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Envoyé spécial

Quand victimes et bourreaux rêvent d’une même terre promise en Colombie

Les Colombiens s'accrochent à de minces espoirs de paix après cinq décennies de violence. Les accords signés il y a plus de six ans avec les FARC en ont déçu plusieurs. Certains espèrent que les efforts de médiation du président Petro porteront fruit. D’autres regardent vers une petite ferme aux limites de Bogota.

Dans le potager de chou frisé.

De gauche à droite : Jhon Urrego, Angélica Ballén et Luis Hernando Tangarife observent les premières récoltes du projet Ruta TOAR.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

« Buenas, Constanza! ¿Cómo le va? » Caché derrière des lunettes noires, l’homme serre quelques mains, mais ne s’arrête pas longtemps devant la petite maison.

Luis Hernando Tangarife a beaucoup à montrer ce matin. Il est venu constater l’avancée des travaux agricoles sur une petite terre d’à peine deux hectares, aux limites de Bogota.

C’est petit, reconnaît-il, mais c’est assez pour rendre bien fier cet ex-membre des FARC, la vieille guérilla qui a marqué la Colombie par la violence et la mort durant des décennies.

L’air est bon, explique celui qui est connu comme le prêtre. Venir ici le ramène aux origines de la lutte des FARC, au désir d’améliorer le sort des paysans. Sa première motivation.

Je rêve encore de changement, explique Luis Hernando Tangarife. Je travaille maintenant avec les victimes de la guerre. Je veux du changement pour tout le monde en Colombie.

C’est un travail à long terme. Sans les armes. Des germes d’espoirs dans un pays où trop de familles ont été déchirées par la violence, les enlèvements et les représailles.

Une culture prospère sous un ciel clément.

Une partie des champs loués par d'anciens guérilleros pour aider les victimes de la guerre dans le cadre de leur projet de réinsertion sociale.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

La visite se poursuit : l’étang, les poulaillers, l’espace pour les cultures biologiques. Voici l’un des rares exemples concrets du complexe processus de paix entamé il y a plus de six ans entre les FARC et le gouvernement colombien.

Les guérilleros ont déposé les armes en 2016. En échange de promesses de réformes agraires et d’accès à un processus alternatif de peines, inspirées par la justice réparatrice.

Nous payons nos peines en participant à ce projet de réinsertion, rappelle Luis Hernando Tangarife. D’anciens guérilleros comme lui financent et gèrent la ferme.

Leurs efforts doivent d’abord servir aux victimes de la guerre qu’ils ont menée durant tant d’années.

D’anciens adversaires se rencontrent

C’est une occasion de revivre, souffle Jhon Urrego, un autre ancien des FARC. Mince et réservé, il admet que tout ce processus n’est pas toujours facile. Super difficile, même.

Surtout lorsqu’il a fallu rencontrer certaines victimes pour la première fois. Ceux qui tenaient les armes ont dû regarder en face ceux qu’ils ont terrorisés et battus, celles qu’ils ont violées et chassées.

Ces femmes ne nous voyaient pas d’un bon œil, poursuit Jhon. Et ça se comprend. On a échangé sur nos expériences personnelles. À la fin, certaines m’ont pris dans leurs bras. C’était incroyable.

Un ancien bourreau, une ex-victime des Farc, une réconciliation improbable.

Angélica Ballén et Jhon Urrego, un ancien des FARC, dans les champs du projet Ruta TOAR.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Il se dit sans mot devant une telle ouverture. Sidéré qu’une personne qui a tant souffert de la guerre embrasse un des responsables de tout ce mal qu’a vécu la Colombie.

Doucement, l’ancien combattant s’approche d’une de ces femmes. Délicatement, Angélica Ballén retire les feuilles séchées d’un plant de kale. Des membres des FARC l’ont violée, ont tué son ami.

Venir à cette ferme, c’est comme une thérapie, explique-t-elle, avant d’échanger des recettes de kale avec Jhon. Deux Colombiens que tout a longtemps opposés, parlant cuisine dans un champ…

Ça nous a beaucoup rapprochés d’avoir ces projets en commun, explique Angelica. Ça nous a permis de mieux nous connaître. De ne plus seulement les voir comme ceux qui nous ont fait tant souffrir.

