Le pont Champlain se souvient-il de nous?

Il se tient debout sur les vieilles poutres d’acier de la légendaire structure, ses poutres d’acier à lui, les mains en l’air comme pour célébrer une victoire.

Après des années d’attente, l’artiste James Kennedy est désormais le fier propriétaire de cinq poutres du vieux pont. En tout, 5500 livres ou deux tonnes et demie de métal qui le font sourire comme un garçon qui contemple le cadeau tant espéré, enfin déballé, sous le sapin de Noël.

James Kennedy aime les ponts. C’est un thème central de son art, et maintenant, il s’apprête à créer une sculpture monumentale en l’honneur du vieux pont Champlain avec des morceaux d’un Lego unique, un peu magique même.

Pour bien des gens, le mot pont rime avec klaxon, circulation, congestion. Les dernières années de sa vie utile, à chaque fois qu’on parlait du vieux pont Champlain, c’était synonyme de mauvaises nouvelles. Quelle ne fut donc pas la surprise, pour les employés de la Société des ponts Jacques-Cartier et Champlain, de constater tout l’attachement de la population à ce monstre de béton et d’acier maintenant presque entièrement démantelé.

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Quand, cet automne, nous avons décidé d’offrir des rivets en souvenir du pont aux citoyens, on se demandait si on allait rester pris avec ou si on allait en manquer, se souvient Nathalie Lessard, la directrice des communications de la Société des Ponts.

Or, des milliers de personnes sont venues chercher, en septembre dernier, ces petites pièces d'acier qui servaient jadis à joindre entre elles les parties du pont.

Cette distribution a été mémorable pour notre équipe. Les gens nous ont raconté des moments importants de leurs vies en lien avec le pont, évoque Mme Lessard. Elle se souvient particulièrement de cette histoire d’amour née d’une collision sur le faîte du pont, de cette autre d’un accouchement, ou encore de toutes ces personnes âgées qui l’ont vu apparaître dans le paysage au début des années 1950.

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Comme la Société des Ponts voulait que les matériaux du vieux pont Champlain soient recyclés à 90 %, elle ne s’est pas contentée de distribuer des rivets. Elle a ouvert un concours, notamment à des artistes, pour une réutilisation des matériaux.

James Kennedy est l’un des 11 lauréats sélectionnés en avril dernier. Il ambitionne de ramancher l’âme du pont Champlain. Son projet, intitulé justement Mémoire, se veut une œuvre multimédia qui permettra d’entendre des extraits d’entrevues de gens racontant leurs souvenirs. Le tout en circulant à travers les pièces d’acier sur lesquelles la silhouette du vieux pont sera dessinée dans le métal.

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Je me suis donné une mission, celle de bâtir la mémoire collective du pont Champlain, dit l’artiste en riant. Rien que ça.

Dans son atelier, James Kennedy est entouré de ponts. Depuis dix ans, ses œuvres représentent des ponts qu’il a vus un peu partout sur la planète. L’artiste reconnu de 50 ans vend ses pièces un peu partout dans le monde. Il constate qu’il n’est pas le seul à être fasciné par ces structures gigantesques.

C’est immense et lourd, et à la fois léger. Regardez le pont Jacques-Cartier de loin et vous verrez, c’est comme de la dentelle d’acier, dit-il, les yeux écarquillés d’admiration.

Ces structures font partie de nos paysages. Ce sont des repères au même titre qu’une montagne. C’est aussi un symbole du chez- soi. Moi, j’ai eu le sentiment, avec le pont Jacques-Cartier, en le traversant et en me disant : OK. je suis arrivé chez nous.

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C’est justement l’aspect immatériel des ponts qui intéresse le plus l’artiste. James Kennedy rit encore dans son grand loft aux murs blancs. Je ne suis pas ésotérique, mais je me plais à croire que ce ne sont pas que des morceaux de métal, et je me demande si les ponts retiennent les histoires des gens qui passent sur ces ponts. Oui, je sais, bon, c’est peut-être flyé, mais les ponts se souviennent-ils de nous?

Cet automne, un mécène qui œuvre dans le transport a offert à James Kennedy de transporter les poutres, mais pas dans son atelier. Ce serait trop lourd pour le plancher, explique Kennedy.

James Kennedy nous demande de ne pas dévoiler où se trouve exactement son trésor. Mais sur le site industriel balayé par un vent froid, l’artiste ne peut s’empêcher de sourire et de s’extasier encore une fois devant son lourd métal qui sera bientôt traversé d’étincelles.

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C’est un morceau de notre patrimoine et les artistes peuvent servir à cela aussi, inscrire le passé dans le présent. L’art pour se souvenir, alors qu’au Québec, malgré notre devise, on souffre parfois de trous de mémoire.

James Kennedy rêve déjà d’un emplacement stratégique pour y ériger sa sculpture. Idéalement sur le bord du fleuve, et idéalement dans le coin où se trouvait le pont Champlain, dont les vestiges sommeillent dans un entrepôt de la Société des ponts, en attendant que soient conclus des accords avec des villes et diverses institutions.

Et, qui sait, peut-être que ces très grosses pièces rêvent, bien au chaud pour une fois, aux millions de personnes à qui elles ont permis de traverser le fleuve?