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L’endroit le plus dangereux pour les femmes, « c’est leur propre maison »

Au Canada, comme ailleurs, c’est aux mains d’un partenaire intime que les femmes meurent le plus souvent.

Des policiers discutent près d'une voiture de patrouille et d'une ambulance stationnées dans un rond-point.

En décembre dernier, Dahia Khellaf et ses deux garçons ont été retrouvés morts chez eux, à Pointe-aux-Trembles. L'ex-conjoint de Mme Khellaf est soupçonné d'avoir commis le crime avant de se suicider. À deux reprises, en 2018, il avait été accusé de voies de fait armées et de voies de fait simples contre elle.

Photo : Radio-Canada / Simon-Marc Charron

Jaël Cantin, Dahia Khellaf, Astrid Declerck… Chaque semaine, jusqu’à trois Canadiennes sont tuées parce qu’elles sont des femmes. On qualifie ces meurtres de féminicides puisque des caractéristiques communes les distinguent des homicides, en plus de les rendre prévisibles, en quelque sorte, donc évitables. Et si une approche plus ciblée pouvait aider à endiguer le fléau?

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) distingue quatre grandes catégories de féminicides, soit les crimes d'honneur, les crimes liés à la dot, les féminicides commis par une personne n'ayant aucun lien avec la victime et enfin les féminicides intimes. Au Canada, comme ailleurs dans le monde, c’est aux mains d’un partenaire intime que les femmes meurent le plus souvent.

L'Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation (OCFJR) estime que, de janvier à novembre 2019, 118 meurtres de femmes ou de filles sont en fait des féminicides, tous types confondus. De ce nombre, plus de la moitié ont été commis par un partenaire ou un ex-partenaire.

En Espagne, pays de 46 millions d’habitants – par rapport à 37 millions au Canada –, on tient des statistiques détaillées depuis l’instauration en 2004 d’une loi pour contrer les violences de genre. À titre comparatif, 50 femmes ont été victimes de féminicide en 2018, tous types confondus.

C'est frappant de voir le nombre de femmes et de filles qui ont été tuées au Canada. Ce qui est intéressant par contre, c'est de comprendre les motifs, affirme Carmen Gill, professeure au Département de sociologie à l'Université du Nouveau-Brunswick et membre du panel d’experts de l’Observatoire.

Carmen Gill

Carmen Gill est professeure au Département de sociologie à l'Université du Nouveau-Brunswick.

Photo : Courtoisie

Ces femmes qu'on tue

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 Une femme à contre-jour

Pour pouvoir considérer que l’homicide d’une femme est un féminicide, différents critères doivent démontrer que le motif du meurtre est lié au genre de la victime. L’Observatoire en identifie plusieurs, dont certains qui sont généralement en lien avec un féminicide intime : la présence d’antécédents de violence physique, psychologique ou sexuelle, la présence de comportements de contrôle coercitifs, des menaces de mort antérieures au crime, une instance de séparation au sein du couple ou encore le refus de la victime de rétablir une relation intime.

Les hommes et les femmes ne sont pas tués pour les mêmes raisons. Ils ne sont pas tués par le même type de personne non plus, soutient ainsi Mme Gill. Par exemple, les hommes ont tendance à se tuer entre eux, et ils ont tendance à être tués par des personnes qu'ils connaissent peu.

Les femmes, elles, se font tuer par des gens qu'elles connaissent, principalement par des conjoints, des ex-conjoints ou des personnes de la famille. Et aussi principalement par des hommes, explique la professeure, qui se spécialise sur la question de la violence entre partenaires intimes.

Selon les données compilées par le Centre canadien pour la justice, 23,1 % des hommes victimes d’homicide en 2015 ont été tués par une partenaire ou un membre de la famille, ce qui signifie que plus de 75 % d’entre eux ont été tués par une simple connaissance, une personne avec qui ils entretenaient des liens criminels ou un inconnu.

Inversement, 76,2 % des femmes assassinées en 2015 l’ont été par un conjoint, un ex-partenaire ou un membre de la famille. Plus encore, la moitié des femmes qui ont été tuées cette année-là l’ont été par un conjoint ou un ex-partenaire.

Ce que ces statistiques démontrent, c’est que contrairement aux homicides dont les victimes sont des hommes, les meurtres de femmes présentent des caractéristiques communes; ils sont pour la plupart commis dans des contextes similaires et pour des motifs similaires.

