alors à l'art parce que l'art était plus compatible avec la carrière diplomatique et j'ai commencé à être collectionneur d'art.

C'est à ce moment-là que j'ai trouvé les membres du groupe Zaj, le compositeur italien Walter Marchetti dont je recommande à vos auditeurs d'écouter ses compositions et aussi au compositeur espagnol Juan Hidalgo. Ils avaient fondé un groupe qui n'était pas un groupe qui s'appelait ? . Ils avaient déjà travaillé ensemble avec John Cage à Milan. Zaj ne vient pas de fluxus, c'est un développement parallèle, ça vient du séjour de Cage à Milan en 1958-59. J'ai trouvé Hidalgo et Marchetti et… I became involved, ils m'ont fait part de leurs activités. Déjà j'avais fait des livres d'essais d'art, je m'intéressais à l'écriture, mais il faut dire que pour moi, trouver les amis de Zaj a été libérateur. C'était une libération.

Vous savez, je suis un diplomate classique. Les diplomates classiques en France, en Espagne, je suis sûr qu'au Canada c'était compatible d'être un bureaucrate et en même temps c'était compatible. On pouvait être poète, écrivain et tout ça. Ça devient de plus en plus difficile de nos jours. De nos jours, les exigences bureaucratiques, les exigences de l'efficacité, ce n'est pas que nous n'étions pas efficaces, la diplomatie espagnole a été très efficace et nous étions très près des gens, mais le monde est devenu peut-être . . . on a moins de liberté et, dans ce temps-là, c'était une tradition d'ailleurs dans la plupart des carrières diplomatiques, en France, partout. Les diplomates étaient aussi hommes de lettres. Il n'y avait pas une incompatibilité. Naturellement, si on ne se donne pas à 100% à la carrière diplomatique, peut-être on finit par ne pas être ambassadeur à Paris ou à Londres, les deux postes plus importants. Mais pour moi, il y avait beaucoup de postes tellement intéressants. J'ai été ambassadeur dans beaucoup de pays d'Afrique et là-bas j'avais beaucoup plus de liberté et beaucoup plus à faire que dans des soi-disant postes importants. Je pense que j'ai eu une carrière qui n'a pas été mal et je suis très content de mes activités d'avant-garde. Il y a eu une période où j'ai laissé mes activités d'avant-garde, à la fin des années 1978-79. Quand Zaj ne fonctionnait pas, j'étais fatigué de produire des livres que personne ne lisait. Il y a quelques années en Espagne il y a eu un " revival ". Il y a eu de nouveau un intérêt pour ce qu'on a fait. Vous savez, on se fatigue d'écrire pour soi-même. En 1978-79, je suis parti en Afrique, j'ai arrêté d'écrire pour quelques années.

É.L. : Le régime de Franco n'était pas particulièrement sympatique aux activités du groupe Zaj!

J.L.C. : Non, non, non ! C'est un miracle qu'on ait réussi à vendre "La politica". On faisait toutes sortes de trucs, par exemple, si on avait envoyé La politique à la censure, ça n'aurait pas passé alors on a risqué simplement de faire le dépôt légal. Dans la loi de Franco, vous pouviez passer la censure ou alors si vous ne passiez pas la censure, la police pouvait prendre votre livre. Je me souviens une fois on a fait un grand événement Zaj dans un des théâtres de Madrid, le théâtre Beatriz -et Zaj vous savez ce n'est pas exactement comme fluxus ou " happening " mais disons que c'est un peu dans cette ligne - et ça été tellement choc pour le public, tellement un scandale que…

Il y avait une petite pièce à moi : c'était qu'un homme se mettait dans une table et dans une table levait la main. Au fond, c'était le salut fasciste, c'était comme une ironie. Finalement, la police est venue au bout de deux jours. On nous a interdit de continuer le spectacle, mais vous savez, on développe des anti-corps. En Espagne, durant la dictature, il y avait une vie culturelle parce qu'on luttait. Maintenant, les jeunes ont beaucoup de facilité avec la démocratie, mais ça ne donne pas nécessairement des forces. Surtout en Espagne, ça a été mauvais au commencement, maintenant ça va très bien, mais au commencement, les gens se sont trouvés tout à fait libres pendant les années de la " movida ", en 1980, il y a eu une période où les choses ont été très arrêtées et maintenant c'est relancé en Espagne.

É.L. : Si je comprends bien, vous n'auriez pas pu être diplomate sous le régime de Franco ?

J.L.C. : Vous savez, on m'appelait " The Pink ". Je suis une personne de centre, centre gauche peut-être, centre, mais quand je suis revenu en Espagne de l'exil, mon père est revenu de l'exil en 1945, il n'y avait plus le salut fasciste. Franco avait abandonné officiellement le fascisme, c'était seulement le régime autoritaire. On ne m'a jamais donné aucun ordre contre ma conscience. C'était l'époque où ils avaient arrêté de fusiller les gens. Dans cette dernière époque de Franco, le dernier 20 ans, il n'y a eu que quatre personnes qui ont été condamnées à mort et ça c'est une histoire très longue à expliquer. Je pense que les Russes ont fait tout leur possible pour que ces personnes ne soient pas pardonnées. Ce que je veux dire, c'est que c'était mon pays. On a même conspiré contre Franco. De temps en temps, la police vous appelait pour interrogation. Il y a des collègues à moi qui ont été arrêtés. Moi, peut-être que j'étais plus habile parce que j'étais en charge de l'impression clandestine. Quelque fois on me faisait imprimer des bêtises, pas tout ce qu'on imprimait contre les dictateurs était très sage, mais on le faisait très bien, moi et une amie.

