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Envoyé spécial

La jungle du Darién ou le prix du rêve américain

Ils sont des centaines à se lancer chaque jour sur de dangereux sentiers dans la jungle du Darién, entre la Colombie et le Panama. Qu’ils viennent du Venezuela, d’Irak ou de Chine, tous sont à la recherche d’une vie meilleure. Les Américains ne les ont pas dissuadés d’emprunter ce long chemin, où tout a un prix.

Une homme à l'air las salue notre photographe.

Des migrants récemment arrivés du Panama par la jungle du Darién dans leur embarcation. Ils vont rejoindre un camp établi par le Panama avant de poursuivre leur route vers l'Amérique du Nord.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

« C’est fini! » Les cris de joie fusent lorsque la pirogue bleue touche le petit ponton. Le soulagement est évident. Ces migrants retrouvent un peu de civilisation après cinq jours de marche dans la jungle.

Dieu merci, on est en vie! lance une femme. Ils viennent de parcourir l’une des routes migratoires les plus dangereuses. Elle passe par un territoire peuplé d’animaux sauvages et de gangs criminels qui gèrent la circulation sur des sentiers officieux et boueux.

Ces migrants sont à Bajo Chiquito, un village autochtone où les agents frontaliers du Panama ont installé un poste de contrôle, signe de la popularité de cette traversée d’une centaine de kilomètres.

En cinq mois cette année, plus de 166 000 personnes se sont aventurés dans la jungle portées par le même espoir. C’est deux tiers du total de l’année précédente… qui était une année record.

C’est ainsi que débute un long périple vers l’Amérique du Nord. La route des désespérés, et de ceux qui n’ont pas de visa pour aller en avion au Canada ou aux États-Unis.

Les autorités américaines ont promis de fermer les routes dans la jungle, avec une série de mesures dissuasives et d’incitatifs à migrer légalement. Le flot a diminué ces dernières semaines, mais il est encore difficile de savoir pourquoi.

La pirogue accoste à bon port.

Un groupe de migrants vénézuéliens arrivant à Bajo Chiquito après une longue et pénible marche de dizaines de kilomètres dans la jungle. « Le Darién, c'est terminé! » ont-ils crié, « Merci mon Dieu, on s'en est sortis vivants. »

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Des étoiles éteintes sur le chemin

Regarde! Beaucoup de problèmes. Son espagnol est rudimentaire, mais le message est clair. L’homme montre ses orteils gonflés, les plaies sur ses jambes. Les souliers n’ont pas survécu.

À Bajo Chiquito, les visages montrent la fatigue et la douleur. Plusieurs boitent, cherchent l’infirmerie, un lieu pour s’asseoir ou se laver.

C’est un miracle que je sois en vie, lance Genesis. Je ne le recommande à personne. Elle a traversé la jungle avec un groupe de compatriotes vénézuéliens. L’entraide pour survivre.

Un de ses compagnons ajoute : On passait les enfants par-dessus les obstacles. Il fallait être prudent. Si tu plaçais mal un pied, tu tombais. On a vu des gens qui…

Pudique, il ne termine pas sa phrase. Il parle d'étoiles éteintes. Des gens qui ont payé de leur vie ce désir d’améliorer leur sort. Ces cadavres, plusieurs en parlent. Une image gravée à jamais en eux.

Un jeune Haïtien se reposant à Bajo Chiquito, un village autochtone dans le Darién où des centaines de migrants passent la nuit avant de sortir de la jungle.

Un jeune Haïtien se reposant à Bajo Chiquito, un village autochtone dans le Darién où des centaines de migrants passent la nuit avant de sortir de la jungle.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Chaque jour, Bajo Chiquito accueille autant de migrants qu’il a d’habitants. Il n’y a pas vraiment d’infrastructures adéquates. Le sol est boueux, la promiscuité, constante.

Peu importe, c’est bien mieux que la veille, assure Sofia. La nuit, on est si vulnérable. Des animaux peuvent venir, des gens peuvent nous violer. Cette jungle, c’est de la folie!

Des dizaines de migrants passeront la nuit dans des petites tentes collées les unes aux autres. L’eau disponible n’est pas filtrée, les latrines sont très sales. Pour avoir mieux, il faut payer.

Après tout, ils ne sont pas dans un camp humanitaire, mais bien dans un village. Tout est prétexte à l’argent, déplore Daniel. Demain, il devra encore payer pour quitter le village en pirogue.

Reportage de Yanik Dumont Baron

Une migration à deux vitesses

Plusieurs sentiers traversent la jungle du Darién. Et ceux qui ont les moyens empruntent des routes moins longues. Elles sont aussi, on l'imagine, moins pénibles.

La différence est visible au camp de San Vicente, la fin d’une route où les narcotrafiquants exigent souvent 700 $ US par personne. Les migrants sont mieux équipés, ont plus de nourriture.

Ici, on retrouve moins de Latino-Américains, et beaucoup plus d’Asiatiques. Des gens venus du Bangladesh, d’Inde, d’Irak. Il y a aussi beaucoup de Chinois, qui se mélangent peu aux autres.

