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Pourquoi encore prescrire les opioïdes malgré le risque de dépendance?

Longtemps utilisés pour traiter la douleur aiguë, les opioïdes ne sont pas toujours la réponse à la douleur chronique.

Des comprimés de médicaments.

Les Canadiens utilisent encore beaucoup d'opioïdes d'ordonnance.

Photo : CBC

Cette semaine, une action collective a été autorisée au Québec contre 16 sociétés pharmaceutiques accusées d’avoir induit en erreur les consommateurs sur l’efficacité et les dangers des opioïdes. Si la quantité d'ordonnances a diminué depuis les dernières années, on prescrit encore beaucoup d’opioïdes pour la douleur chronique. Pourquoi? Est-ce que les risques en valent les bénéfices?

La crise des surdoses d'opioïdes a provoqué une prise de conscience : ces puissants médicaments ont trop longtemps été abondamment et mal prescrits.

La pratique de surprescription a clairement contribué à l'épidémie d'opioïdes. C’est avec le recul que nous voyons les dommages causés. Pas juste des surdoses et des morts; il y a des millions de personnes qui utilisent des opioïdes de façon chronique et qui sont incapables d’arrêter, dit le Dr Juurlink, chef de la Division de pharmacologie clinique et de toxicologie à l'Université de Toronto.

C'est pourquoi beaucoup de médecins ont modifié leurs habitudes de prescription, soutient la Dre Marie-Ève Goyer.

Les choses se sont améliorées. On est devenus beaucoup plus au fait des dangers et enjeux de cette molécule. Mais il nous reste encore beaucoup de croûtes à manger, dit cette chercheuse à l’Institut universitaire sur les dépendances et professeure agrégée de clinique au Département de médecine de famille et médecine d’urgence de l’Université de Montréal.

Le Dr David Juurlink croit lui aussi que la culture de prescription d'opioïdes a changé, mais pas assez.

Aux États-Unis, selon le dernier rapport sur les opioïdes de l’American Medical Association (Nouvelle fenêtre), au cours de la dernière décennie, les médecins américains ont prescrit 50 % moins d'opioïdes.

Au Canada, un rapport de 2019 de l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS) (Nouvelle fenêtre) montre que la proportion de Canadiens prenant des opioïdes est passée de 14,3 % en 2013 à 12,3 % en 2018 et que le nombre de personnes qui ont commencé un nouveau traitement d’opioïdes est passé de 9,5 % à 8,1 %.

Et pourtant, les Nord-Américains continuent de prendre de grandes quantités d’opioïdes.

À l’échelle mondiale, on consomme en moyenne 32 mg d’opioïdes par personne (Nouvelle fenêtre) par année. Les Canadiens en consomment en moyenne 333 mg par personne par an. Les Allemands en consomment le plus (480 mg/personne), suivis des Islandais (428 mg/personne) et des Américains (398 mg/personne).

Il n’y a aucune preuve que les gens au Canada et aux États-Unis sont davantage en douleur qu’ailleurs dans le monde. Donc, oui, nous prenons probablement trop d’opioïdes, affirme le Dr Abhimanyu Sud, professeur au Département de médecine familiale et communautaire de l’Université de Toronto et dirigeant scientifique en chef du Centre d'excellence sur la douleur chronique pour les vétérans canadiens.

Est-ce que les opioïdes sont efficaces pour la douleur chronique?

Les opioïdes jouent depuis longtemps un rôle important dans la gestion de la douleur, particulièrement dans des contextes de douleurs aiguës sévères (après une chirurgie ou une blessure), ou dans les cas de douleurs graves liées au cancer ou de soins de fin de vie.

Les opioïdes ont vraiment une utilité pour soulager la douleur aiguë, affirme la Dre Goyer.

Là où il y a le plus d'incertitudes, dit-elle, c'est dans le cas de la douleur chronique non cancéreuse.

Image d'une vidéoconférence.

« C'est intrinsèque à cette molécule; elle a la capacité de créer de la tolérance », dit la Dre Marie-Ève Goyer, chercheuse à l’Institut universitaire sur les dépendances et professeure agrégée de clinique au Département de médecine de famille et médecine d’urgence de l’Université de Montréal.

Photo : Radio-Canada

Pour le Dr Sud, les opioïdes ont longtemps été prescrits pour la douleur chronique sans preuves scientifiques suffisantes. Nous sommes allés à l’encontre du bon sens, dit-il.

Les compagnies pharmaceutiques ont vendu ces comprimés comme étant la solution miracle à la douleur chronique, tout en minimisant les risques, indique le Dr Jason Busse, directeur du Michael G DeGroote National Pain Centre à l’Université McMaster et professeur d'anesthésie.

