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Itinérance inuit à Montréal : a-t-on détourné le regard?

Un Inuk est assis par terre près d'une intersection.

Un Inuk est assis sur la chaussée de l'avenue du Parc, après avoir quémandé un peu d'argent aux automobilistes arrêtés au feu rouge.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Il y a presque deux ans que l’Ombudsman de Montréal a dénoncé la « crise humanitaire » qui sévit dans le secteur Milton-Parc du centre-ville. Nadine Mailloux appelait à « ne pas détourner le regard » des dizaines d’itinérants inuit qui survivent, souvent intoxiqués, dans ce quartier. A-t-elle été entendue?

Il neige sur Montréal. La neige mouillée trempe les souliers et les pantalons des mal chaussés. L’hiver bouscule les habitudes des personnes en situation d'itinérance de Milton-Parc… mais il ne les fait pas disparaître.

Ce midi, deux jeunes femmes patrouillent dans les rues et les ruelles de ce secteur près du mont Royal. Elles sont intervenantes psychosociales, dépêchées ici par la Ville de Montréal.

Souvent, explique Lehia, on va croiser des gens dans les entrées de commerces, qui s’abritent des éléments. On va faire les ruelles, aussi, pour s’assurer qu’il n’y a personne de caché dans un coin, peut-être en train de faire une surdose.

Le tandem fait partie de l'Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale (EMMIS), qui patrouille les quartiers centraux de Montréal. C’est en réponse au cri du cœur de l’Ombudsman que les autorités ont mandaté une équipe dans le secteur.

Vous avez tout ce dont vous avez besoin? demande Lehia à une femme âgée, assise seule sur le trottoir, adossée au mur d’une épicerie. Protégée par une couverture, elle ne demande rien, sinon des cigarettes. Elle semble n’attendre que le passage du temps.

Lehia et sa partenaire la saluent et poursuivent leur patrouille.

On essaie d’interagir avec les gens. Si on n'interagit pas avec eux autres, on ne peut pas savoir c’est quoi leurs besoins.

Une citation de Lehia, intervenante d'EMMIS
L'intervenante regarde un groupe d'itinérants de l'autre côté de la rue.

L'intervenante psychosociale Lehia fait partie de l'Équipe mobile de médiation et d’intervention sociale mise sur pied par la Ville de Montréal.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Les limites des contacts

Les deux intervenantes remontent une ruelle. Près d’un conteneur, beaucoup de déchets alimentaires par terre : des bouteilles d’eau, des restes de nourriture, une boîte à pizza. Quelqu’un a mangé ici.

Un peu plus loin, près des voitures stationnées par les habitants des immeubles, d’autres restes de nourriture, des vêtements sales. On est loin du Montréal des cartes postales.

Lehia parle des coulisses moins attrayantes de la ville, [des lieux] qui sont bel et bien réels. Et pour les personnes auprès de qui j'interviens au quotidien, c'est leur milieu de vie. De survie.

La femme étire le cou en marchant, fait des détours pour vérifier qu’il n’y a personne dans les racoins des immeubles ou dans les discrètes sorties de secours. On y trouve parfois des sans-abris très intoxiqués, des gens qu’il faut réveiller pour s’assurer qu’ils ne sont pas en danger.

L’équipe croise souvent des Inuit flânant et mendiant aux abords de restaurants et de commerces de l’avenue du Parc. Souvent les seuls lieux où s’asseoir, s’abriter.

On va faire de la médiation, explique Lehia, essayer de trouver un compromis entre le commerçant et la personne qui occupe l’espace. La cohabitation, et non la coercition.

Les patrouilles d’EMMIS visent à remplacer les policiers dans des situations peu dangereuses, où des intervenants sociaux sont mieux outillés pour jouer les médiateurs entre les résidents, les commerçants et les itinérants.

L’intervenante admet qu’il faut parfois être créatif pour convaincre un sans-logis de s’éloigner d’un commerce. Cependant, les interventions d’EMMIS ne sont pas contraignantes. En cas de refus, ça va être au commerçant de contacter la police.

Un refuge controversé

La devanture de l'église.

Un refuge pour itinérants se trouve dans le sous-sol de l'église Notre-Dame-de-la-Salette, sur l'avenue du Parc, à Montréal.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Au cœur de ce quartier, il existe un refuge bien apprécié des itinérants inuit. Un lieu chaud où passer la nuit. C’est l’Open Door, situé dans le sous-sol de l’église Notre-Dame-de-la-Salette.

Pour y accéder, il faut passer par la porte principale et descendre deux volées d’escaliers. Éviter de porter attention aux odeurs qui flottent dans l’air, à la drôle d’ambiance qui y règne.

Ce qui était probablement une salle communautaire a été divisé avec des bâches de plastique blanches. Une mince paroi qui offre peu d’intimité entre les dizaines de lits de camp.

Tu entends tout le monde ronfler, tousser, péter, admet Lehia. C’est le mieux qu’on peut offrir. Quand c’est ça ou dormir dehors dans la rue, dans le froid, on se dit que c’est pas si pire. […] Ils ont un haut seuil de tolérance. Beaucoup de comportements qu’on peut considérer comme problématiques vont être tolérés ici.

L’Open Door héberge parfois des gens interdits d’entrée dans certains refuges de la ville. Très pratique, surtout en hiver, reconnaît Lehia. C’est une ressource qui me dépanne beaucoup.

