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Chemin Roxham : comment le gouvernement Trudeau a-t-il convaincu les Américains?

Après d’âpres et incertaines négociations, la Maison-Blanche a accepté de moderniser l’entente à la frontière quelques heures seulement avant l’arrivée de Joe Biden au Canada, a appris Radio-Canada.

Le premier ministre Justin Trudeau et le président américain Joe Biden semblent échanger une plaisanterie après le discours de M. Biden à la Chambre des communes, sur la colline du Parlement à Ottawa, le vendredi 24 mars 2023.

Le premier ministre Justin Trudeau et le président américain Joe Biden ont annoncé les nouvelles règles d'immigration à la frontière canado-américaine le 24 mars après de longues négociations.

Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

Revoir les règles à la frontière canado-américaine et tout particulièrement au chemin Roxham était loin d’être une sinécure. Presque jusqu’à la dernière minute, « rien n’était certain », a-t-on confié à Radio-Canada.

Selon nos informations, des élus canadiens ont dû ardemment insister durant des mois pour convaincre la Maison-Blanche de moderniser rapidement l’Entente sur les tiers pays sûrs.

Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères, et Sean Fraser, ministre de l’Immigration, auraient joué des rôles clés pour persuader Washington. Un processus loin d'être évident.

L’administration de Joe Biden aurait longtemps fermé les yeux sur ces questions avant de prendre notamment conscience des enjeux politiques liés à l’augmentation constante du nombre de personnes d’origine latino-américaine qui tentent d’entrer aux États-Unis en passant par le Canada. Un moment décisif.

Au début, les Américains ne voulaient tout simplement pas en parler. Ce n’était pas un problème pour eux, explique une source proche du dossier, qui a participé de très près à ces longues négociations.

Fermeture du chemin Roxham 

Consulter le dossier complet

Des demandeurs d'asile.

On a vraiment dû faire du push politique pour y arriver, ajoute une autre source.

Pour nous, c’était un gros dossier, une grosse victoire. Certains diront que c’est même trop beau pour être vrai.

Une citation de Une source fédérale

Trois sources fédérales qui occupent des postes importants et qui ne sont pas autorisées à parler publiquement ont accepté de raconter les détails de ces discussions qui se sont terminées, à la quasi-surprise générale, juste avant cette rencontre au sommet.

Cette conclusion a même pris de court à la fois le gouvernement du Québec, des élus des oppositions ainsi que des agents sur le terrain qui ignoraient que de tels changements se préparaient.

Des demandeurs d'asile font la file devant un petit bâtiment le soir.

Jusqu'à la dernière minute, le 24 mars, des migrants se sont précipités au chemin Roxham. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada / Xavier Savard-Fournier

Un accord de principe en 2022, mais aucune garantie

Quelques semaines avant la première visite officielle de Joe Biden au Canada, rien ne laissait prévoir un tel accord, annoncé avec de grands sourires par le premier ministre canadien et par le président démocrate américain. Celui-ci n’exclut pas d’entamer bientôt une nouvelle campagne électorale dans un pays où l’immigration demeure un sujet très clivant.

Depuis plusieurs années, le Canada tentait pourtant de moderniser l’Entente sur les tiers pays sûrs, signée en 2002 avec les États-Unis, puisqu’elle n’encadrait pas l’entrée des demandeurs d’asile ailleurs qu'aux postes de douane officiels.

Cet objectif figure d’ailleurs dans les lettres de mandat de plusieurs ministres fédéraux depuis l’élection victorieuse de Justin Trudeau à l’automne 2019.

En novembre 2021, un voyage à Washington de la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, aurait mené aux premiers gestes concrets. L’élue québécoise aurait évoqué les problèmes au chemin Roxham avec son homologue Anthony Blinken, à l'écart des caméras.

On avait trouvé un accord de principe, explique une source. Comme l’avait d’ailleurs évoqué Radio-Canada à la fin de l’année 2021, Ottawa avait alors décidé de colmater la brèche du chemin Roxham afin d’encadrer les voies de passage irrégulier et Justin Trudeau en avait parlé publiquement pour la première fois.

Ce protocole, différent de l’entente finale, a été ratifié par Ottawa le 29 mars 2022 et par Washington quelques jours plus tard, tel que décrit récemment par Radio-Canada. Ensuite, on pensait que ça prendrait un an ou 18 mois [pour conclure l’entente], précise une de nos sources.

En réalité, les deux pays avaient uniquement décidé de l’idée générale d'un nouvel accord bilatéral, bien avant la vague historique de migrants irréguliers qu’ont connue non seulement le Canada, mais aussi les États-Unis à leur frontière sud.

Il n’y avait aucune garantie [de mise en application]. Ça s’est négocié récemment, assure une source. Les Américains prenaient un peu de temps, ironise une autre source.

