« Les gens sont brisés. Mentalement brisés. »
Il y a presque deux mois que les troupes russes se sont retirées de la région de Tchernihiv après y avoir semé la mort et la destruction. Notre envoyé spécial y a trouvé des habitants toujours sonnés qui tentent de se relever.
Une partie de la maison d’Antonina Harbuz à Ivanivka, en Ukraine, où elle habitait avec ses deux enfants et deux petits-enfants.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Prenez note que cet article publié en 2022 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.
À peine 130 kilomètres séparent Kiev d’Ivanivka, dans la région de Tchernihiv. C’est un des chemins que les troupes russes ont empruntés dans l’espoir de prendre le contrôle de la capitale en roulant depuis la Russie ou depuis le Bélarus, non loin de là.
Le temps de s’y rendre depuis la capitale, on s’habitue aux paysages de la guerre : les stations d’essence fermées, les points de contrôle fortifiés, les épaves de véhicules militaires russes calcinés.
Des tanks brûlés, il y en a plusieurs dans la région d’Ivanivka. Les corps des soldats russes n’auraient été retirés qu'il y a une dizaine de jours à peine. Ce sont des résidents qui l’auraient fait, par crainte des maladies.
Des restes de véhicules militaires russes abandonnés dans les environs d'Ivanivka.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Ces mêmes résidents ont empilé les débris de leurs maisons et de leurs bureaux. Les piles sont parfois très ordonnées, le sol est souvent propre. Comme si nettoyer pouvait effacer les traces des derniers mois.
De petites piles qui détournent le regard, le temps de quelques instants, des grands chantiers qu’il reste à entreprendre dans cette région rurale d’ordinaire très tranquille.
Environ 300 maisons ont été complètement détruites. Tout a brûlé dans le centre culturel : l’édifice municipal n’a presque plus de fenêtres sur toute sa façade.
Le centre culturel, voisin de l'édifice municipal, a perdu son toit dans un incendie.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
À l’intérieur, les traces des balles des mitrailleuses russes sont encore bien visibles. Elles ont creusé des trous dans les murs, détruit des portes en bois, percé le métal, déchiré les rideaux.
C’était épeurant
, explique un employé en lançant un rire nerveux. Très épeurant!
Trois semaines d’occupation à vivre dans la terreur, souvent en se terrant dans de petites caves.
« Les cœurs sont brisés »
Le départ des envahisseurs a révélé d’autres angoisses. Valentina Kouznetsova se rappelle combien il lui a été difficile de revenir dans l’édifice municipal où elle travaille comme administratrice de cette municipalité qui compte 17 villages.
Valentina Kouznetsova devant les bureaux de la municipalité d'Ivanivka, près de Tcherhiniv.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
C’est d’abord l’ampleur des dégâts qui l’a estomaquée. Une bonne partie du mobilier avait disparu, de même que le matériel informatique. Curieusement, les disques durs ont été laissés sur place.
Dans une des salles de bains, le séchoir mural pour les mains a été arraché. Dans le bureau du maire, il ne reste que des plantes vertes desséchées.
Une fois passé le choc, les habitants ont nettoyé et ont repris quelques-unes de leurs activités normales. Ils retournent aux champs ou au bureau. Ils tentent d’oublier
, explique Valentina Kouznetsova.
Mais ils n’oublieront jamais. C’est très douloureux. Les cœurs sont brisés. Revenir à la routine, ça permet de se changer un peu les idées.
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Besoin d’aide
Dynamique, Inna Michtchenko fait partie de celles qui se plongent dans leurs tâches pour ne pas penser au reste. Elle gère de manière très rigoureuse les dons reçus pour la communauté.
Inna Michtchenko (à gauche) tient une comptabilité rigoureuse pour veiller à ce que chaque résident d'Ivanivka reçoive sa juste part de l'aide offerte.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Sur les pages blanches de son cahier, elle prévoit tout ce qui sera livré, en parts égales et au gramme près, à chaque résident. Une méthode qui rappelle les habitudes soviétiques.
Nous avons besoin de médicaments
, explique-t-elle. Nous avons aussi besoin de nourriture, surtout des aliments qui peuvent être mangés sans préparation.
Près d’elle, une femme s'assoit, le regard fixe et vide; elle semble sonnée, fatiguée. Inna Michtchenko reste patiente, laisse faire. Les gens sont brisés. Mentalement brisés.
Elle pense à son petit-fils qui dort toujours mal et aux plus âgés.
Certains ont même perdu leurs sens. J’ai l’impression qu’il faudra beaucoup de temps pour s’en remettre.
Le gymnase de l'école a été transformé en centre de cueillette et de tri des dons nécessaires à la survie des 1600 résidents d'Ivanivka.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Des dizaines de résidents sont réunis dans une salle communautaire un peu plus loin. Les questions fusent, le ton monte. Les gens sont nerveux
, explique une dame.
Les résidents ont aussi beaucoup de questions. Qui va payer la reconstruction des maisons détruites? Où pourra-t-on se loger en attendant? Et surtout, quand va-t-on réparer le pont?
La destruction du pont oblige les résidents d'Ivanivka à faire un détour de 150 kilomètres pour rejoindre Tchernihiv, située à seulement sept kilomètres de là.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Ce pont permet d’ordinaire de rejoindre rapidement Tchernihiv, sept kilomètres plus loin. C’est là-bas qu’on s’approvisionne, qu’on travaille, qu’on se divertit. Ce pont a disparu avec le conflit.
Pour aller à Tchernihiv, il faut donc faire 150 kilomètres de mauvaise route. Bien des gens ont perdu leur emploi là-bas
, explique une dame.
« Les rêves, ça s’oublie au réveil »
Une de celles qui ont tout perdu nous guide vers ce qui reste de sa maison. Quelques murs tiennent toujours; il y a des débris partout, de la tôle, du verre. Dans un coin qu’on devine être la cuisine, les squelettes du four et de l’évier.
Les flammes ont tout emporté, constate avec regret Antonina Harbuz. Le résultat de deux années de rénovations est en cendres. La scène brise le cœur.
Antonina Harbuz dans ce qui reste de sa maison.
Photo : Radio-Canada / Yanik Dumont Baron
Je suis comme morte à l’intérieur
, sanglote cette fière mère. La voix baisse, elle murmure, avoue se permettre de pleurer certains soirs en cachette. Quand personne ne peut l’entendre.
Ils habitaient à cinq dans cette maison. Elle, ses deux enfants et deux petits-enfants. Cinq à avoir perdu leur foyer.
Du doigt, elle montre une pièce pour ne pas avoir à s’y rendre en marchant sur la vaisselle et sur la brique brisées. C'est la chambre toute neuve de la petite de cinq ans, meublée avec ce qui se fait de mieux
, qui lui rappelle ce que l'enfant a dit il y a quelques jours.
La petite a demandé à ses parents pourquoi elle était venue au monde si tôt. "J’avais tout et j’ai tout perdu. J’aurais préféré être née plus tard pour ne pas voir ce que je n’ai plus."
Cette fois-ci, Antonina Harbuz ne pleure pas. Elle veut rester forte pour ses enfants. Dans les ruines d’un foyer tant aimé, cette mère doit l’admettre : tout ça n’est pas un mauvais rêve.
Les rêves, ça s’oublie au réveil. Ce qu’on a vécu, ce qu’on vit là, on ne peut pas l'oublier. C’est une très, très dure réalité.