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Abusée à 12 ans : « Robert Miller a ruiné ma vie »

Les allégations selon lesquelles le milliardaire montréalais Robert G. Miller aurait exploité sexuellement des filles mineures ont rappelé des souvenirs douloureux à une Montréalaise qui affirme que l'homme d'affaires l'aurait agressée en 1977, alors qu'elle avait 12 ans.

La silhouette de Carmen, devant celle d'une arbre.

Aujourd'hui dans la cinquantaine, Carmen affirme qu'elle n'avait que 12 ans lorsque l'homme d'affaires montréalais Robert Miller l'aurait agressée en 1977.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Lorsqu’elle a eu connaissance des allégations visant Robert Miller cette année, Carmen* raconte que son monde a chaviré.

Car non seulement le récit de ses présumées victimes était bouleversant, mais il lui rappelait de douloureux souvenirs : en 1977, alors qu’elle avait 12 ans, Carmen aurait également été victime de l’homme d’affaires, un ami de ses parents.

Elle pense même avoir possiblement été l'une des premières victimes de celui qui demandait qu’on l’appelle Bob.

Je fais encore des cauchemars au sujet de ce qui s'est passé quand j'étais enfant, a-t-elle écrit dans un affidavit.

Carmen est un pseudonyme : la Montréalaise a demandé à ce que son identité soit protégée, car sa famille n’est toujours pas au courant de ces événements. Ses allégations ont été soumises dans le cadre d'un recours collectif contre l’homme d’affaires montréalais Robert Miller.

En février 2023, l’émission Enquête de Radio-Canada a révélé les histoires de plusieurs femmes qui accusaient Robert Miller de les avoir payées pour des relations sexuelles alors qu’elles étaient mineures.

L’enquête a également mis en lumière l’existence d'un réseau sophistiqué grâce auquel des employés haut placés de l’entreprise technologique de M. Miller, Future Electronics, l’auraient aidé à organiser ses activités sexuelles illicites.

Le milliardaire aurait également payé des milliers de dollars à ses présumées victimes pour qu’elles lui amènent d’autres jeunes filles.

En février, quelques heures après la diffusion du reportage d’Enquête, Robert Miller a démissionné de son poste de PDG de Future Electronics. La multinationale montréalaise a par la suite annoncé qu’elle serait vendue à une société taïwanaise pour plus de 5 milliards de dollars canadiens.

Miller a toujours nié toutes les allégations portées contre lui. Ses avocats n'ont pas répondu à une demande de commentaires sur ce dernier affidavit.

Plus de 40 femmes, dont Carmen, ont ajouté leur nom à un recours collectif contre Miller, une procédure qui n’a pas encore été autorisée. Trois autres poursuites individuelles – totalisant près de 30 millions de dollars en réclamations – ont également été déposées devant la Cour supérieure du Québec. Miller conteste toutes ces poursuites.

Jusqu’à présent, les allégations recueillies dans l’enquête de Radio-Canada et dans les affidavits des victimes se sont déroulées sur une période de 24 ans, de 1992 à 2016.

Mais le récit de Carmen suggère que le milliardaire de 80 ans pourrait avoir commencé à sévir dans les années 1970.

Un loup déguisé en agneau

Je l’appelais Uncle Bob, mais il n’y a pas de lien de famille, explique Carmen en entrevue avec Radio-Canada.

L'homme d'affaires était alors dans la fin trentaine et déjà prospère, raconte-t-elle. Ami de ses parents, il était très présent dans sa vie à l’époque.

Elle décrit un homme charismatique et généreux, un beau grand brun qui donnait beaucoup de compliments et de qui elle n’avait aucune raison de se méfier. Il était un loup déguisé en agneau.

L’abus a commencé en 1977, explique-t-elle dans son affidavit.

Ce soir-là, Miller et son épouse étaient venus chez Carmen pour emmener sa famille au restaurant. Carmen, qui avait passé la journée à jouer dehors avec ses amis, dit avoir fait une crise pour ne pas être obligée d’y aller.

Elle raconte que sa mère a fini par obtempérer, à condition que Carmen prenne une douche. Selon elle, Miller aurait alors offert de la garder, sous prétexte qu’il avait plusieurs appels professionnels à faire.

Jusqu'à cette soirée, Carmen dit avoir été une petite fille heureuse qui passait son temps à s’amuser avec les enfants du quartier. On jouait à tag, on jouait au soccer, au baseball, je grimpais dans les arbres, je rentrais crottée de la tête au pied, se souvient-elle. Jusqu’à ce moment-là, j’étais vraiment innocente. Je n’avais aucune raison de craindre qui que ce soit, quoi que ce soit.