Eux [les Américains] n’étaient ensuite pas vraiment pressés pour mettre en place les modalités [de ce nouvel accord].

Une citation de Une source fédérale

Il restait de nombreux points réglementaires à évoquer. Mais aussi des détails concrets à régler, comme le délai avant de refouler les migrants, finalement établi à 14 jours.

Des exceptions existent toujours

Depuis le 25 mars, les points d’entrée irréguliers, comme le chemin Roxham, sont désormais encadrés par l’Entente sur les tiers pays sûrs. Toutefois, certaines personnes peuvent toujours emprunter ce passage pour demander l’asile au Canada, selon les exceptions existantes. Celles-ci concernent par exemple les mineurs non accompagnés ou encore des demandeurs qui ont des membres de leur famille au Canada. Rien ne les oblige néanmoins à utiliser le chemin Roxham. Ils peuvent emprunter n’importe quel point d’entrée dans n’importe quelle province.

Mélanie Joly et Anthony Blinken.

La visite de Mélanie Joly à Washington, en novembre 2021, avec sa rencontre avec le secrétaire d'État Anthony Blinken, aurait été le point de départ de ces négociations. (Photo d'archives)

Photo : AP / Olivier Douliery

Des entrées du Mexique qui inquiètent Washington

Au cours des derniers mois, les discussions ont traîné. Ottawa a même prolongé des baux autour du chemin Roxham et a agrandi ses installations pour accueillir les centaines de demandeurs d’asile qui arrivaient chaque semaine par cette voie grâce à un système de passeurs et de transport de plus en plus organisés.

Si les gens arrivaient, c’était important d’avoir des infrastructures, justifie une source.

Le chemin Roxham est connu partout dans le monde. La nouvelle entente ne change pas le besoin d’avoir des agents tout le temps présents.

Une citation de Une source fédérale

Tout aurait commencé à basculer concrètement en janvier.

Le moment important a été le "sommet des Trois Amigos" en début d’année, confie une source en parlant de la rencontre entre Justin Trudeau, Joe Biden et Andrés Manuel Lopez Obrador.

Peu de temps auparavant, plusieurs enquêtes médiatiques ont démontré l’arrivée en forte hausse de migrants, principalement mexicains, qui tentent d’entrer illégalement aux États-Unis en passant par le Canada. Des élus républicains ont également haussé le ton au Capitole à ce sujet.

Avant, le seul problème des Américains, c’était leur frontière avec le Mexique. On leur a fait réaliser ce souci au nord et ils ont vu ce problème qu’ils ne voulaient pas avoir à gérer publiquement et politiquement, détaille une source.

Le ton des discussions a finalement grandement évolué en mars, quelques jours à peine après la sortie médiatique de l’ambassadeur des États-Unis au Canada, David Cohen. Celui-ci a assuré que la renégociation de l’Entente sur les tiers pays sûrs n’était pas une priorité pour Washington.

Ça nous a beaucoup surpris. C’était une frustration et ça sortait un peu de nulle part, reprend une source.

Pour Ottawa, il fallait aussi accélérer les choses pour éviter d'autres problèmes politiques au Canada.

On envoyait les demandeurs d’asile dans plusieurs provinces, mais des maires et des premiers ministres [des provinces] se faisaient entendre. Il fallait vraiment "tester l’eau" à nouveau avec les Américains [pour faire avancer le dossier], fait valoir une source.

Au début du mois de mars, Sean Fraser, le ministre canadien de l’Immigration, s'est rendu dans la capitale américaine. Publiquement, il est resté très flou au sujet de sa rencontre avec le secrétaire à la Sécurité intérieure, Alejandro Mayorkas. En réalité, le chemin Roxham et la migration irrégulière ont été au cœur de cette rencontre.

Il ne lui a pas dit qu’il fallait régler le problème, car ça mettait trop de pression sur nous [et] sur le Québec. Mais [il lui a dit] qu’on est un partenaire pour lutter contre la migration irrégulière. Les Américains voulaient avoir un win à leur frontière nord, souligne une source.

Ottawa s'est également plaint, discrètement, de certains agissements américains, notamment le transport financé par la Ville de New York pour que des migrants puissent se rendre jusqu’au chemin Roxham ou encore l’implication de douaniers pour emmener des migrants sur ce passage.

On a pu utiliser ces rumeurs pour leur dire : "Qu’est-ce qui se passe?" Il y a eu un ensemble de facteurs, mais c’était aussi, pour nous, un outil de négociation.

Une citation de Une source fédérale
Le panneau de signalisation devant l'entrée du chemin Roxham aux États-Unis.

Depuis 2017, le chemin Roxham a été l'endroit privilégié par les demandeurs d'asile pour entrer au Canada.

