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Des fermes québécoises victimes de « fugues » clandestines

Des réseaux organisés profitent d’un programme destiné aux travailleurs agricoles pour amener illégalement des Guatémaltèques aux États-Unis à travers le Québec, a appris Radio-Canada. Des passages planifiés à des milliers de kilomètres du Canada.

Des travailleurs accroupis dans un champ.

Des centaines de travailleurs originaires du Guatemala ont quitté l'an passé leur employeur québécois, quelques jours ou quelques semaines après leur arrivée au Canada, pour se rendre illégalement aux États-Unis avec l'aide de réseaux organisés.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Aussitôt arrivés, aussitôt partis. Au cours des derniers mois, des centaines de travailleurs guatémaltèques, recrutés par des fermes et des entreprises agricoles québécoises, ont pris la poudre d’escampette dès leur entrée au Canada.

On profite de nous, se désole Cynthia Lord, qui codirige une ferme en Montérégie, située à quelques centaines de mètres de la frontière canado-américaine.

Il y a quelques mois, cette productrice a vu trois de ses travailleurs guatémaltèques filer en douce, au milieu de la nuit, vers le sud. Ils étaient là depuis quatre jours avant de disparaître. On a ensuite découvert qu’ils étaient aux États-Unis, soupire-t-elle.

Une ferme voisine a vécu un départ encore plus précipité. Leurs nouveaux employés se sont volatilisés quelques heures à peine après leur arrivée à l’aéroport de Montréal.

J’ai vraiment l’impression d’avoir été utilisée. Ils avaient en tête, tout de suite, d’aller aux États-Unis et ils savaient comment faire.

Une citation de Cynthia Lord, productrice en Montérégie

Et elle n’est pas la seule. Loin de là. Selon nos informations, de multiples entreprises agricoles de Montérégie, des Cantons-de-l’Est ou de la Beauce, qui embauchent des travailleurs agricoles guatémaltèques dans le cadre d’un programme d’immigration temporaire spécifique, sont frappées par ce problème.

Ça touche tout le monde, confirme Martin Caron, le président de l’Union des producteurs agricoles (UPA). Tout est organisé depuis le début et le producteur se fait duper.

Marginal il y a quelques années, ce phénomène a récemment pris une ampleur considérable.

Dans les deux dernières années, près de 900 travailleurs agricoles ont quitté, de manière inopinée, leur employeur québécois, contre 120 en 2020, selon des données obtenues par l’UPA et l'organisme FERME, spécialisé dans le recrutement de main-d’œuvre étrangère temporaire.

C’est prévu d’avance et ça a un impact sur le moral des producteurs. Ils se disent qu’ils ont contribué à ça, ils ont été complices, mais ils n’en savaient rien.

Une citation de Martin Caron, président de l’UPA

La grande majorité de ces immigrants temporaires fuguent aux États-Unis et 95 % de ces gens viennent du Guatemala, estime Martin Caron, tout en précisant qu'il n’est pas possible de connaître avec certitude leur nouvelle destination.

Plus de 13 000 travailleurs guatémaltèques

Ces comportements observés par les producteurs agricoles ne concernent qu’une infime partie du nombre de travailleurs guatémaltèques, de plus en plus présents au Québec, grâce au volet agricole du Programme des travailleurs étrangers temporaires. L’an passé, selon des données fournies par l'UPA, plus de 13 000 ressortissants de ce pays d'Amérique centrale ont eu un contrat dans les fermes de la province, contre environ 10 500 en 2021.

Les Guatémaltèques représentent d'ailleurs le plus important contingent de travailleurs agricoles, devant les Mexicains (7642), dans ce programme d'immigration temporaire, qui a accueilli au total, en 2023, environ 21 300 personnes.

François Legault serre la main au président de l'UPA

Martin Caron, le président de l'UPA, réclame des interventions de François Legault et du gouvernement fédéral, pour limiter ce mouvement qui touche les fermes québécoises. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada / Mathieu Potvin

Les fermes, porte d’entrée vers l’Amérique

Comme l’a déjà révélé Enquête, le Québec est devenu une porte d’entrée de plus en plus populaire vers les États-Unis. Des réseaux criminels mexicains opèrent à la frontière et organisent des centaines de passages clandestins chaque mois.

D’autres réseaux organisés, provenant du Guatemala, profiteraient eux aussi, désormais, de la situation géographique du Québec, mais également de ce programme d’immigration, extrêmement populaire, qui permet à des travailleurs étrangers d’avoir un emploi durant plusieurs mois dans une entreprise agricole.