L'endroit le plus dangereux pour les femmes, ce n'est pas la ruelle, ce n'est pas un endroit public, c'est leur propre maison. Les statistiques viennent nous le montrer, explique Carmen Gill.

Si une femme est victime de violence ou d'agression sexuelle, ou si elle se fait tuer, c'est généralement dans la maison où elle habite. Normalement, le milieu familial devrait être un endroit protégé, mais ce n'est pas nécessairement le cas pour les femmes.

Une citation de Carmen Gill, professeure de sociologie à l'Université du Nouveau-Brunswick

Contrôlées jusque dans la mort

Dans son rapport 2019, l’Observatoire souligne qu'identifier les éléments récurrents qui lient les cas de féminicides intimes entre eux devrait conduire à traiter ce type de meurtre comme un problème de société, plutôt que comme une multitude de cas « isolés » ou « sporadiques », commis par de « mauvaises personnes ». Il s’agirait aussi d’un premier pas vers une prévention mieux ciblée.

Pour Elizabeth Sheehy, professeure émérite à l'Université d'Ottawa spécialisée en droit criminel et affiliée à l’OCFJR, des partenaires intimes en arrivent à tuer leurs femmes à cause de fausses croyances misogynes liées au contrôle dans une relation entre un homme et sa conjointe. Selon elle, le mobile de ce crime, un comportement humain prévisible et évitable, est souvent lié au statut inférieur qu’on accorde aux femmes dans la société.

Portrait d'Elizabeth Sheehy.

Elizabeth Sheehy est professeure émérite à l'Université d'Ottawa spécialisée en droit criminel.

Photo : Courtoisie

Les hommes qui tuent leurs femmes parce qu'elles souhaitent se séparer, ou parce qu'ils croient qu'elles les trompent, ils ont leur raison. Et cette raison, c'est : "elle m'appartient" ou encore "elle me trompe et si moi, je ne peux pas l'avoir, personne ne peut l'avoir".

Le psychiatre Gilles Chamberland estime pour sa part qu’il faut être prudent. La misogynie constitue un facteur parmi d’autres. Il n'y a pas un modèle, il n'y a pas une façon de régler le problème ou de voir le problème, prévient-il.

Dans le cas bien précis des hommes qui tuent leur conjointe parce qu’ils ne leur reconnaissent pas le droit d'être autonome et de mettre fin à la relation, effectivement, la vision qu’ont ces hommes-là des femmes, elle est totalement sexiste. Totalement, totalement. Mais ça n'explique pas tout non plus.

L’individu doit présenter une certaine structure narcissique pour aller jusqu’à commettre l’irréparable, résume le médecin, qui pratique à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel.

Ça prend aussi une absence d'autocritique, une incapacité à faire des deuils et une propension à être dans l'agir plutôt que d'exprimer ses émotions, ajoute-t-il. Et là, dans un contexte conjugal, la vision que ces hommes ont de leur femme, c'est qu’elle est là pour eux, qu’elle n’a pas le droit de mettre fin à la relation et donc que leur rage est justifiée. Mais c'est loin d'être tous les féminicides, et ce n'est qu'une partie de l'explication.

La séparation, dans un couple où le cycle de violence conjugale est enclenché, agit comme une dangereuse étincelle qui risque de mettre le feu aux poudres. C’est cette période qui est la plus dangereuse pour la conjointe, et elle peut durer jusqu’à deux ans.

À partir du moment où les conjoints violents perdent le contrôle de leur partenaire, c'est là que ça devient très, très volatil. Ça peut devenir une bombe à retardement.

Une citation de Carmen Gill, professeure de sociologie à l'Université du Nouveau-Brunswick

Chantal Arseneault, présidente du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale et coordonnatrice de la Maison L'Esther à Laval, considère qu’il s’agit d’un des facteurs de risques les plus importants. Souvent, c'est préférable que la femme quitte le domicile avant d'annoncer sa rupture, conseille-t-elle.

Les intervenantes sont d’ailleurs formées pour aider les femmes à prévoir un plan de sortie le plus sécuritaire possible, selon leur situation bien spécifique. Elles peuvent aussi aider les femmes qui souhaitent demeurer avec leur conjoint à se protéger lorsque la tension monte. On va s'assurer qu'elle fasse des photocopies de ses papiers importants, qu'elle ait un sac prêt d'avance. Quand la tension monte, elle doit se rappeler d'être proche d'une porte. On élabore ce genre de scénarios, explique Mme Arseneault.