Des migrants chinois prennent une pause avant de poursuivre leur route.

Le nombre d'Asiatiques (ici Chinois et Afghans) qui empruntent cette voie de migration a bondi en flèche dans la dernière année. Dans les cinq premiers mois de l'année, 7000 Chinois sont ainsi entrés au Panama, c'est plus du triple du total de l'an dernier.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Mohammad a payé 3000 $ US pour fuir les talibans. Avec une vingtaine de compatriotes, ils ont traversé six pays d’Amérique du Sud au cours des dix derniers jours.

Ce soir, ils seront parmi les premiers à monter dans un bus pour le Costa Rica. Ils ont les moyens de se payer les 40 $ US exigés pour traverser le Panama sans encombre.

Waykel sera aussi de ce voyage. C’est un jeune Haïtien qui rêve d’études en informatique au Québec. Il ne s'étonne pas trop de voir tant de Chinois au Panama. Tout le monde veut visiter les États-Unis pour avoir une vie meilleure.

Ces gens, Darjelis les a vus partir avec un petit pincement au cœur. Elle et sa famille n’ont plus un sou. Et personne pour leur envoyer de l’argent. Pas d’autobus pour l’instant, donc.

Nous ne sommes pas égaux. Eux ont de l’argent, et moi pas. Mais elle promet, non, Monsieur!, de ne pas aller se plaindre. Dieu nous aidera. Encore une fois.

Des migrants, épuisés, tentent de reprendre leurs forces.

Le camp de Lajas Blancas, géré par le Panama, accueille des centaines de migrants chaque jour. Ils sont nourris et soignés gratuitement. La plupart devront patienter plusieurs jours avant de récolter les 40 $ US par personne nécessaires pour poursuivre le voyage en autobus jusqu'au Costa Rica.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Il n’y a pas d'autre option

Darjelis et sa famille trouvent un peu de réconfort dans le fait qu’ils sont au camp de San Vicente, l’un des deux gérés par le gouvernement du Panama. Ici, tout est propre et ordonné.

Tout un contraste avec un autre camp, celui de Lajas Blancas. C'est ici qu’échouent ceux qui empruntent les sentiers les moins coûteux. Un camp bondé et bruyant. Inhospitalier.

Trois repas par jour sont fournis, de même que des produits d'hygiène de base. Mais l’eau donnerait la diarrhée, les services médicaux seraient minimaux.

En marchant, une fillette pleurniche, se plaint de douleurs à la jambe. Un peu plus loin, une mère fixe le vide, berce un bébé qui semble fiévreux. Il souffre de diarrhée depuis plusieurs jours.

La mère et ses trois enfants, épuisés mais souriants.

Roseline et ses enfants s'abritent de la pluie à la sortie de la jungle du Darién. Ils partageront le peu de nourriture qu'ils pourront acheter dans le village autochtone avant de poursuivre leur traversée du Panama.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Les enfants de Roseline ne sont pas malades, mais comme plusieurs ici, elle n’a pas l’argent pour payer l’autobus obligatoire vers le Costa Rica. On va quémander… chercher du travail.

Il faut avancer. Il n’y a pas d'autre option, explique-t-elle. Pas question de retourner au Venezuela. Elle sait que les États-Unis ont resserré leurs critères d’admission. Comme ils l'ont déjà fait dans le passé.

Son chandail affiche sa préférence : elle rêve de New York. Ou encore du Canada. Peu importe la destination, en fait. Je veux offrir un meilleur avenir à mes enfants.

Leur voyage ne fait que commencer. Ils sont plusieurs à le répéter à la sortie de la jungle : Pa’delante!

Ils ne peuvent qu'avancer. Ils ont déjà fait trop de sacrifices pour reculer.

Un bureau improvisé de Western Union.

Plusieurs migrants se plaignent de devoir constamment payer pour continuer leur périple vers l'Amérique du Nord. Dans le camp de Lajas Blancas, ils sont nombreux à attendre que des connaissances leur envoient les fonds nécessaires pour acheter leur billet pour l'autobus qui les mènera au Costa Rica.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Dans le Darién, tous les chemins ne sont pas égaux. Ils diffèrent en fonction du montant que les migrants versent aux passeurs. Plus le droit d’accès est élevé, plus le chemin sera court.

On voit une grosse différence entre ceux qui passent deux jours en terrain hostile et ceux qui y survivent 15 ou 20 jours, explique Serge Jory, référent médical projet pour Médecins Sans Frontières au Panama.

Et les risques vont au-delà des blessures aux pieds. Il y a des problèmes d’extorsion, des risques de violence physique, sexuelle. Il y a des disparitions.

Leur état physique et leur état mental sont souvent plus altérés que celui des autres migrants. Et les impacts se feront probablement sentir plus longtemps.

C’est valable pour ceux qui sortent ces jours-ci, comme pour ceux qui y sont passés il y a plusieurs mois avant d’entrer au Canada par le chemin Roxham.

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