É.L. : Et vous étiez déjà diplomate à ce moment-là ?

J.L.C. : Oui, naturellement. Les Américains et les Canadiens ont une idée très simpliste de ce qu'est vivre avec une dictature. C'était beaucoup plus complexe. Ça ne veut pas dire que si vous aviez fait certaines choses, si on dépasse une limite, vous pouviez réellement recevoir des coups de la police.

É.L. : C'est presque incroyable que vous ayiez pu continuer vos activités artistiques, qui n'étaient pas particulièrement encouragées par l'état, tout en poursuivant votre carrière de diplomate. Vous n'avez jamais eu de problèmes ?

J.L.C. : Disons que peut-être . . . J'ai été ambassadeur, par exemple, avec le gouvernement démocratique. J'aurais peut-être été ambassadeur aussi avec Franco, mais pas peut-être dans une ambassade clé, c'est-à-dire que . . . Franco jouait à beaucoup de cartes. Par exemple, quand j'étais à l'ambassade à Washington, mon ambassadeur à Washington . . . c'était le côté libéral, ouverture du régime. C'est assez complexe la question. Il faut dire que le moment était venu que peut-être je n'aurais pas pu faire certaines choses avec une dictature. Ça c'est clair. Il y a certains postes, certaines choses. Comme je vous dis, par exemple, je n'étais ambassadeur que finalement pendant la période démocratique et je suis très content avec le gouvernement de centre qui était un gouvernement très généreux en Espagne et qui a eu, comme tous les gens qui sont généreux, beaucoup de problèmes. Je n'ai pas été chef de mission, parce que j'étais consul durant l'époque de Franco. Je me sentais beaucoup plus anti-franquiste à l'époque de Franco que maintenant, comme tout le monde en Espagne c'est très curieux .

É.L. : Est-ce que le fait de travailler, comme artiste, dans un tel climat politique a pu avoir une influence sur votre production ?

J.L.C. : C'est-à-dire que c'est pour ça que finalement je suis allé à l'abstraction. J'ai écrit La politique où toutes les atrocités du monde actuel sont là. Naturellement, les atrocités de Palestine ne sont pas là parce que c'était il y a trente ans, mais moi je voulais mon siècle dans la politique mais après je voulais être écrivain ; une écriture qui soit libre de tout, libre de pressions politiques et pas une écriture politique, pas une écriture de témoignages. Je voulais faire, autant que possible, une bonne écriture ou une grande écriture, une écriture qui soit comme Vélasquez, le grand peintre. Il a vécu une période très difficile de l'Espagne, l'Espagne baroque. Il y avait l'Inquisition, il y avait la décadence, mais sa peinture est est au-delà de l'art. Je crois que l'art a une fonction libératrice et que quelques fois on ne se libère pas en dénonçant tout le temps les mêmes choses. J'ai dénoncé les choses. Une fois qu'on a fait ce travail, on veut faire le travail d'écrivain qui est d'écrire. Je suis pour l'art pour l'art, l'autonomie de l'art, la liberté de l'art. Je suis un moderniste. J'admire Walter Pater et l'esthéticisme anglais, j'admire Clement Greenberg, j'admire l'autonomie de l'art. Je pense que lorsque l'art entre dans des servitudes anecdotiques, politiques, sociales, je n'aime pas beaucoup l'art social ou l'art politique. Dans ce sens, je suis dans la ligne des impressionnistes, des modernistes comme l'art que vous avez au Canada. J'aime beaucoup la peinture. J'étais un collectionneur de la peinture moderne canadienne, celle qu'on fait au Québec, celle qu'on fait en Ontario, celle qu'on fait en Alberta et Saskatchewan et ce n'est pas une peinture politique.

É.L. : Autre paradoxe : vous avez eu une relation particulière avec John Cage qui lui-même, politiquement, se définissait comme un anarchiste.

J.L.C. : Cage a été un libérateur pour Hidalgo et Marchetti. Je comprends cette fonction, mais une fois qu'on s'est libéré, moi je ne suis pas, et Marchetti non plus, Hidalgo c'est un phénomène à part. Marchetti et moi nous ne sommes pas restés dans une carrière politique comme Cage. Marchetti a voulu faire de la musique, une musique pour notre temps, une musique en profondeur et moi j'ai voulu faire de l'écriture. Je n'admire pas tellement la deuxième période de Cage, j'aime le Cage des sonates, le Cage qui est venu de Schönberg. Je n'aime pas les choses "pop" de Cage, vous voyez ce que je veux dire? C'est devenu anecdotique. Il y a beaucoup de choses que Cage a fait, il y a beaucoup de choses que je ne suis pas d'accord et des choses que je suis d'accord. Par exemple, un homme comme Clement Greenberg, le grand critique américain m'a beaucoup influencé plus que Cage et je n'aime pas beaucoup Duchamp non plus. Vous savez que Duchamp a été très important pour Cage.