D’ailleurs, c’est ce qu’allègue l’action collective autorisée cette semaine, qui inclut tout Québécois à qui l’on a prescrit des opioïdes depuis 1996 et qui a développé un trouble lié à l’usage d’opioïdes.

Selon une méta-analyse de 96 études portant sur l’efficacité des opioïdes dans un contexte de douleur chronique (Nouvelle fenêtre) non cancéreuse menée par le Dr Busse, les opioïdes sont associés à des faibles améliorations de la douleur et des capacités de fonctionnement des patients.

En fait, l’étude estime qu’il y a en moyenne une réduction de la douleur chez une personne de seulement 0,6 point sur une échelle de 0 à 10.

Pour que le traitement soit considéré comme efficace, il faut que la douleur soit réduite d’au moins un point, estime le Dr Sud.

Malgré ces preuves, le Dr Busse remarque qu’un nombre non négligeable de personnes se voient encore prescrire un traitement d'opioïdes à haute dose.

Docteur David Juurlink, dans un bureau de médecin

Docteur David Juurlink

Photo : La Presse canadienne / Michelle Siu

Le Dr Juurlink, qui, avant d’être médecin, a été pharmacien, croit fermement que ces médicaments fonctionnent mieux sur de courtes durées.

Je sais que c’est une position mal perçue chez les personnes ayant des douleurs chroniques, mais je ne crois pas que les opioïdes devraient avoir un rôle majeur dans la gestion de la douleur chronique. Je pense qu’on peut les prendre de façon intermittente, mais pas pendant des mois et des années.

Une citation de Dr David Juurlink

Ces experts conviennent que les opioïdes peuvent être prescrits pour gérer certains types de douleurs chroniques, mais seulement en dernier recours.

Ce serait une erreur d'abandonner l'utilisation des opioïdes, croit le Dr Juurlink. Mais il faut mieux les utiliser.

Quels sont les risques de développer une dépendance?

Il y a une vingtaine d’années, les opioïdes d'ordonnance étaient la cause principale des surdoses. Si 80 % des surdoses mortelles sont désormais causées par des opioïdes provenant du marché illicite, ces experts estiment qu’en continuant d’en prescrire autant, on ajoute de l’huile sur le feu.

Il y a encore des gens qui développent un trouble de l’usage des opioïdes dans le cadre d’un suivi médical bien intentionné, souligne le Dr Juurlink.

C’est moins commun qu’il y a 20 ans parce que les médecins sont beaucoup plus prudents, dit-il.

Les risques de développer un trouble de l’usage des opioïdes – ou une dépendance – ne peuvent pas être ignorés, affirme le Dr Busse, qui a notamment aidé à établir les lignes directrices canadiennes sur l’usage des opioïdes (Nouvelle fenêtre) pour les douleurs chroniques non cancéreuses.

Environ une personne sur 20 qui prend un opioïde d’ordonnance pour la douleur chronique développe un trouble de l’usage (Nouvelle fenêtre).

Environ une personne sur 500 subira une surdose non mortelle et environ une personne sur 1000 va mourir d’une surdose.

Et plus le dosage est élevé, plus le risque d’une surdose mortelle augmente.

Compte tenu du nombre élevé de personnes qui sont exposées aux opioïdes pour la douleur chronique, ces risques ne sont pas négligeables.

Rappelons qu’un Canadien sur cinq vit avec une douleur chronique (Nouvelle fenêtre).

Selon Statistique Canada (Nouvelle fenêtre), en 2018, 12,7 % des Canadiens âgés de 15 ans et plus ont déclaré avoir pris des médicaments analgésiques aux opioïdes au cours des 12 mois précédents. Près de 10 % d’entre eux en ont fait un usage problématique.

L'agence fédérale rapporte aussi (Nouvelle fenêtre) que, parmi plus de 19 000 personnes victimes de surdose entre 2014 et 2016, 45,9 % se sont vu prescrire dans les deux années précédentes au moins une ordonnance d’opioïdes.

Toujours besoin de doses plus élevées

En plus du risque de dépendance, plusieurs patients développent rapidement de la tolérance. Ces personnes se retrouvent en tachyphylaxie; elles ont besoin d'une quantité de plus en plus importante de médicaments pour obtenir une réponse similaire, explique le Dr Busse.

Le Dr Jason Busse pose devant son lieu de travail.

Dr Jason Busse, professeur associé à l'Université McMaster

Photo : Radio-Canada / Fannie Bussières McNicoll

Interrompre soudainement l’usage d’opioïdes peut provoquer des symptômes de sevrage graves et douloureux.