Elle dit avoir été touchée par la motivation des anciens combattants à démarrer ce projet agricole. Je me suis dit : s’ils veulent changer, nous pouvons changer nous aussi!

Elle tient un énorme bouquet de fleurs entre ses mains.

Amparo Moreno, une autre femme victime des FARC, participant au projet de réinsertion sociale lié aux accords de paix de 2016.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Un projet rentable?

En Colombie, on dit que l’espoir est la dernière chose à disparaître. C’est une autre victime des FARC qui le dit. Amparo Moreno évoque le besoin de pardonner et de bâtir du positif pour les autres victimes.

Elle veut faire mentir tous les Colombiens qui ne croient ni dans les vertus des controversés accords de paix ni dans le potentiel de la justice réparatrice.

Amparo y voit une occasion en or d’améliorer le quotidien de milliers de victimes. Elle rêve de vendre les produits biologiques issus de cette terre, de participer elle aussi à la gestion de la ferme.

Ils nous tendent un hameçon pour apprendre à pêcher par nous-mêmes. Pourquoi ne pas en profiter?

Le projet agricole, connu ici comme la Ruta TOAR, en est encore à ses débuts. Son responsable y voit déjà un modèle de réconciliation et de pardon pour tous les Colombiens.

La magie opère quand les gens ouvrent leur cœur, voient l’humain en face et laissent leurs préjugés de côté, avance Alejandro Pantoja, qui représente les autorités de Bogota.

Alejandro Pantoja, coordinateur du projet Ruta TOAR et représentant des autorités de Bogota.

Alejandro Pantoja, coordinateur du projet Ruta TOAR et représentant des autorités de Bogota.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

C’est l’un des rares exemples de justice réparatrice qui impose aussi une peine. Ça nous permet d’espérer bâtir la paix à l’échelle du pays. Nous savons maintenant comment les institutions peuvent appuyer les projets des citoyens.

Mais il est difficile d’imaginer ce projet faire des petits dans le climat actuel qui pèse sur la Colombie. Plusieurs groupes armés demeurent actifs, luttant entre eux pour le lucratif contrôle des marchés de la drogue.

Certains de ces groupes étaient associés aux FARC, mais ont rejeté les accords de paix de 2016. En fin de semaine, un de leurs leaders a annoncé vouloir négocier avec le gouvernement.

La présence de groupes paramilitaires dédiés à assassiner les anciens guérilleros complique aussi l'équation. Leurs activités ajoutent à la méfiance d’ex-combattants tentés par des projets de réinsertions.

Luis Hernando Tangarife se sait encore pourchassé. Il sort rarement accompagné, est très prudent avec ceux qu['il] invite à la maison, ne reste pas longtemps dans des lieux publics.

Nous sommes rejetés! déplore Jhon, qui a d’abord tenté de refaire sa vie en taisant son passé violent. La tactique a cessé de fonctionner lorsque la justice l’a rattrapé, que la mère de son unique enfant l’a quitté en apprenant la vérité.

Il y a des gens qui ne croient pas à tout ce processus de réinsertion dans la vie civile. Ceux-là nous disent : votre passé est entaché, il n’y a pas de place pour vous dans notre entreprise.

Pour que ça change, lance Luis Hernando Tangarife, il faut cette paix totale dont rêve notre président et tant d’entre nous. On a réussi à le faire à petite échelle [avec la ferme]. C’est possible à plus grande échelle.

Amparo, Luis Hernando et Angelica.

Amparo, Luis Hernando et Angelica.

Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron

Cette grande échelle demeure un rêve pour les Colombiens qui travaillent ensemble ces deux maigres hectares de terres agricoles. Mais ce rêve ne semble pas si fou, en les regardant se dire au revoir.

Jhon hésite un peu avant de prendre Angelica dans ses bras. Elle n’hésite pas, tout sourire, rayonnante. Luis Hernando rit avec Amparo juste à côté. Elle pose la main sur sa poitrine. Comme pour souligner qu’ils se font maintenant confiance.

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