É.L. : Est-ce que vous appréciez le travail que les suprématistes russes ont réalisé avec les lettres ?

J.L.C. : Oui. Les suprématistes ...malheureusement la révolution. . . J'ai beaucoup appris du formalisme russe. Les grands critiques formalistes russes, en écriture, tout ce qu'ils disent sur l'écriture aussi en peinture, le formalisme russe ; Eisenstein, pas tout Eisenstein, mais les Eisenstein du Potemkin était un grand formaliste. Ce n'est pas le message politique qui m'intéresse le plus dans le Potemkin. Ce qui m'intéresse c'est le formalisme. Je m'intéresse beaucoup au formalisme russe dans tout, dans les lettres, dans l'écriture, dans la peinture. Malheureusement, ils ont été coupés par la dictature stalinienne, c'est-à-dire qu'autrement il aurait eu un développement très . . . Je m'intéresse beaucoup à cela. J'ai beaucoup lu les écrits de formalistes russes et je me suis beaucoup inspiré parce qu'au fond c'est dans la ligne du modernisme. J'avoue que le formalisme russe a été une grande influence dans mes livres, dans mon écriture. Gertrude Stein aussi a été une grande influence pour moi.

É.L. : Lors de notre entrevue préliminaire José Luis Castillejo, vous avez parlé du langage de l'esprit et de l'âme psychologique. Est-ce que vous pensez que ce genre de langage développé par le formalisme est susceptible d'atteindre ce langage de l'esprit et d'atteindre, donc, l'âme psychologique ?

J.L.C. : Pour moi, je ne suis pas un formaliste réductioniste. Par exemple, pour moi la forme parle, c'est-à-dire que je ne suis pas la forme par la forme pour le littéralisme. Je ne suis pas pour le littéralisme. Je crois que ça n'a pas de sens d'employer une forme, si on ne sait pas ce qu'on veut dire avec la forme. Je ne dis pas ce qu'on veut dire conceptuellement, ce qu'on veut dire avec le concept, avec les paroles. Il y a beaucoup de choses qu'on dit avec les sentiments, avec les émotions, avec l'âme psychologique, avec l'esprit psychologique. La forme doit parler, autrement c'est mort. Je suis formaliste, mais c'est la forme qui dit les choses. Qu'est-ce que vous pensez du Potemkin, s'il n'y avait pas le formalisme ? Ça aurait été un pamphlet révolutionnaire que personne peut-être pourrait prendre au sérieux, mais c'est la forme qui parle.

É.L. : Ce que vous appelez l'âme psychologique, ce sont donc des formes émotionnelles ?

J.L.C. : Pour moi, avec la psychologie de Jung ou de Freud, il y a l'ego, le moi corporel, il y a la psyché ou l'âme en profondeur, l'inconscience ou l'âme psychologique et il y a une autre fonction psychologique qu'est l'esprit que c'est une fonction plus verticale, plus masculine. Sur ça je lis des livres sérieux de Hilman, Hilman a des livres très sérieux sur l'âme. Il est un continuateur de Jung et lui aussi parle de l'esprit. Il n'est pas un grand enthousiaste de l'esprit parce qu'il est un grand défenseur de l'âme psychologique, mais je me suis beaucoup intéressé à Freud quoique Freud a un certain matérialisme que je ne partage pas. Je me suis intéressé à Jung. Je ne vois pas la philosophie de la religion comme Jung la voit, mais c'est très intéressant et Hilman. Je pense que toutes ces choses touchent l'écriture. Toute écriture doit être métaphorique. Je crois que tout ce qu'on dit, d'une façon ou l'autre, abstraite ou concrète, on le dit métaphoriquement, même la science est métaphorique quand elle parle des choses. Le littéralisme c'est une chose très mauvaise à notre époque, c'est pour ça que je fais une critique très forte du minimalisme et je comprends que les gens pensent que le Livre des i est minimaliste. Je ne suis pas un minimaliste. Je pense que je ne crois pas à cette sorte de réduction, je crois que je ne crois pas à la réduction à l'objet ou à la littéralité. La littéralité c'est une métaphore comme tout. Le plus que je peux dire à la faveur de la littéralité, c'est que ça peut être utile pour certaines choses, mais que c'est une métaphore aussi comme toutes les autres métaphores.

É.L. : Est-ce qu'on a des alternatives autres que celles de vivre dans un monde de métaphores qui est forgé par les mots, par la pensée, formulé par les mots et par l'écriture ou est-ce que c'est inévitable, selon vous ?

J.L.C. : Je crois que s'il n'y avait pas la médiatisation qu'on a. . . Je crois que le langage visionnaire, le langage post-conceptuel serait à développer. Je crois aussi qu'on doit apprendre à lire beaucoup de langages qu'on ne sait pas lire, le langage des arts, le langage de la peinture, de la musique. Je crois que le développement humain n'exige pas le littéralisme, pas la réduction au langage de l'ego corporel, même la science est au-delà de tout ça. Si vous êtes dans la mécanique quantique et tout ça, vous êtes dans un monde qui est plein de métaphores, un monde où il y a l'observateur, où il y a la personne. Moi je crois que tous ces langages sont à développer. Malheureusement, c'est très difficile parce qu'on n'est pas dans un bon moment pour beaucoup de choses. Je ne crois pas qu'on soit dans un bon moment aujourd'hui.