Carmen, de dos, sur un banc de parc.

« Je trouvais ça extrêmement terrifiant, il y avait plein d’émotions dans ma tête, pourquoi il fait ça, c’est censé être mon Uncle Bob », a confié Carmen à Radio-Canada.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Cette nuit-là, alors qu'elle s'installait pour regarder la télévision, elle dit que Miller lui a rappelé qu'elle avait dit à sa mère qu’elle se laverait. Elle se souvient d’avoir accepté à contrecœur.

Lorsqu'elle est sortie de la douche, elle dit que Miller était appuyé sur le meuble-lavabo, sa serviette en main. L'homme d'affaires lui aurait alors séché le corps, la frottant pour la garder au chaud.

Puis, elle raconte qu’il l’a suivie dans sa chambre, où il l’a contrainte à une relation sexuelle complète.

Je pleurais car il m’a fait mal, je me sentais complètement violated, sans savoir ce que ce mot voulait dire.

L’homme d'affaires aurait tenté de la rassurer en lui disant que cet acte était normal, et lui aurait remis 20 $ pour qu’elle s’achète quelque chose de beau.

Je trouvais ça extrêmement terrifiant, il y avait plein d’émotions dans ma tête. Pourquoi il fait ça? C’est censé être mon Uncle Bob! dit-elle. Je n’avais jamais vu mon frère ou mon père tout nu, je ne savais pas ce qui se passait.

À l’époque, Carmen dit avoir eu trop peur d’en parler à qui que ce soit.

Déjà organisé

Elle dit que Robert Miller a commencé à lui rendre visite régulièrement pour des relations sexuelles.

D’abord, elle dit qu’il lui donnait 20 $ ou 40 $ par rencontre, des montants qui ont par la suite atteint 200 $ à 300 $, et une fois 1000 $, toujours cash.

Elle dit que Miller avait deux amis qui vivaient dans deux appartements séparés dans le même immeuble que sa famille. Carmen raconte que quand sa mère était à la maison, ces hommes prêtaient leurs appartements à Miller pour ses rencontres sexuelles.

Ces hommes-là m'ont vue, mais je ne pourrais pas vous dire leurs noms, se désole-t-elle.

L'enquête de Radio-Canada avait révélé qu’après les années 1990, l'homme d'affaires aurait utilisé une série de chambres d'hôtel montréalaises ainsi qu’une maison cossue de Westmount pour rencontrer les jeunes filles qu'il recrutait. Ces rencontres auraient été facilitées par certains de ses collègues et associés.

Ce détail ne surprend pas Carmen, qui est convaincue que, même à l’époque, Miller avait de l’aide. Comment peuvent-ils justifier leurs actions, d’aider cet homme-là à trouver des victimes comme ça? dit-elle. Comment pouvez-vous encourager, comment pouvez-vous accepter ce qui se passe?

Elle dit cependant ne pas juger les jeunes filles qui auraient recruté d’autres victimes pour le milliardaire, car je sais ce qu’il m’a fait et ce qu’il m’a dit. Il m’a lavé le cerveau de plusieurs façons.

L’homme d’affaires lui aurait également demandé de recruter d’autres jeunes filles, les petites sœurs de ses amies. Je disais non, hors de question, dit-elle.

Carmen explique que Miller a réussi à entretenir leur relation secrète en lui disant qu'elle était sa petite fille spéciale et qu’il s’agissait de relations sexuelles typiques.

À l’époque, les gens ne parlaient pas vraiment de ce genre de situation, dit-elle.

Cette génération-là ne disait rien, même si des choses épouvantables arrivaient, dit-elle. Ça restait silencieux, même en famille.

J’ai compris que c’était une menace

Au fil des années, Carmen dit avoir commencé à avoir de plus en plus honte de cette relation secrète.

Si je me lamentais, les montants d’argent augmentaient, dit-elle. Elle dit avoir parfois menacé d’alerter la police, ce qui aurait fait rire Miller.

Il disait : qui penses-tu qu’ils vont croire? Quelqu’un comme toi, ou quelqu’un comme moi?

Elle dit qu’il la prenait plus au sérieux quand elle menaçait d’en parler à ses parents.

Carmen aurait vu Robert Miller pour la dernière fois en 1982, alors qu'elle avait 17 ans. Elle raconte que quand elle a mis fin à leur relation, l’homme d'affaires lui a redemandé de lui amener d’autres jeunes filles.

Il m’a donné une enveloppe assez épaisse et a dit : "Just keep your mouth shut", dit-elle. Et là, j’ai compris que c’était une menace.

La silhouette de Carmen sur l'herbe du parc, jonchée de feuilles.

