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Ce qui hante les Ukrainiens ici

C’est par centaines de milliers qu’ils ont fui l’Ukraine et les combats en 2022. Plusieurs se sont d’abord réfugiés en Europe voisine, d’autres ont rapidement choisi de traverser l’Atlantique. Installés au Canada, ils traînent en eux des souvenirs et des peurs.

Deux femmes autour d'une table.

Stéphanie Cordeau accueille des Ukrainiens chez elle. On la voit en compagnie de la jeune Yana Nesterenko, décidée à se refaire une vie au Canada.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Les jappements se font entendre dès que la main frappe sur la porte d’entrée. Impossible de ne pas remarquer le petit gardien qui protège l’appartement de la famille Shokha à Sherbrooke, au Québec.

La chienne s’appelle Alissa : elle est venue d’Ukraine en 2022 avec ses maîtres. C’est notre très chère passagère, lance Kateryna Shokha en mettant l’accent sur le mot chère.

Jeune mère de famille, elle s’étonne encore du prix réclamé pour faire voyager un animal dans un avion. Peu importe, dit-elle en embrassant sa chienne : Alissa ne pouvait pas rester là-bas.

Elle m’a aidée à rencontrer beaucoup de gens, tant en Roumanie, où la famille s’est d’abord réfugiée, qu’à Sherbrooke. Je promenais ma chienne et on a rencontré une famille qui nous a invités à souper chez elle, raconte-t-elle. Le couple les compte maintenant parmi ses amis.

Guerre en Ukraine

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Un véhicule blindé est en feu, un corps gît dans la rue.

Alissa, c’est vraiment un membre de la famille, assure Dmytro Shokha, le jeune père à l’allure sportive. La chienne rejoint leur enfant sur le divan. Arina a six ans et demi, lance-t-elle, un peu gênée…

Quelques chiffres

Au moins 221 000 Ukrainiens ont choisi de vivre au Canada depuis l’invasion russe à grande échelle de février 2022. La majorité d’entre eux se sont installés en Ontario (93 000) et en Alberta (49 000). Environ 22 000 ont choisi de se créer une nouvelle vie au Québec.

Tourner la page, lentement

Les Shokha ont fui Marioupol en mars 2022, une ville alors assiégée par les troupes russes. C’est dans ce quatre et demi généreusement chauffé d’un quartier tranquille qu’ils refont leur vie.

On est vraiment très confortables, [c’est] très calme, explique Kateryna dans un français encore hésitant. Un de ses grands plaisirs, c’est regarder par la fenêtre. Il fait froid à l'extérieur, mais dans l’appartement, c’est toujours très chaud. C’est tellement bon!

Tout un contraste avec les appartements de ciment mal chauffés de Marioupol. La guerre est loin, mais les émotions ont suivi les corps. Les premiers temps, les avions qui reliaient Montréal étaient source d’angoisse.

Le son des moteurs rappelait celui des chasseurs russes qui tiraient des missiles sur Marioupol. Pour eux, cela signifiait que les bombes allaient bientôt tomber. Et tu peux juste prier : "S’il te plait, pas moi aujourd’hui", se souvient Kateryna.

Une femme porte un gros sac à dos noir sur ses épaules.

Kateryna Shokha a conservé son gros sac à dos qu'elle a transporté de l'Ukraine.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Ces frayeurs passées, le couple s’affaire maintenant à se reconstruire une vie. Les deux parents travaillent en plus d’apprendre le français. Des emplois du temps très chargés. Parfois épuisants.

Après une journée de francisation, le père enfile son tablier et cuisine dans un restaurant. Un boulot essentiel, lui qui n’avait pas vraiment d’expérience dans ce domaine.

C’est correct, je suis capable, assure Dmytro Shokha. Du même souffle, il confirme que c’est très difficile physiquement, mentalement et émotionnellement, parce que c’est tout nouveau.

Le couple imagine que chaque immigrant au Canada vit une expérience semblable les premiers temps. Il espère que les journées deviendront moins longues avec l’expérience.

Les parents jugent que la petite s’en tire mieux qu’eux. Elle a de nouveaux amis, comprend bien le français et aime beaucoup la piscine, la montagne et le patinage, affirme sa mère.

Le Canada par défaut?

Dans l’appartement peu décoré, à peu près rien n’évoque l’Ukraine et sa culture. Mais la mère patrie reste dans les cœurs, surtout que les parents de Kateryna sont toujours à Marioupol, trop vieux pour entreprendre un voyage semblable, avec tous les obstacles de l’expatriation.

Ces difficultés, une Sherbrookoise est bien placée pour les observer. Depuis février 2022, Stéphanie Cordeau a accueilli une cinquantaine d’Ukrainiens dans son immense sous-sol.

Elle nous montre la vaste pièce commune équipée d’une cuisine et de réfrigérateurs. Sur les côtés, il y a sept chambres et deux salles de bains mises à la disposition des nouveaux arrivants ukrainiens.

