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1/5 Confidences au Western Union : les petites valises et les grands sourires

Un comptoir de transfert d’argent, c’est comme une porte dérobée par laquelle on accède aux coulisses du monde entier. Envoyés par des millions d’immigrés, des milliards de dollars partent de ces comptoirs vers leurs proches vivant dans des conditions qu’ici il est dur d’imaginer. Sauf si, comme au théâtre, on dispose de bons sièges.

La journaliste Émilie Dubreuil est assise sur une chaise devant un comptoir de transfert d'argent Western Union. Devant elle, un homme balaie le sol.

Dans le cadre d'une série de reportages, notre journaliste Émilie Dubreuil est allée à la rencontre d'exilés et d'expatriés devant des comptoirs de transfert d'argent.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

ÉPISODE UN - Ce matin-là, Montréal était enveloppée d’une lumière dorée et s’ébrouait en douceur. Deux balayeurs de rues balayaient, sans hâte, des mégots de cigarettes abandonnés la veille dans les replis du trottoir. De l’autre côté de la rue, des pigeons voltigeaient d’une corniche à l’autre, leurs silhouettes frémissant comme des mirages contre la tôle des toits chauffée à blanc. Le Bar de la Plaza, avec son enseigne décatie, était déjà ouvert, pour ceux qui ont besoin d’étancher de bière une soif matinale.

Écoutez Émilie vous raconter en ses mots :

Depuis, juillet s’est éteint comme un feu de paille, octobre a tout envahi, jusqu’à ce matin gris où la chanson de Stephan Eicher Déjeuner en paix vient me trotter dans la tête, comme un écho. Est-ce que tout va si mal? Est-ce que rien ne va bien? Lhomme est un animal, me dit-elle. Elle prend son café en riant, elle me regarde à peine, plus rien ne la surprend sur la nature humaine.

En ce matin d’octobre où le Moyen-Orient s’enflamme de haine, je repense à ce jour d’été où j’ai installé mes deux chaises pliantes devant un comptoir de transfert d’argent pour parler à ces gens de partout venus ici envoyer de l’argent à leurs proches, prisonniers de conflits qui ne font plus l’actualité.

Confidences au Western Union, une série en cinq épisodes

Consulter le dossier complet

Deux femmes discutent assises sur des chaises, au beau milieu du trottoir.

Au cœur de l’été, j’ai acheté, en vente, deux chaises pliantes bleues, des petites chaises de camping à l’air rétro, comme on en trouvait sur les galeries et les balcons du quartier de mon enfance. J’ai toujours aimé la couleur bleue. Toutes les sortes de bleus. Du plus pâle au plus foncé. C’est la couleur de l’horizon, de la mer, la couleur dominante des mappemondes, des globes terrestres.

Le photographe Ivanoh Demers et moi avons installé ces deux chaises pliantes devant une succursale de Western Union, située à un jet de pierre du métro Jean-Talon, station névralgique, s’il en est une, du métro de Montréal, en nous demandant bien si des gens allaient accepter de passer un peu de temps dans notre salon improvisé sur un coin de rue.

À l’intérieur du Western Union, il n’y a pas de chaises pour attendre. Pourtant, c’est long. Je m’étire le cou, regarde à l’intérieur. Un seul guichet est ouvert. Les gens déposent leurs fesses sur le rebord des fenêtres dans une position qui interdit le confort.

Deux hommes marchent avec leurs valises.

Fernando Delia et Calo Castillo sont arrivés au Québec il y a quelques mois à peine.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Songeuse, j’observe deux jeunes hommes traverser la rue Jean-Talon en traînant de petites valises à roulettes. Quand ils arrivent à la porte du Western Union, je les invite à passer un moment au salon.

Si Fernando Delia, 34 ans, et Calo Castillo, 33 ans, trimballent leurs maigres possessions dans Villeray ce matin, c’est qu’ils déménagent. Fernando explique qu'à leur arrivée à Montréal, il y a à peine quatre mois, ils avaient trouvé un appartement à louer à 1500 $ par mois. Mais nous avons déniché, dans le quartier Saint-Michel, un appartement à 1200 $ par mois, on va s’y installer pour économiser.

Cette différence de 300 $ dans le prix mensuel de leur appartement est capitale. Désormais, ils vont pouvoir envoyer plus de sous à leurs familles au Venezuela, c’est le but du déménagement. Si je n’envoie pas d’argent, mes enfants et ma femme ne peuvent pas manger, nous explique Fernando. C’est comme ça.

Les transferts d’argent des migrants installés dans des pays riches vers des pays pauvres constituent plus de 15 % du produit intérieur brut de 25 pays. Dans certains d’entre eux, cette proportion grimpe de façon fulgurante. Au Liban, par exemple, les transferts effectués par la diaspora représentent près de 40 % du PIB.

L’Amérique latine et les Caraïbes constituent par ailleurs la région du monde qui a enregistré la plus forte croissance en matière de remises migratoires. En dix ans, les sommes envoyées y ont plus que doublé.

S’installer devant un comptoir Western Union, c’est donc faire un cours de géopolitique à hauteur de femmes et d’hommes. Parler aux gens qui vont et viennent à l’entrée d’un comptoir de transfert d’argent, c’est prendre le pouls d’un monde qui ne va pas bien et faire le constat qu’en fait, il n’y a pas mille raisons qui expliquent que quelqu’un décide de s’installer dans un nouveau territoire. Il y en a essentiellement trois : la faim, la misère et la terreur.

Au Venezuela, qui compte 29 millions d’habitants, le tiers des familles dépendent de la diaspora pour survivre. En 2022, les immigrants vénézuéliens ont envoyé plus de 4 milliards de dollars dans leur pays, essentiellement pour l’achat de nourriture et de médicaments.