« Je suis sur des antidépresseurs depuis 1992, et si je ne les prends pas, I fall apart.»

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Carmen dit que l'enveloppe contenait environ 10 000 $ en argent comptant, montant qu’elle a jeté dans la chute à déchets de son complexe d'appartements. Elle reconnaît que certaines personnes pourraient avoir du mal à y croire, mais je ne voulais rien savoir de lui, je ne voulais pas donner [cet argent] à des amis. Si j’allais déposer ça, quelqu'un m’aurait demandé d’où venait cet argent-là.

Quand ça s’est arrêté, je me suis dit OK, c’est fini.

En 1986, Carmen dit avoir finalement confié son secret à l’homme qui est maintenant son mari. Elle dit que ce dernier lui a sauvé la vie en l’encourageant à aller consulter. C’est en thérapie qu’elle a finalement réussi à décortiquer tout ce qu’elle avait vécu.

Son expérience avec Miller aurait cependant laissé plusieurs séquelles. Je suis sur des antidépresseurs depuis 1992, et si je ne les prends pas, I fall apart.

Elle dit avoir perdu la trace de l’homme d’affaires, jusqu’à ce qu’il fasse les manchettes au début des années 2000, en lien avec une enquête du FBI (Nouvelle fenêtre) qui visait les relations commerciales de Future Electronics. Cette enquête a par la suite été abandonnée.

Je me souviens avoir pensé : bon, qu'est-ce qu'il a fait encore? Juste son nom m'avait énormément bouleversée.

Puis, en 2023, sa fratrie lui a parlé de l’enquête de Radio-Canada concernant Miller. Elle dit qu’ils étaient scandalisés d’apprendre que l’ami de leurs parents était visé par de telles allégations.

On m’a annoncé qu’il avait fait des choses épouvantables sexuelles avec des jeunes filles et j’ai dit : oh mon Dieu, je ne suis pas la seule.

Sa famille n’est toujours pas au courant des abus qu’elle dit avoir subis, et elle n’est pas prête à leur en parler.

Elle dit cependant être habitée par un profond désir de dénoncer, et compte maintenant contacter la police.

Si j’avais eu le courage, même en 1992 quand j’ai commencé à en parler, d’aller parler à la police, peut-être qu’il aurait arrêté de faire ce qu’il a fait aux autres, se désole-t-elle. Ou peut-être que non, parce que c’était un homme qui pouvait payer tout le monde pour se taire.

Il m’a tout volé

Carmen revient avec amertume sur cette période de sa vie.

Il m’a tout volé, affirme-t-elle. Une petite fille de cet âge-là ne devrait jamais connaître et faire ce que j’ai vécu. J’ai grandi très très vite.

Elle dit que l'expérience l’a transformée : jadis fonceuse et enjouée, elle serait devenue nerveuse et craintive. J’avais peur d’être avec d’autres hommes, même des jeunes garçons, car dans ma tête, ils étaient tous pareils, dit-elle. Je ne riais plus, je ne souriais plus, j'étais vraiment renfermée.

Elle aurait également abandonné ses études à l’âge de 16 ans et délaissé le sport pour lequel elle avait des aspirations olympiques. Mes rêves n’existaient plus, avoue-t-elle.

Carmen a du mal à croire que sa propre mère n’ait pas remarqué que quelque chose clochait. Si vous consultez mes anciens bulletins, les profs ont dû se dire : il y a un sérieux problème, dit-elle, se désolant du fait que personne ne soit intervenu. Je coulais tout, tout, tout. J’avais peur de mon ombre.

Elle dit aussi avoir vécu des troubles alimentaires en lien avec cette histoire, d’abord l’anorexie et puis la suralimentation. Je me suis dit : je ne serai plus une victime, donc je suis devenue obèse, je ne voulais plus qu’un homme me trouve à son goût, me trouve jolie. Je ne voulais rien de ça.

Adulte, elle dit avoir eu de la difficulté à voyager pour le travail, surtout avec ses collègues masculins. Le travail que j’avais, je devais parler en public et je n’étais pas capable, dit-elle. Je ne serai jamais guérie à 100 %. Elle dit qu’elle continue d’avoir des cauchemars au sujet de Miller.

Carmen se désole surtout de l’impact que tout cela a eu sur sa vie familiale. Elle aurait dit à son mari qu’elle ne voulait pas d’enfants, car si c’est une fille je vais être une mère trop protectrice. J’ai donné naissance à mon fils et j’étais soulagée que c’était un petit garçon, mais après ça j’ai eu peur qu’il devienne un prédateur.

Carrément, ça a ruiné ma vie, sans exagération.

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