Or, parfois, les événements déboulent trop vite. L'intervenante donne l'exemple d'un cas récent qui s'est présenté en décembre à la Maison L'Esther. Une femme victime de violence conjugale a avisé son conjoint de son désir de mettre fin à leur relation tandis qu'ils vivaient toujours sous le même toit, raconte-t-elle. Il a passé une nuit entière à lui taper sur l'épaule : "Tu vas pas partir, hein? Tu vas pas partir, hein? Tu vas pas partir, hein?" On voit le niveau de tension et de harcèlement augmenter de façon significative.

Des « pièges » partout dans le système

Protéger les femmes qui se retrouvent dans ces situations potentiellement explosives est une tâche très complexe et délicate. Or, selon Chantal Arseneault, outre le personnel des maisons d’hébergement, les intervenants appelés à interagir avec les femmes en situation de violence conjugale ne sont pas nécessairement outillés pour dépister le danger.

Elle mentionne entre autres les travailleurs sociaux, les médecins et les infirmières, mais aussi les avocats, les procureurs, les policiers et les juges. D’autant plus que les facteurs de risque sont parfois difficiles à déceler au premier coup d’œil, dit-elle. Si une femme subit de la violence psychologique, verbale et économique, sans toutefois subir de violence physique, ça ne veut pas dire que cette femme-là n'est pas en danger de mort.

Elizabeth Sheehy, qui s’intéresse tout particulièrement au traitement juridique de la violence des hommes contre les femmes, partage son avis. Les gens qui jouent le rôle le plus important pour protéger les victimes de violence conjugale sont les travailleuses des centres de femmes et des maisons d'hébergement. [...] En dehors de ce réseau, je n'ai pas connaissance qu’on les aide vraiment à se protéger.

On leur tend des pièges partout dans le système. La police leur donne des conseils inutiles, comme de demeurer dans des lieux publics, faute de pouvoir les protéger ou de surveiller le conjoint violent. Le système de justice les laisse aussi fréquemment tomber. Des conjoints violents sont libérés sous caution, sans incarcération, ce qui ne donne aucun répit pour se mettre en sécurité.

Une citation de Elizabeth Sheehy, professeure émérite à l'Université d'Ottawa, spécialisée en droit criminel

J'ai vu des femmes tellement terrifiées de témoigner en cour qu'elles ont fini par commettre un parjure, parce qu'elles avaient peur de ce que leur conjoint allait leur faire ensuite. Et il n'y a rien pour les protéger, dénonce la professeure.

Selon elle, la réponse du système de justice aux plaintes des victimes de violence conjugale qui tentent de se protéger du pire est aussi inadéquate. C’est un problème sérieux. Le message envoyé aux femmes c'est : ne vous embêtez même pas, de toute façon on ne vous aidera pas. Et le message envoyé aux hommes, c'est qu'ils peuvent commettre des actes violents contre les femmes en toute impunité, résume Mme Sheehy, qui évoque également le système de droit familial comme partie intégrante du problème.

Ce système, qui garantit des droits de visite aux conjoints qui sont également pères de famille, est en effet un casse-tête pour les intervenantes qui tentent de protéger les enfants et leur mère. Ajuster les conditions d’un interdit de contact au criminel pour permettre au conjoint d'aller chercher les enfants, ça, pour nous, ce sont des situations à éviter parce que ça met les enfants en danger, affirme Chantal Arseneault.

Même son de cloche du côté de Manon Gariépy, intervenante depuis maintenant 28 ans au Carrefour pour Elle à Longueuil. Selon son expérience, les interdits de contact sont très fréquemment brisés, et ce, rapidement après que la conjointe a porté plainte. Les non-respects de conditions, il y en a tellement. [...] Les conjoints ne respectent pas beaucoup les interdits de contact. Je ne pourrais pas donner de statistiques, mais c’est fréquent. Je sais que je ne suis pas dans le champ si je dis que c’est environ les trois quarts du temps.

Les conjoints testent et s’essayent. Par exemple, ils appellent, mais disent que c’est pour parler aux enfants. C’est difficile pour les policiers de prouver qu’il y a non-respect des conditions, il s’agit souvent pour eux d’une « zone grise ». Et s’ils considèrent que le conjoint est en faute, il faut que la femme dépose une autre plainte. Il ne s’agit pas juste d’appeler et de signaler. C’est chaque fois un nouveau processus, donc ce n’est quand même pas facile.