Un homme debout au coin d'une rue, sous le soleil.

Fernando Delia est père de quatre enfants, restés au Venezuela.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Les ressortissants du Venezuela font partie des cinq pays, avec le Mexique, Haïti, la Colombie et la Turquie, d’où sont arrivés le plus de demandeurs d’asile au Québec cette année. Ce sont souvent des hommes comme Fernando ou Calo qui prennent les routes de l’exil. Ils se séparent de leurs familles pour pouvoir gagner de l’argent à l’étranger et assurer leur survie. Fernando a laissé quatre enfants au Venezuela, dont un de six ans qui a d’importants problèmes de santé.

Je demande aux deux jeunes pères s’ils sont déprimés, s’ils pleurent, parfois, d’être si loin des leurs. Oui, disent-ils. Ils pleurent. Ils s’ennuient. Bien sûr qu’ils s’ennuient. Mais ils affichent malgré tout des mines réjouies. Leurs vies me semblent terribles. Est-ce que quelque chose m’échappe?

Ce sourire, m’expliquent-ils les yeux brillants, vient du bonheur de pouvoir améliorer les choses pour leurs proches, d’incarner la solution. À force de petits boulots de manutentionnaires, ils sont capables d’envoyer 100 $, 150 $ par semaine dans leur village. C’est plus que substantiel. Dans leur voisinage, là-bas, il n’est pas rare que des gens gagnent à peine 2 $ par mois.

Eau potable, électricité, médicaments, carburants, voitures, etc. La population du Venezuela manque de tout. L’argent, le bolivar souverain, vaut à peu près la même chose que l’argent de Monopoly. 95 % de la population vit dans la pauvreté. En plus, le pays est l’un des plus dangereux au monde.

Un homme tient sa casquette et sourit.

Calo Castillo dit avoir dû marcher quatre mois, traverser plusieurs pays, payer des narcotrafiquants et faire affaire avec un passeur avant de pouvoir finalement arriver au Canada.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Fernando et son ami Calo n’étaient que des gamins quand Hugo Chavez a pris le pouvoir au Venezuela, en 1999, décidé à supprimer les inégalités sociales grâce à une révolution socialiste. Ils ont donc connu, enfants, cet élan enthousiasmant : la construction de logements gratuits, d’écoles, l’éducation pour tous, des programmes sociaux généreux. Tout le monde mange à sa faim, le pétrole du pays se vend alors à prix d’or. Aucun projet ne semblait impossible à financer.

Mais le rêve a tourné court. En 2013, Hugo Chavez succombe à un cancer. Son successeur, Nicolas Maduro, s’engage alors à perpétuer la révolution socialiste, mais son entrée au pouvoir coïncide avec la chute des prix du pétrole. Le régime se durcit, devient brutal et autoritaire.

Jeunes adultes, Fernando et Calo ont vu leur pays sombrer dans une crise économique qui dure encore aujourd’hui. Ces dernières années, près de 8 millions de Vénézuéliens ont pris les routes de l’exil, au péril de leurs vies. La moitié se sont établis en Colombie et au Pérou. À l’extérieur de l’Amérique latine, les plus grandes concentrations d’immigrants vénézuéliens se trouvent aux États-Unis et en Espagne.

Nous avons marché pendant quatre mois. Nous avons traversé la Colombie, le Panama, le Costa Rica, le Honduras, puis le Guatemala, raconte tranquillement Calo. Nous avons payé les narcotrafiquants sur le chemin, parce que si on ne paye pas, ils nous tuent. Nous avons aussi donné 2000 $ à un passeur pour nous amener au chemin Roxham. Nous avons tout vendu au Venezuela pour réunir cette somme.

Deux hommes traversent la rue avec leurs valises.

Fernando et Calo parviennent à envoyer une centaine de dollars par semaine dans leur village d'origine, au Venezuela.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Fernando et Calo prennent congé de notre petit salon, en nous serrant la main avec beaucoup de chaleur. Calo est coiffé d’une casquette sur laquelle se lit en lettres majuscules l’espoir d’une vie meilleure : Canada. Les deux jeunes hommes repartent avec leurs petites valises vers le Western Union en nous envoyant la main, encore une fois.

En les observant les bras en l’air, souriants, je les imagine le jour du grand départ saluer leurs familles, avec ce sourire brave, ce sourire bouleversant. Ils entrent dans le commerce d’un pas léger.

Une vieille connaissance m’aperçoit de l’autre côté de la rue et m’interpelle. Elle traverse Saint-Hubert, souriante. Ça doit faire au moins 10 ans que nous nous sommes croisées, elle n’a pas beaucoup changé. Elle me demande ce que je fais là, assise sur le trottoir. Je lui explique mon projet de tour du monde en chaises pliantes devant des Western Union. « Oh wow! » s’enthousiasme aussitôt cette femme éduquée qui a travaillé, si je me souviens bien, dans le domaine de l’aide internationale. Ça fait des années que je passe devant cette enseigne et que je me demande pourquoi tant de gens sont ici tous les jours. Je lui explique : Ce sont les coulisses. Je lui parle du Venezuela.

Les pigeons s’agitent sur les toits. La chaise en face de moi est de nouveau vide. Je me tiens tranquille, fondue dans le décor, sur le trottoir de plus en plus achalandé. Les gens ne posent pas de questions. Ils contournent le petit salon improvisé, indifférents. L’indifférence, le détachement, l'inattention, les ingrédients passifs d’un état du monde déséquilibré.

Avec la collaboration de Bernard Leduc

Ce texte est le premier de la série Confidences au Western Union. Vous pouvez écouter l'ensemble des épisodes en balado sur Ohdio dès maintenant.

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