É.L. : Pourquoi? Qu'est-ce qui définit, qu'est-ce qui caractérise ce moment qui serait plutôt mauvais alors ?

J.L.C. : Je crois qu'il y a une médiatisation atroce. Premièrement, il y a la culture de l'argent.

É.L. : Est-ce que ça fait partie de ce qu'on appelle la mondialisation ?

J.L.C. : Oui, il y a la mondialisation. Nous sommes tous pour la mondialisation, mais le problème c'est que le seul élément qui est en train de faire la mondialisation, c'est l'argent. L'argent ne va pas faire une mondialisation intégrale. Au fond, l'argent va faire une mondialisation d'un certain secteur économique à mon avis, mais il y a aussi la médiatisation, c'est-à-dire que le problème . . . Il y a toujours eu une médiatisation dans la médiation, mais aujourd'hui je dirais qu'il y a presque seulement médiatisation au lieu de médiation. Dans ce sens, le problème des " mass-media " . . . Au Canada, c'est un peu mieux, mais quand vous voyez les Etats-Unis, l'influence de la télévision, des " mass-medias ", c'est atroce. Tout est médiatisé. Je crois que la médiatisation, ça conduit à ce que j'appelle la culture trash (" trash culture ") et tout ça est aussi en dépendance, la médiatisation, avec l'argent. Il y a une relation entre les intérêts de l'argent et la médiatisation. Ça rend les choses très difficiles. On dit que jamais il n'y a eu plus d'argent au service des artistes, oui, mais en même temps, il y a un certain conditionnement à la médiatisation, mais ça c'est tellement complexe pour répondre. J'écris sur ces choses. J'ai des livres sur ces sujets. Ils ne sont pas publiés.

É.L. : Vous parliez également, dans nos entrevues préliminaires, aussi des universités américaines que vous appeliez des "camps de concentration de la culture".

J.L.C. : J'ai un ami à moi, un poète, Eduardo Scala, qui dit qu'ils sont des camps de concentration, pas violents comme les nazistes, mais parce qu'ils sont très verts, très jolis, mais ils sont de vrais camps de concentration de la culture. Tous les éléments qui pouvaient faire des difficultés aux politiciens, à la société on leur donne un poste de professeur et on les met dans ces paturages verts et là-bas on les neutralise et aussi on leur dit, si vous êtes un bon garçon, on vous donne de l'argent pour que vous fassiez certaines recherches qui nous intéressent et tout ça. C'est l'académisme le plus complet, le problème de la culture universitaire, c'est l'académisme. Vous savez l'académisme refuse une nouvelle considération de l'expérience. Ça vit du passé. L'académisme est terrible. En Amérique, on a réussi à mettre toute la culture dans ces camps et sauf, peut-être à New York, ou alors il y a une autre chose, le système commercial des galeries. La culture américaine est soit dans les camps universitaires ou dans le système commercial des galeries d'art. Chaque fois c'est de plus en plus difficile, des mouvements un peu plus spontanés et des mouvements un peu plus . . . Au Canada, c'est différent parce qu'auCanada... il y a moins de pression sociale, peut-être.

É.L. : Avec la mondialisation, et donc l'américanisation qui en découle, j'ai l'impression que tant sur le plan médiatique que sur le plan culturel, on se retrouve avec un système, dans les pays occidentaux, qui ressemble de plus en plus à celui des Etats-Unis.

J.L.C. : Complètement et le côté mauvais, même pas ce côté ouvert et d'ouverture qu'il y a en Amérique. On achète et on paie un prix assez élevé. On paie pour tout ce qu'il y a de pire. La télévision espagnole achète les programmes plus " trash ", les programmes avec plus de violence. Je ne suis pas contre le sexe, mais les programmes les plus mauvais . . . Il y a un autre modèle. Ça c'est le problème. Il y a un autre problème. Les gens qui veulent critiquer ces modèles, ils ne le font pas en développant d'autres alternatives avec la créativité. Ils veulent maintenir des archaïsmes. Il y a beaucoup de racisme, de nationalisme. Tout le monde défend son petit village. En Espagne, il y a les régions. On devient archaïque. Ce ne sont pas les archaïsmes . . . Je suis pour le retour du refoulé, si c'est pour une renaissance, pas si c'est un retour du refoulé violent comme est le fondamentalisme qui conduit à la violence. Il nous donne les archaïsmes. Si on fait le retour du refoulé, ces archaïsmes, et qu'on le développe dans une renaissance comme c'est passé dans la grande Renaissance italienne, que toute l'Antiquité est revenue, mais dans un contexte nouveau, un nouveau développement. Le problème, c'est que les gens qui luttent contre la soi-disante mondialisation veulent un retour au refoulé. Ils ne veulent pas le développement de ce qu'on a refoulé. Je suis pour que ce refoulé retourne, mais il doit retourner en se développant dans une renaissance qui prenne les valeurs . . . On veut un monde uni, on veut . . . C'est ce que je pense.

É.L. : Où pourrait-on trouver les assises culturelles qui donneraient l'élan ou inspireraient à cette renaissance? Où est-ce qu'on pourrait les puiser dans le passé ?