C’est ici que les Shokha ont commencé leur parcours canadien. Kateryna, sa fille et sa belle-mère ont été les premières à arriver. Les époux ont suivi quelques mois plus tard.

Une fillette est assise sur un sofa avec sa chienne.

Arina Shokha et sa chienne Alissa.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Je voyais qu’il y avait un besoin de sécurité. Les premiers mois, ce n’était pas facile. C’était toujours l’inquiétude. Puis, elles ont commencé la francisation, la petite est allée à l’école, raconte Stéphanie Cordeau.

La routine a pris le dessus et les sourires sont revenus.

La plupart des Ukrainiens passés chez cette Sherbrookoise s’y retrouvent non pas par choix mais parce que c’est là qu'ils ont trouvé de l’hébergement temporaire dans un pays bien généreux.

La majorité ne partent pas de l’Ukraine. Ils sont déjà ailleurs [dans un autre pays d’Europe]. Mais ils voient que ce n’est pas un milieu où ils pourraient se réinstaller pour faire une vie.

Une citation de Stéphanie Cordeau

Dans ces cas-là, le Canada devient une option intéressante, surtout en raison des bonnes conditions à l’arrivée. Ottawa accorde 3000 $ à chaque adulte et 1500 $ par enfant, en plus de payer l’hébergement à court terme. Les provinces offrent elles aussi une forme d’aide sociale.

La majorité des gens qui arrivent ici savent ce que le Canada offre, confirme Stéphanie Cordeau. Elle conseille personnellement les Ukrainiens à travers les méandres bureaucratiques canadiens.

Une de ses chambreuses actuelles se nomme Yana Nesterenko. À 22 ans, elle est arrivée seule au Canada en décembre. Ses parents sont restés réfugiés en Lituanie.

J’ai entendu parler de Montréal dans une émission télé ukrainienne, admet-elle en anglais. C’est peu, mais c’était assez pour lui donner envie de venir au Québec. Deux mois après son arrivée, elle pense rester et apprendre le français. J’en ai assez d’essayer de nouveaux endroits, confie-t-elle.

La jeune femme songe à changer de carrière, peut-être à devenir coiffeuse. J’ai le temps, et le Canada me permet de faire tout ça. Pourquoi ne pas en profiter? demande-t-elle.

Les liens qui restent avec l’Ukraine

Dans cet immense sous-sol où se côtoient plusieurs Ukrainiens, ce sont surtout les fêtes traditionnelles et les anniversaires qui sont célébrés. Chacun suit le conflit à son rythme.

Stéphanie Cordeau n’ose pas trop en parler avec ses chambreurs.

Je ne veux pas qu’ils revivent toujours le sentiment d’angoisse. On parle plus d’ici, de ce qui se passe ici.

Une citation de Stéphanie Cordeau

La jeune Yana pense bien sûr à l’Ukraine, à son frère et à son oncle devenus soldats, mais elle admet moins s’intéresser aux détails du conflit. Elle se sent loin de cette Ukraine en guerre.

C’est un peu la même chose chez les Shokha. Kateryna a conservé le sac à dos dans lequel elle a mis l’essentiel avant de fuir l’Ukraine. C’est moins un souvenir du passé qu’un objet pratique.

Un homme debout derrière un vélo bleu dans un salon.

Dmytro Shokha avec le vélo qu'il rêvait de s'acheter un jour.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Le couple se dit incapable de regarder le documentaire 20 Days in Mariupol, en lice pour l’Oscar du documentaire de l’année. C’est leur ville qui est montrée dans ce film pendant la période où ils y étaient coincés.

C’est beaucoup d’émotions, explique Dmytro. Tu commences à pleurer. C’est stressant, énervant, parce que tu connais cette situation. Son agitation signale que les souvenirs remontent.

Les images du film lui rappellent ces moments où il tentait de dormir dans un appartement sans eau ni chauffage, inquiet en écoutant les bruits de la guerre qui se rapprochaient.

Des souvenirs douloureux, auxquels s’ajoutent les mauvaises nouvelles du front depuis plusieurs mois. L’Ukraine recule par endroits, manque de munitions et de soldats en bonne forme.

Ça me touche vraiment, concède Kateryna en soupirant. Au début de 2022, j’étais certaine que l’Ukraine allait gagner. Mais là, je doute. C’est triste. Dmytro refuse d’en rajouter : C’est compliqué.

Autant de raisons pour que les Shokha se concentrent sur ce qu’il leur reste à bâtir ici, au Canada. Dmytro se surprend même à rêver de leur vie dans une dizaine d’années.

J’habiterais dans une maison avec trois ou quatre chambres. Et juste une salle de bains.Non, deux! lance Kateryna, complice. Tous deux se regardent, éclatent de rire. Le genre de discussion qu’ils semblent avoir eu récemment…

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