Ainsi, il devient difficile d’établir si l’opioïde prescrit soulage vraiment la douleur ou s’il réduit plutôt les symptômes de sevrage, explique la Dre Goyer. Les individus sont complètement mélangés. Ils pensent "je n’ai pas mal quand j’en prends et j’ai mal quand je n’en prends plus".

Selon le Dr Sud, plus la dose est élevée et plus la durée de la thérapie est longue, plus il est probable que le principal bénéfice de continuer à prendre des opioïdes, c’est d’éviter les symptômes de sevrage.

Enfin, il est possible qu'un patient qui consomme des opioïdes soit plus sensible à certains stimuli douloureux, indique le Dr Busse. C'est ce qu'on appelle l'hyperalgésie induite par les opioïdes. Le type de douleur ressentie peut être le même que la douleur sous-jacente initiale ou être différent.

Qui est à risque d’un trouble de l’usage?

Ce ne sont pas tous les gens qui deviennent dépendants, tient à souligner la Dre Goyer.

Selon Santé Canada, l’usage problématique d’opioïdes (Nouvelle fenêtre) d’ordonnance est significativement plus fréquent :

  • chez les hommes (11,4 %);

  • chez les adultes de 20 à 24 ans (16,1 %);

  • chez les fumeurs (11,8 %);

  • chez les personnes sans diplôme d’études secondaires (12,7 %);

  • chez les personnes vivant dans un ménage à faible revenu (11,2 %).

La prévalence d’un usage problématique est plus de deux fois plus élevée chez les personnes ayant déclaré un trouble de l’humeur (19,2 %) ou un trouble anxieux (17,1 %).

Mais, selon la Dre Goyer, ces facteurs prédicteurs sont mous et peu précis. Ainsi, prescrire un opioïde est parfois un jeu de loterie.

Dr Juurlink abonde dans le même sens.

Un médecin ne peut pas savoir avec certitude si un patient va développer un trouble de l’usage avant de lui en administrer. C’est un peu une expérimentation.

Une citation de Dr David Juurlink

C’est pourquoi le Dr Busse pense qu’il faut mieux éduquer les médecins non seulement sur les risques associés aux opioïdes, mais aussi sur une meilleure gestion de la douleur.

Les gens qui se lèvent tous les jours en douleur sont désespérés. Il faut trouver de ne pas abandonner ces personnes. Il faut leur donner des options.

Capture d'écran d'une vidéoconférence

« Les médecins et professionnels de la santé reconnaissent maintenant le rôle de la surprescription dans la crise des opioïdes. Nous devons trouver le juste équilibre entre trop prescrire et ne pas prescrire », dit le Dr Abhimanyu Sud.

Photo : Radio-Canada / Rad

Peut-on traiter la douleur chronique autrement?

Chose certaine, disent ces experts : d’autres médicaments et traitements non pharmacologiques doivent être testés avant d’envisager les opioïdes.

On a cette fâcheuse tendance à traiter des problématiques complexes avec des réponses beaucoup trop simples. [...] Traiter juste avec des pilules, c’est sous-estimer la complexité des êtres humains. C’est apporter des réponses pharmacologiques à des problématiques biopsychosociales complexes, dit la Dre Goyer.

Les médecins ressentent de la pression pour trouver des solutions simples et rapides pour la douleur, ajoute la Dre Goyer. Les compagnies pharmaceutiques nous disaient : "Vous n’êtes pas de bons docteurs, vous laissez vos patients souffrir".

Il est parfois difficile de convaincre un patient qui souffre depuis des années d’essayer un énième traitement, convient la Dre Goyer.

Avec les opioïdes, l'effet peut être très impressionnant. Les gens ont l’illusion qu’ils vont mieux et que leur souffrance touche à sa fin. Mais c’est un feu de paille.

Une citation de Dre Marie-Ève Goyer

Pourtant, les opioïdes ne sont pas la seule option, insiste le Dr Sud.

Nous pensons à la douleur comme un problème strictement biomédical. La douleur, c'est physique, mais c’est aussi social, émotionnel, psychologique et même spirituel. Il y a d’autres options : le sommeil, des exercices physiques, des thérapies cognitives, des psychothérapies, de la méditation, du yoga, des massages…

Si une approche multidisciplinaire est reconnue comme étant plus efficace pour traiter la douleur chronique, les traitements non pharmacologiques sont souvent difficiles à obtenir et, contrairement aux opioïdes, ne sont pas toujours couverts par les assurances, déplore le Dr Sud.

On le voit dans d’autres pays où ils ont une approche plus holistique pour la douleur. Ils prescrivent moins d'opioïdes et pour moins longtemps.

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