J.L.C. : C'est très difficile. Je comprends ce que vous dites. Maintenant presque tout le monde est devenu (désabusé). . . Marchetti est désespéré à Milan, et moi ici. C'est très difficile parce qu'il faut des supports. Seul, on ne fait rien. J'ai parlé de Zaj, de Hidalgo, de Marchetti, des influences. Les grands de l'histoire ont toujours fait les choses parce qu'il y avait les autres. Il est difficile même d'être trois aujourd'hui. À Zaj, on était trois, on était trente ou quarante mais il y avait trois ou quatre vraiment engagés. Maintenant, tout le monde est tellement pressé avec les besoins économiques, avec ses problèmes que c'est très difficile même de trouver trois personnes qui travaillent ensemble dans un projet culturel. C'est très difficile de trouver un balanca (un levier, en français je crois) de type social ou de type économique pour ça. C'est difficile. Quelques fois Marchetti et moi quand on se visite mutuellement nous sommes très pessimistes, surtout qu'il n'y a pas d'"île". Avant lorsque vous n'étiez pas content avec la dictature en Espagne, vous pouviez aller en France. C'était la liberté. Vous pouviez aller en Suisse. Maintenant, tout devient la même chose. D'où va venir ça, je ne le sais pas. Je pense que ça peut venir si le refoulé qui réagit, s'il réalise qu'il ne peut pas rester archaïque. Si ça reste archaïque, alors vous avez comme ça se passe en Autriche, le mouvement en Autriche, le racisme. Un nationalisme qui n'est pas généreux. Le nationalisme a été un facteur libérateur. Je pense que si c'est refoulé, on peut le développer dans une autre chose, on verra.

É.L. : C'est parce que, en fait, je vous posais cette question parce que vous faisiez référence à la Renaissance. On avait puisé la philosophie grecque...

J.L.C. : On avait puisé beaucoup dans la bourgeoisie des villes, on avait puisé dans certains éléments sociaux et économiques et maintenant moi je suis pessimiste parce que je vois que les éléments sociaux et économiques se tournent contre nous. Il y a une réaction féroce contre ça et nous avons le fondamentalisme. Le fondamentalisme, c'est le retour du refoulé. Le fondamentalisme a une raison d'être, mais ça reste dans l'archaïsme.

É.L. : Ce serait la même chose que le nationalisme ?

J.L.C. : Le nationalisme aussi. Le nationalisme mais plus généreux, mais plus international, plus ouvert. Ça devient comme une paroisse, ça devient aussi le patrimoine de quelques politiciens qui veulent profiter de ne pas employer les minorités pour faire un grand projet avec elle, mais non profiter pour faire un petit domaine. Vous êtes jeune, moi j'ai 70 ans, peut-être que vous allez voir beaucoup de choses encore.

É.L. : Dans un contexte comme celui-là, quel est le rôle de l'art aujourd'hui. Est-ce que l'art a un rôle à jouer dans cet éveil de la conscience vers ce que vous appelez pas la modernité, pas le futur, mais… ?

J.L.C. : Je pense que le rôle de l'art peut être très important, s'il ne sacrifie pas sa qualité. Je pense que jusqu'à maintenant l'art est devenu " trash ", c'est-à-dire que les gens collectionnent en Amérique des vieilles bouteilles de Coca-Cola et ils donnent la même valeur à ça qu'à l'art parce que la plupart des arts des galeries, au fond, c'est " trash ". Je pense que l'art doit faire son autocritique. Il doit se libérer soi-même, être exigeant avec soi-même. Si l'art est exigeant avec soi-même, je pense qu'on peut exiger à la société, mais le problème maintenant c'est que " todo vale " (tout vaut). Dans ce sens, Duchamp a réussi quand il a dit n'importe quoi vaut. Si n'importe quoi vaut, c'est alors très bien pour les intérêts. Si l'art détruit le sens de qualité ou de beauté, naturellement que ce sont des choses relatives, mais si l'art détruit ses valeurs, quelles exigences peut-il avoir envers la société ? Dans ce sens, je vois le problème que *** Qu'est-ce qu'il reste aujourd'hui dans *** La grande école de Paris a duré 150 ans, mais l'école américaine . . . Le Canada a vécu une différence spécifique, mais était dans la grande peinture américaine, le Canada avec Jack Bush, avec les peintres canadiens . . . ça a duré seulement 30 ans.

É.L. : Parce que les choses vont de plus en plus vite.

J.L.C. : Oui, ce serait une explication optimiste. Il y aurait une autre chose très bonne qui vient vite, mais moi je pense qu'après le pop art, peu de bonnes choses sont venues. Peut-être que je ne les ai pas vues...

É.L. : C'est là que vous n'êtes pas d'accord avec Duchamp comme quoi tout se vaut.

J.L.C. : Non, je ne suis pas d'accord avec Duchamp. Duchamp c'était un homme très intelligent. Quand il a fait une collection de ses amis, il avait très bon goût. Les choses qu'il a fait personnellement, quelques-unes n'étaient pas mauvaises du tout, mais quand il a dit que n'importe quoi vaut, que tout le monde fait une chose et que tout le monde est égal, "15 minutes de gloire pour tout le monde"... moi je pense que la gloire, il faut la mériter.

