Les avocats de l’État québécois dénoncent des pressions politiques
Dans une note interne, ils reprochent à des ministres d'essayer de faire modifier leurs avis juridiques.
Il y a 1367 avocats et notaires employés par l'État québécois.
Photo : getty images/eyeem / Nopparat Khokthong / EyeEm
L'association des juristes du gouvernement du Québec affirme que les fonctionnaires qu'elle représente sont de plus en plus souvent visés par des tentatives d'influence et des pressions politiques, a appris Radio-Canada. Dans un message interne adressé à ses 1367 avocats et notaires, le bureau de direction tire la sonnette d'alarme. Québec annonce une vérification.
Le dossier est très délicat. Il est extrêmement rare de voir Les avocats et notaires de l'État québécois (LANEQ) prendre une position critique vis-à-vis du gouvernement.
Le message aux membres, que nous avons obtenu, n'était d'ailleurs pas destiné à être rendu public, et la direction de LANEQ n'a pas souhaité nous accorder d'entrevue.
LANEQ est informée d’une recrudescence d’interventions de la part d’autorités qui visent à influencer ou à faire modifier certains actes de nature juridique qu’accomplissent les avocates, les avocats et les notaires déployés dans différents ministères et organismes.
Les avocats et notaires de l'État québécois (LANEQ) est anciennement connue sous le nom d'Association des juristes de l'État. (Photo d'archives)
Photo : iStock / IS
En date du 31 août 2023, on dénombrait 1367 avocats et notaires employés dans des ministères et organismes québécois, dont 70 % de femmes. C'est le ministère de la Justice qui en emploie le plus (513), mais ceux-ci sont ensuite déployés dans tous les ministères. Par exemple, il y en a une trentaine au ministère de l'Environnement.
Les avocats et notaires de la fonction publique agissent comme conseillers juridiques et légistes auprès des hautes autorités, des ministres et des présidents d’organismes, et les accompagnent dans pratiquement tous les dossiers majeurs du gouvernement.
Les ministres s'appuient souvent sur des avis juridiques pour justifier une décision ou une orientation politique. L'avocat qui rédige l'avis doit donner une opinion basée sur les règles du droit, et sa conclusion est définitive.
Des avocats reçoivent des demandes pour modifier les conclusions d'avis juridiques. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / SYLVAIN ROY ROUSSEL
Certains ministres plus cavaliers
Le communiqué interne de LANEQ ne donne aucun exemple et ne vise personne en particulier. Selon nos informations, le message concerne, entre autres, certains ministres du gouvernement Legault avec un comportement jugé plus cavalier.
Parmi les pressions dénoncées par des juristes de la fonction publique, il y a des demandes pour modifier les conclusions d'avis juridiques qui ne faisaient pas l'affaire des autorités ou des tentatives d'influence dans le cadre de dossier de litiges.
Notre statut d’acteurs qui participent et veillent à ce que les affaires de l’État soient administrées conformément à la loi commande que notre indépendance ne puisse faire l’objet de compromis.
Dans son message aux membres, LANEQ rappelle qu'aucune mesure disciplinaire ne peut être imposée à un juriste qui a refusé de signer un document d'ordre professionnel qu'en toute conscience professionnelle il ne peut approuver
.
Le Bureau de direction ajoute qu'aucun juriste n'est tenu de signer un document d'ordre professionnel ou technique qu'en toute conscience professionnelle il ne peut endosser, ni de modifier un document d'ordre professionnel ou technique qu'il a signé et qu'il croit exact au point de vue professionnel
.
L'opposition exige des noms
C'est très grave
, a réagi le leader parlementaire libéral Monsef Derraji, jeudi. On veut savoir quels ministres et pour quels avis juridiques il y avait une pression.
Quels avis ont été modifiés? Est-ce que ça touchait les droits et libertés?
a demandé le porte-parole de Québec solidaire en matière de justice, Guillaume Cliche-Rivard, de Québec solidaire, troublé
comme avocat par les dénonciations.
Il s'agit d'allégations troublantes
, a dit, pour sa part, le député péquiste Joël Arseneau. Il invite le Procureur général à rassurer la population
.
Le ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette a la responsabilité des juristes déployés dans les différents ministères. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Sylvain Roy Roussel
Le gouvernement annonce une vérification
Dans un premier temps, le cabinet du ministre de la Justice n'avait pas commenté nos informations. À la suite de leur publication, jeudi, le ministre Simon Jolin-Barrette a annoncé « une vérification ».
Nous respectons les juristes de l'État
, a-t-il réaffirmé, alors qu'il était interrogé par l'opposition à l'Assemblée nationale. Ils rendent leur avis, leurs opinions, leurs conseils juridiques, en toute indépendance.
Je n'ai pas de raison de croire qu'il y a eu des ingérences.
De l'ingérence inacceptable
, selon deux professeurs de droit
C'est inacceptable
de demander de modifier un avis juridique, ça ne doit pas se faire
, explique l'ancien ministre québécois Benoît Pelletier, qui a également été avocat pour le gouvernement fédéral.
Benoît Pelletier a été dans les postes de ministre et d'avocat de l'État. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada
Benoît Pelletier, qui est professeur à la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa, rappelle que si un ministre n'est pas satisfait d'un avis juridique, il peut en demander d'autres et il peut aussi passer outre les opinions qu'il a reçues de la part des juristes.
Alors pourquoi un ministre voudrait-il faire modifier un avis?
L'intérêt, c'est peut-être de convaincre d'autres collègues du bien-fondé de la position du ministre ou de convaincre le premier ministre lui-même, ou, finalement, de sentir qu'il a une assise légale.
C'est difficile pour un ministre d'aller à l'encontre d'opinions juridiques qu'il a reçues
, ajoute Benoît Pelletier.
Son collègue à la Faculté de droit de l'Université d'Ottawa John Mark Keyes émet l'hypothèse qu’il y a de la pression quand le gouvernement veut dévoiler un avis juridique qui appuie sa décision
.
C’est valable que le ministre informe l’avocat sur les circonstances entourant l’avis juridique, mais de mettre de la pression pour changer la conclusion, c’est de l’ingérence
, dit le professeur Keyes.
Si l'avocat n'a plus confiance dans le gouvernement qui l'emploie, il faut mettre fin à la relation avec le client
, croit-il, ce qui veut dire : chercher un autre emploi
.