Photo : Radio-Canada / Romain Schué

Un accord contre 15 000 nouvelles arrivées

En pleine préparation du séjour de Joe Biden à Ottawa, Mélanie Joly a ensuite passé un coup de fil à un contact à la Maison-Blanche à la mi-mars. À cet instant, l’immigration et le chemin Roxham ne figuraient toujours pas à l’ordre du jour de cette visite officielle.

Elle voulait mettre de l’avant ces thématiques, précise une source. L’idée, c’était : "Il faut que ce soit derrière nous [avant la visite] ou qu’on règle ça pendant." Elle leur a dit que si on était capables d’accélérer le processus, ce serait bien.

On leur a dit aussi que s’ils voulaient que la visite se passe bien, s’ils voulaient éviter des sorties publiques des premiers ministres [des provinces] et des questions de journalistes en conférence de presse, que c’était aussi dans leur intérêt, fait-on remarquer.

Le message a porté fruit, mais l’équipe de Joe Biden avait cependant une exigence.

Ils ont demandé qu’on accueille cette année 15 000 autres personnes. C’était leur idée, mais on ne voulait rien se faire dicter non plus. Ils ne voulaient pas nous donner cette entente gratuitement. On en a discuté [avec le premier ministre Justin Trudeau] et on n’avait aucun problème, car on veut contribuer. Mais ce ne seront pas eux qui décideront de l’origine des gens qui viendront au Canada.

Sean Fraser et Alejandro Mayorkas ont eu une autre discussion téléphonique quelques jours plus tard, laissant entendre qu'une annonce publique était possible lors de la visite de Joe Biden.

Mais aucune date d’entrée en vigueur n’était encore décidée. L’entente finale n’était pas encore certaine. Une semaine avant la venue du président américain, on attendait toujours, indique une source.

Qui seront ces 15 000 demandeurs d’asile?

Dans le cadre de cet accord, le Canada s’est engagé à accueillir 15 000 demandeurs d’asile supplémentaires au cours des 12 prochains mois. Mais très peu de détails ont filtré. Et pour cause : ce programme est encore en cours d’élaboration, a appris Radio-Canada.

L’idée, à l’instar des politiques annoncées par Joe Biden en janvier, consisterait à permettre à ces personnes – qui peuvent difficilement arriver au Canada par avion – de faire leur demande dans leur pays de résidence afin de ne pas les encourager à traverser la frontière américaine terrestre, puis la frontière canadienne.

Ce n'est pas tout le monde qui sera admissible à cette mesure. On parle à ce jour de migrants originaires du continent américain, probablement d’Amérique latine, dont Haïti, et d'Amérique centrale.

Ce chiffre pourrait néanmoins évoluer. Rien ne dit qu’il n’y en aura pas plus ou qu’on ne prolongera pas cette mesure, glisse-t-on à Ottawa.

Le ministre fédéral de l'Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté, Sean Fraser, prend la parole en Chambre.

Le ministre fédéral de l'Immigration, Sean Fraser, est allé aux États-Unis au début du mois de mars pour tenter de convaincre les Américains de revoir l'Entente sur les tiers pays sûrs.

Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld

Québec en dehors des discussions

Finalement, c’est quelques heures à peine avant l’arrivée de Joe Biden au Canada qu’une date d’entrée en vigueur de cette mise à jour de l’Entente sur les tiers pays sûrs a communément été adoptée, et ce, dans le plus grand secret.

Le gouvernement Legault ignorait même la progression finale de ces discussions, qui n’ont pas filtré. La ministre de l’Immigration du Québec, Christine Fréchette, a été informée quelques minutes à peine avant la diffusion d’un reportage de Radio-Canada qui annonçait cet accord.

La rapidité de la mise en œuvre de l’Entente nous a étonnés. On savait qu’il y avait des discussions, mais on ignorait [l'existence de] l’accord, raconte un proche de François Legault.

On est restés estomaqués, mais on est contents.

Une citation de Une source proche de François Legault

Les agents canadiens présents à Roxham ont quant à eux pris connaissance de ces changements dans les médias. Quelques heures avant l’entrée en vigueur, ils ignoraient la marche à suivre, selon nos informations. Ce qui a provoqué de la frustration au sein des forces policières.

Il n’y avait rien de certain. On attendait. Si on avait pu l’annoncer plus tôt, on l’aurait fait.

Une citation de Une source fédérale

On ne pouvait rien dire, on devait être prudents, affirme-t-on à Ottawa.

Aux yeux du gouvernement Trudeau, il s’agit d’une victoire historique, acquise sans compromis dérangeant, même si de nombreuses critiques se font entendre de la part d’organismes humanitaires canadiens et étrangers.

On sait que ce ne sera pas parfait, reconnaît une source, mais on se devait de le faire. Il y avait une brèche et il fallait un esprit d’équité. Que pouvait-on dire aux autres réfugiés qui attendent patiemment dans leur pays alors que d’autres arrivaient par Roxham?

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