É.L. : Est-ce que vous acquiescez tout de même avec l'idée de la plupart des historiens de l'art qui mettent Duchamp comme une balise majeure dans l'histoire du XXe siècle ?

J.L.C. : Si vous parlez de l'importance anecdotique, historique, sociologique, il est important. Si vous parlez de l'importance esthétique, non. C'est comme le marquis de Sade, on ne peut pas dire que le marquis de Sade n'a pas été important comme phénomène historique, sociologique, etc. Du point de vue comme écrivain, c'est le plus ennuyant du monde. Peut-être un petit livre de pornographie, c'est plus amusant que tout cet ennui de Sade. Il y a une confusion entre importance comme symptôme et importance éthique, esthétique ou connaissance. Je pense que, comme importance esthétique, Duchamp n'avait pas une grande importance esthétique. Comme importance sociologique, il est plus important que les grands peintres. Il était plus malin même que Picasso, considéré comme très malin. À mon avis, le grand peintre du XXe siècle est Matisse, parce que Cézanne appartient au XIXe siècle, mais Picasso était beaucoup plus malin, il a fait déjà beaucoup plus de concessions au grand public. La dernière époque de Picasso, du point de vue pictural, ce n'est pas la grande peinture. Maintenant, on voit ça, et on doute. On doute parce que tout vaut. Duchamp est important du point de vue politique, du point de vue sociologique. C'est le malheur que tout est devenu sociologique. Maintenant, c'est pire. Tout est devenu symptôme.

É.L. : Donc, il y a une différence entre l'importance du personnage et de sa personnalité et l'importance de son œuvre ?

J.L.C. : Absolument. Si on est dans le domaine de l'art, on doit juger l'œuvre. Si l'artiste était un fripon ou avait des faiblesses ou des choses, ça c'est une autre histoire. Le concept d'auteur est très relatif. Qui écrit mes livres ? Ce n'est pas seulement moi. C'est beaucoup de choses qui se passent, qui passent à travers moi. Naturellement, c'est finalement moi qui doit le mettre dans le livre. Qui c'est moi ? C'est beaucoup de personnes moi qui changent avec le temps. Même si elle ne change pas tellement, il y a beaucoup de personnes quelquefois. Il y a le moi et il y a l'esprit. Nous sommes une pluralité de choses. Je pense qu'on doit se rendre compte qu'on ne peut pas moi seul qui fait . . . Le Livre des j, il y a beaucoup de monde qui est intervenu. Marchetti m'a dit pourquoi tu n'écris pas un livre avec les j. Après, l'idée des frises c'est à moi. Sans tout ça, le livre ne serait pas ce qu'il est. Celui qui dit le livre est tout à moi, tout à moi seul, ça c'est faut.

É.L. : José Luis Castillejo, vous parlez de la pluralité de votre être. Vous êtes pluriel. Est-ce que le José Luis Castillejo qui lit son livre est le même que celui qui écrit le livre ?

J.L.C. : Non. Je suis dans ce sens très inspiré par le premier bouddha, pas par le bouddhisme commercial d'aujourd'hui, mais par le bouddhisme révolutionnaire, radical qui a été montré par le professeur Kalupahana en ce livre le Bouddha qui questionnait dieu ou il n'y a pas de dieu. Je dis qu'il y a l'impermanence. C'est un fait qu'on constate tous les jour, pas un absolu, mais un fait commun. Le José Luis Castillejo qui a écrit le livre n'est pas celui qui lit le livre parce qu'on change tout le temps. Je vais vous dire autre chose, le José Luis Castillejo qui lit le livre des i, en 1969, ce n'est pas le même lecteur qu'aujourd'hui.

É.L. : Lorsque vous lisez ou que vous écrivez ce livre et qu'un enregistrement est produit à partir de ce livre, comment croyez-vous que les gens, chez eux à la maison peuvent percevoir la diffusion de cette lecture? Parce que le disque est un medium très particulier, tout comme la radio rejoint les gens dans leur foyer, chez eux, dans leur intimité... Comment voyez-vous la différence entre l'écoute d'un produit de ce livre dans l'intimité et l'écoute d'un produit de ce livre qui peut être fait en public ?

J.L.C. : Vous dites la différence d'entendre le disque à la maison ou entendre le disque en public...

É.L. : Soit entendre votre enregistrement à la maison ou vous voir interpréter ou lire ou réécrire un livre en public, dans une situation que l'on pourrait dire de récital ou de présentation.

J.L.C. : Il y a des différences. J'étais, je ne suis plus, un collectionneur de tableaux. On découvre, avec les années, on découvre chaque fois le tableau, des choses dans le tableau qui ne sont pas les mêmes. Il y a des écoutes et des écoutes. Rien n'est absolu. Ce que je veux dire et ça c'est mon message, je m'inspire dans le bouddhisme, rien n'est absolu. Il n'y a pas une vision d'un tableau absolue, pour toujours. Il n'y a pas une écoute absolue. On écoute à la maison, un jour, et un autre jour on écoute en public et ce n'est pas la même écoute. Il y a des éléments communs, mais ce n'est pas exactement la même chose. L'identité, comme dit le bouddhisme, la croyance dans une identité permanente ou une nature propre permanente c'est une illusion. Dans le langage ordinaire, nous croyons à la même chose, nous croyons que la chaise est la chaise tout le temps, que la personne est la personne. Ce n'est jamais la même chose. Je pense qu'on peut dire que c'est plus pratique de partir de l'impermanence que de la permanence. Je ne dis pas que l'impermanence c'est un absolu total, ce serait faire de la métaphysique. La physique ne nous permet pas de dire des choses métaphysiques, mais je pense que du point de vue pratique, c'est plus intéressant d'admettre une impermanence qu'une permanence.