Ce programme est d’ailleurs la clé pour ces réseaux guatémaltèques, puisque les ressortissants du Guatemala, contrairement aux Mexicains, ont initialement besoin d’un visa pour entrer au Canada.

Avant de partir, ils savent que l'emploi est bidon, mais l’employeur canadien ne sait rien, regrette un autre producteur, en Beauce. Plusieurs agriculteurs font maintenant venir uniquement des connaissances d’une même famille. C’est plus fiable.

Ils passent par le nord pour avoir accès aux États-Unis, ces réseaux ont été conçus pour ça. C’est plus facile [que d’entrer par la frontière américano-mexicaine], détaille Martin Caron, qui a alerté les autorités fédérales, provinciales et les services frontaliers, en compagnie d’un organisme de défense de travailleurs migrants.

Depuis la pandémie, ça s’est accéléré, confirme Michel Pilon, directeur du Réseau d'aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ).

Ce sont des coyotes, des vrais passeurs, qui sont derrière tout ça, clame-t-il.

Ce dernier explique avoir discuté avec plusieurs travailleurs guatémaltèques, qui lui ont révélé le modus operandi. D’autres témoins ont indiqué à Radio-Canada des faits similaires.

Au Guatemala, ils doivent payer jusqu’à 4000 $ pour venir ici. C’est une mafia qui gère ça. Ils obtiennent leur visa, puis vont retrouver des contacts ou de la famille aux États-Unis pour travailler au noir.

Une citation de Michel Pilon, directeur du RATTMAQ

Ces réseaux, soutient Martin Caron, les mettent aussi à risque. Ils vont ensuite travailler de manière illégale, sans aucun contrôle. Ils se font offrir des choses, ils paient le gros prix, mais ils se font aussi avoir.

Vous avez des informations à nous transmettre sur ce sujet ? Écrivez à notre journaliste : romain.schue@radio-canada.ca

Des travailleurs agricoles plantent des fraises dans un champ du Québec.

En 2023, environ 21 300 travailleurs agricoles étrangers ont œuvré dans des fermes québécoises dans le cadre d'un programme d'immigration temporaire.

Photo : La Presse canadienne / Graham Hughes

Un impact économique majeur

La fuite de ces travailleurs a également des conséquences financières majeures.

Chaque départ, c’est une perte de 5000 $, signale Cynthia Lord. On a payé le billet d’avion, le visa, les démarches administratives, le transport depuis l’aéroport, le logement, le linge, sans compter le temps qu’on a investi.

Au-delà de ces pertes, on avait besoin d’eux pour les récoltes, reprend Martin Caron. Comment fait-on lorsque c’est la saison des asperges et qu’il n’y a personne pour les récolter? Ça a vraiment des impacts sur la vie agricole. Nos producteurs doivent patienter des mois pour recommencer les démarches administratives, reprend Martin Caron, en réclamant un appui des autorités publiques.

Le gouvernement Legault assure être bien au fait de la situation et de la présence de tels réseaux utilisant le volet agricole de ce programme des travailleurs étrangers temporaires.

Le phénomène des réseaux de passeurs et les marchés illégaux du travail sont préoccupants et le fédéral doit agir afin de trouver des solutions rapidement.

Une citation de Sophie J. Barma, porte-parole du ministre provincial de l’Agriculture

Ce sujet a même été abordé lors d’une rencontre, en novembre, entre la ministre de l’Immigration, Christine Fréchette, et la consule du Guatemala, indique une porte-parole du ministre de l’Agriculture, André Lamontagne.

Il s’agit d’un problème très préoccupant, reconnaît-on également du côté d’Ottawa.

Les activités frauduleuses, peu importe leur nature, ont une incidence sur l’intégrité du Programme, menacent la santé et la sécurité des travailleurs, nuisent à la production d’aliments dans les fermes et font en sorte que les employeurs dépensent inutilement de l’argent pour présenter une demande [pour embaucher ces travailleurs] et payer [leur] transport vers le Canada, mentionne Maja Stefanovska, porte-parole d’Emploi et développement social Canada.

Si Québec affirme accompagner les entreprises agricoles touchées par la situation, les producteurs ont un autre son de cloche.

Les gouvernements se renvoient la balle, dénonce le patron de l’UPA. On est démunis.

On a l’impression de se faire niaiser, déplore Cynthia Lord. On est sans ressources lorsque les travailleurs partent, on perd de l’argent, on se fait avoir et on ne reçoit aucun dédommagement.

Ni la Gendarmerie royale du Canada ni l’Agence des services frontaliers n’ont souhaité commenter ce sujet, renvoyant nos questions vers le gouvernement fédéral.

Avec la collaboration de Thomas Gerbet

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