Le refuge est cependant perçu comme une source de problèmes par de nombreux résidents du voisinage. L’endroit agirait comme un aimant aux personnes en situation d'itinérance, sans leur offrir de véritables moyens de quitter la rue.

Le Collectif des résidents de Milton-Parc réclame la fermeture de ce refuge installé dans un sous-sol étouffant, sans fenêtre, insalubre. Leur porte-parole, Martine Michaud, affirme souhaiter mieux pour les itinérants, mais pas en plein dans un quartier familial.

Plusieurs itinérants sont assis sur le perron de l’église Notre-Dame-de-la-Salette.

Plusieurs itinérants sont assis sur le perron de l’église Notre-Dame-de-la-Salette.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Impatience des commerçants

Les commerçants ont aussi leurs doléances, mais peu acceptent d’en discuter ouvertement. Martine Michaud porte donc leurs voix. Soyons clairs là-dessus : ça ne va pas bien pour eux, dit-elle.

Il y a eu des situations assez catastrophiques, souligne-t-elle. Des personnes en état de crise entrant dans les cafés, volant la nourriture, les pourboires, intimidant les clients qui veulent entrer dans le café.

Certains des commerçants, sondés par le Collectif des résidents de Milton-Parc, estiment que leurs revenus ont fondu de moitié depuis que le refuge Open Door a ouvert ses portes en 2018.

Ces doléances ne sont pas nouvelles. L'Ombudsman en a parlé dans son rapport du printemps 2022. Mais depuis, peu de choses semblent avoir bougé, selon ceux qui fréquentent le quartier.

Mme Michaud reconnaît que le rapport de l’Ombudsman a eu le mérite de bousculer les décideurs. Leur discours évoque l’urgence d’agir, la détresse particulière des Inuit.

Il faudrait que les bottines suivent les babines [à la Ville]. Les solutions, ce ne sont pas les résidents qui les ont.

Une citation de Martine Michaud, porte-parole du Collectif des résidents de Milton-Parc

À leurs yeux, rien ne bouge assez vite, et certains seraient près de la faillite.

L'Ombudsman de Montréal a bien noté de réels efforts sur le plan de la concertation, mais il resterait beaucoup de travail à faire au chapitre de l’hébergement et de la prévention.

L’ouverture d’un refuge permanent pour sans-abris autochtones est prévue, mais pas avant fin 2027, soit cinq ans après ce que souhaite l’Ombudsman. D’ici là, le refuge pourrait demeurer ouvert.

Un comité intergouvernemental (qui réunit la Ville, la province et le fédéral) a aussi été mis sur pied dans l’espoir de mieux coordonner les actions de tous les intervenants.

D’autres initiatives devraient être annoncées sous peu. Cela reflète la position souvent répétée par les responsables municipaux : Montréal ne peut régler seule ces problèmes complexes, elle a besoin d'une plus grande implication de Québec et d'Ottawa.

Aider, une personne à la fois

Portrait de Simiuni Nauya.

Simiuni Nauya, Inuk, intervenant de l'organisme Comm'un, qui oeuvre dans le secteur Milton-Parc.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Il n’y a pas que l’EMMIS qui patrouille dans Milton-Parc. L’organisme Comm’un s’est formé après le dépôt du rapport, spécifiquement dans le but d’écouter les itinérants, les premiers concernés par la situation.

Le froid est mordant le soir où nous suivons Simiuni Nauya sur l’avenue du Parc. Il est inuk, ancien itinérant, bien placé pour comprendre la réalité du secteur qu’il a lui aussi fréquenté.

Son visage est connu parmi les gens que nous rencontrons, souvent assis par terre malgré le froid. Ils sont souriants, remarque-t-il. Ils partagent une bière et quêtent ensemble.

Il ne s’inquiète pas pour ceux-là, qu’il devine hébergés à l’Open Door, quelques mètres plus haut, mais il craint pour ceux qui n’ont pas de lit en plein hiver.

Nous passons près du lieu où un Innu a été retrouvé mort gelé dans une toilette chimique il y a trois ans. Simiuni Nauya assure avoir connu Raphäel André, comme il en a connu d’autres emportés par les surdoses ou les maladies.

Il parle du besoin de s’attarder aux traumatismes qui hantent toujours les Inuit de Milton-Parc. Des cicatrices laissées par la violence et les abus subis dans le Nord et ici même.

L’alcool et les drogues peuvent masquer ces blessures. Temporairement, rappelle l’intervenant. Ce n’est pas facile de passer à travers tout ça. La seule façon de numb the pain (d’engourdir la douleur), c’est la consommation de bière, de drogue.

Quelques flocons tombent d’un ciel noir. Il fait froid, ce qui n’enlève pas le sourire à trois Inuit installés sur les marches d’un restaurant fermé. Ils sont buzzés sur le weed, note Simiuni. Peut-être qu’ils vont s’endormir bientôt.

Il leur offre des cigarettes, échange quelques blagues avant de repartir, le cœur lourd.

J'aimerais les aider. Je peux peut-être aider une personne à la fois, mais c’est beaucoup de travail.

Une citation de Simiuni Nauya, intervenant de Comm'un

Ils sont en effet nombreux à avoir besoin d’aide.

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