É.L. : Il y a quelque chose de fascinant quant à cette permanence, cette impermanence, c'est l'idée que le livre lui-même, comme objet, a une certaine permanence physique - illusoire certes si on le considère d'un point de vue bouddhiste, mais tout de même la permanence d'un objet - alors que lorsque vous lisez, lorsque vous lisez ou écrivez un lire de façon sonore, il y a quelque chose de très impermanent, parce que l'écoute est quelque chose de fugitif alors que le livre - qui est à priori quelque chose de visuel -est présent dans une durée dans dans un espace réifié. La durée de sa présence est déterminée par la personne qui le regarde.

J.L.C. : Oui, absolument. C'est tout à fait complètement différent. Je suis plutôt écrivain et je m'intéresse plutôt à donner au livre la possibilité au lecteur de beaucoup de lectures plutôt que de lire une fois. Le livre c'est un moyen ou une modalité de considération de l'expérience. Les moyens artistiques ont une tradition. Alors même pour bouleverser certains éléments de la tradition, il faut s'appuyer dans le point fort de la tradition. Dans notre culture, le livre c'est un point fort. On commence avec la Bible, les anciennes écritures, etc. J'essaie de trouver un point fort qu'est le livre pour dire un message qui n'est pas nécessairement archaïque, même si j'emploie un moyen traditionnel. Je trouve qu'il aura beaucoup plus de pouvoir en employant le livre que si je faisais des petites pages ici et là-bas ou des articles.

É.L. : Parce que le livre possède une puissance comme objet.

J.L.C. : Il n'est pas question qu'il ait une puissance comme objet. Il n'a pas qu'une seule page. Une difficulté de l'écriture abstraite, c'est d'aller au-delà de la page pour faire un livre. La plupart des écrivains, des poètes concrets aujourd'hui ils font des pages, ils ne font pas un livre. Le livre a une séquence, il y a une temporalité, il y a une spécialité qui est beaucoup plus grande que celle de la page.

É.L. : Donc, pour vous, ce que vous produisez ce ne sont pas non plus des livres d'artiste qu'on appelle des livres d'art non plus.

J.L.C. : Non, pas des livres de luxe, ni des livres d'artiste. Mon expérience c'est que dans la culture occidentale, le livre d'artiste est secondaire aux grands moyens d'expression artistique comme la peinture, la sculpture, l'écriture, le théâtre, le ballet. Il y a des moyens où le " grand art " s'exprime et il y a des moyens secondaires. Au Moyen-Âge, le livre des miniatures était un moyen important, par exemple, mais le livre de luxe dans notre temps occupe une deuxième position comme moyen d'expression, si on le compare avec un tableau, avec un livre important, avec une sculpture ou avec une composition musicale. Malheureusement, on me met beaucoup de fois dans des expositions de soi-disant livres de luxe. Je ne dis pas non parce qu'on doit quand même montrer les livres, mais je n'aime pas ça du tout.

É.L. : Vous produisez également de plus en plus de disques qui sont les enregistrements qui sont des enregistrements soit de lecture ou de réécriture de ces livres, est-ce que cette activité d'enregistrement peut avoir éventuellement une influence sur votre type d'écriture ou croyez-vous vouloir écrire peut-être un livre qui . . .

J.L.C. : C'est une très bonne question. J'avais beaucoup de réserve quand mon éditeur en Italie m'a demandé de faire des disques, mais il disait que pour des raisons de distribution, c'était plus facile de distribuer le livre avec un disque. J'avais des réserves et une attitude assez sceptique envers le disque sauf le fait que j'étais content avec la lecture du Livre des i à Madrid. Je vois que maintenant le nouveau livre qui va sortir, c'est un livre où il y a une voyelle. D'un côté, le prochain livre qui va sortir on ne peut pas faire un disque. Il y a une influence. Je pense que ça été positif de faire le disque. Par exemple, maintenant j'ai réussi finalement à faire un livre, le prochain, dont on ne pourra pas faire une lecture honnête vocale sauf si on le fait épeler, mais, si on épele ce livre, on le détruit. D'un autre côté, le livre a l'impression d'être très phonétique. Ça été positif parce que ça m'a fait évoluer dans un sens où les spécificités différentielles de mon écriture vont être renforcées, mais en même l'écriture va être élargie. Le prochain livre, il ne va pas avoir de disque, c'est impossible.

É.L. : Avez-vous des idées de pièces alors spécifiquement conçues pour la radio ou pour enregistrement ?