Les interdits de contact, c'est bien, bien facile à ne pas respecter. Et il n'y a pas de conséquences. Je pense que si les conséquences étaient nommées, [...] il briserait sa condition seulement une fois. Pas 10 ou 15.

Une citation de Manon Gariépy, intervenante au Carrefour pour Elle

Malgré les embûches, Manon Gariépy affirme qu’elle tient à encourager les femmes à dénoncer les non-respects de conditions commis par un conjoint violent. À tout le moins pour que ce soit ajouté au dossier et qu’on ne considère pas qu’il s’est complètement conformé à l’interdit de contact au moment de procéder en justice avec les accusations, dit-elle.

Ce n'est pas le résultat qui compte, mais le message que la femme envoie, dit l’intervenante. Parce que les sentences, ça, c'est un autre dossier. Ce n'est pas pour rien que ce n'est pas pris au sérieux, tout ça. Les sentences ne vont pas de pair avec les gestes posés. Moi, quand une femme me dit que son conjoint a été incarcéré, mon Dieu, je me dis : ''Hey, ça a vraiment dû être grave''.

Poser les bonnes questions

La prévention du cycle de violence conjugale pouvant mener au féminicide intime est une tâche complexe, mais pas impossible. Pour Chantal Arseneault, du Regroupement des maisons d’hébergement, le nerf de la guerre, c’est la formation. En plus, bien sûr, d’un investissement financier afin d’augmenter le nombre de ressources et de consolider les différents services offerts aux femmes à court, moyen et long terme.

Il faut y aller mur à mur dans la formation pour que l'ensemble des intervenants puissent poser les bonnes questions pour dépister, dit Chantal Arseneault. On en a vu des situations où un conjoint violent a vu des professionnels parce qu'il était en crise suicidaire, par exemple. Mais a-t-on posé les bonnes questions pour évaluer si quelqu’un d’autre était en danger?

Quand une femme demande un divorce et que le conjoint est encore dans la maison, l'avocat, souvent, il le sait, illustre-t-elle, rappelant que la séparation est l'un des facteurs de risque les plus importants. Donc s'il a été formé, s'il est capable de dépister, ça peut faire en sorte qu'il pose les bonnes questions, qu'il agisse différemment et qu'il la dirige vers nos ressources. Et nous, on va faire tout le processus avec elle pour sa sécurité.

Plus encore, Mme Arseneault aimerait voir une vaste campagne de sensibilisation menée auprès de la population, parce que les proches sont les premiers à pouvoir intervenir. Il faut que monsieur, madame Tout-le-monde, les amis, les frères, les sœurs puissent détecter les indicateurs de violence conjugale, dit-elle.

Les professeures Carmen Gill et Elizabeth Sheehy sont d'accord avec elle. Ça fait 40 ans que, dans le mouvement des femmes, on parle des différentes formes de violence, qu'elles soient physiques ou non physiques, note Carmen Gill. Il faut qu’il y ait plus de sensibilisation auprès de tout le monde sur ce qu'est la violence faite aux femmes et arrêter de parler seulement de violence sexuelle ou physique.

Les policiers, ils ne sont pas idiots, ils travaillent avec les outils qu'on leur donne. Si on leur donne des outils pour mesurer la violence physique ou la menace de violence physique, et que ces signes ne sont pas présents, alors on va avoir beaucoup de difficulté à considérer qu'il y a une infraction.

Une citation de Carmen Gill, professeure de sociologie à l'Université du Nouveau-Brunswick

Les deux professeures sont aussi d’avis qu’une stratégie nationale devrait être élaborée au niveau fédéral. La violence contre les femmes, c'est la même, qu'on soit en Colombie-Britannique, à Terre-Neuve, au Québec ou en Ontario. C'est sûr qu'il y a des spécificités, mais, n'empêche, c'est la même problématique, résume Carmen Gill.

L’objectif serait de coordonner la réponse des différents paliers de gouvernement, de favoriser l’imputabilité et d’éviter les erreurs de communication. Le fédéral crée les dispositions du droit criminel, mais les gouvernements provinciaux sont chargés de les appliquer à travers les corps de police et les cours provinciales, explique pour sa part Elizabeth Sheehy. Cette compétence partagée devient un problème parce que les deux parties peuvent s'accuser mutuellement d'être responsables du mauvais fonctionnement.

Notre dossier Ces femmes qu’on tue

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