J.L.C. : Non. J'ai des livres qui peuvent être lus, j'ai des livres avec 20 consonnes que j'avais fait une fois, invité par le gouvernement allemand, en 1960, et je fais lecture de ces livres et c'était très impressionnant parce que j'étais très jeune et j'ai eu l'énergie de lire lettre par lettre pendant 25 minutes et j'ai fait des choses dont il y a possibilité de lecture vocale. Dans le futur, je ne sais pas. Je ne peux pas prédire. C'est très difficile. Je fais un livre nouveau en général, c'est le meilleur d'une série. Je ne publie pas toute la série. Je publie celui que j'aime, celui qui est plus fort dans la série. Je n'ai pas la moindre idée après cela de ce qui viendra. Peut-être rien. J'ai 70 ans. Peut-être une autre chose.

É.L. : Est-ce que le fait de travailler avec le médium de l'enregistrement, pour produire déjà deux disques, est-ce que ça ne vous a pas donné envie peut-être d'explorer l'écriture phonograhique comme type d'écriture, en fait ?

J.L.C. : Ce serait très intéressant, mais pour ça, je devrais me familiariser avec les moyens, c'est-à-dire que si c'est un enregistrement, le moyen de l'enregistrement, il faudrait étudier la situation. Si on me dit ce qu'on veut, j'essaie de dire non ça je peux donner ou je ne peux pas donner ou je peux donner une autre chose. Il faudrait voir quelle est la question concrètement. J'ai beaucoup d'œuvres qui ne sont pas publiées, qui peuvent être lues. J'avais une cassette magnifique, une lecture magnifique. Je n'ai pas une cassette de la lecture en Allemagne alors c'est perdu. Il y avait un compositeur espagnol Manuel Ruelo qui avait fait dans la radio nationale d'Espagne une lecture pendant une heure, le type était une brute, d'un de mes livres, une lecture très difficile. Cette cassette, malheureusement, la Radio nationale en Espagne dit qu'elle n'existe pas dans les archives et alors elle a été perdue.

É.L. : Pourquoi, si ce n'est pas indiscret, vous dites que c'est une brute ?

J.L.C. : Parce qu'il faut être une brute pour épeler lettre par lettre pendant une heure (rires).

É.L. : L'enregistrement de la lecture d'un livre qui se trouve sur l'album, sur le disque des i ?

J.L.C. : Seulement avec deux lettres. Le livre des 18 lettres, ça c'est relativement facile à lire, mais vous pouvez vous imaginer avec des groupes, par exemple, huit consonnes et après cinq consonnes et huit consonnes, c'est un livre beaucoup plus complexe. Le livre vingt consonnes, ça il faut pour lire une heure. J'avais fait, en Allemagne, j'étais jeune, 20 minutes.

É.L. : Pouvez-vous nous expliquer brièvement le concept derrière le livre des 18 lettres. Comment ce livre fonctionne-t-il ?

J.L.C. : Le livre de 18 lettres, c'est ce qui reste d'un projet échoué. Il devait y avoir 20 consonnes de 2 en 2, mais pour des raisons typographiques, il a fallu détruire presque 700 pages et il n'y a que 2 ou 300 pages qui sont restées, les pages qui, typographiquement, étaient admissibles. Ce qui reste d'un projet de livre beaucoup plus grand et c'est un livre aussi que . . . il y a les variations ce sont seulement des lettres tandis que les livres qui viennent après ont beaucoup plus de lettres, etc. Après le Livre des i, j'ai joué avec toutes les consonnes. J'ai introduit les voyelles de nouveau que maintenant dans le prochain livre.

É.L. : Qu'est-ce qui détermine la structure du livre des 18 lettres ? Qu'est-ce qui détermine qu'une consonne ou qu'une lettre sera placée à tel endroit dans le livre ? Est-ce que c'est alléatoire ou est-ce que ça répond à un processus formel comme dans le cas du Livre des i ?

J.L.C. : Non, c'est relativement aléatoire, mais on ne doit pas mettre ensemble plus de dix fois la même lettre et dans le groupe, par exemple, J R R J, il y a des permutations. C'est aléatoire, mais c'est fait par moi, c'est écrit par moi, ce n'est pas un ordinateur qui l'a fait.

É.L. : Vous puisez les opérations aléatoires avec des jeux de chiffres avec des jeux de dés ?

J.L.C. : Non. Au fond c'était l'arbitraire psychologique dans ce livre.

É.L. : Donc, c'est vraiment différent… Est-ce que ça représente une certaine période de votre travail parce que vous dites que maintenant vous voulez vous éloigner de votre arbitraire psychologique.

J.L.C. : Oui, c'est pour ça que j'emploie l'ordinateur. Si un jour nous nous trouvons, la plupart des manuscrits sont à Stuttgart, dans le musée de Stuttgart. Si un jour vous êtes intéressé et vous venez en Europe on se donne rendez-vous avec Enrique au musée de Stuttgart et je vous montre tout.

É.L. : J'en serais vraiment ravi.

J.L.C. : Je suis à votre totale disposition. Merci. C'est très gentil. J'avais beaucoup de relations avec le Canada quand j'étais un collectionneur d'art parce que pour moi, l'art canadien, les sculptures canadiennes c'est très important et la peinture aussi, et je veux vous remercier

É.L. : Ce serait plutôt à moi de vous remercier de votre généreuse entrevue... Merci!

transcription : Carole Legault


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