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À toutes celles qui n’ont pas survécu

Après 25 années à encaisser les coups et les menaces de son ex-conjoint, Nathalie Trottier a accepté de témoigner afin que cesse le cycle de la violence.

Nathalie Trottier porte un veston rouge sur lequel est épinglé un ruban blanc, signe de solidarité avec les victimes de Polytechnique.

Nathalie Trottier dénonce la honte que ressentent les femmes victimes de violence conjugale. Elle parle de son passage en centre d'hébergement comme d'un moment crucial dans son cheminement, un endroit où on lui a donné les outils pour reprendre le contrôle de sa vie.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

« La première fois, je ne peux pas l'oublier. C'était en 2001, juste après les tours jumelles. Cette journée-là, le père de mes enfants a tenté de m'étrangler. »

Nathalie Trottier amorce son récit avec une aisance déconcertante. Dans sa voix, on décèle quand même une certaine nervosité. Elle a visiblement conscience de l’importance de son témoignage pour toutes celles qui ne peuvent pas s'exprimer librement. Que ce soit par peur de représailles ou sous l'effet de la honte injustifiée.

Quand il m'a lâchée, j'ai repris mon souffle – parce que je n'en avais plus – et je me suis sauvée à l’extérieur en courant. J'ai couru, couru, couru. Jusqu'à me demander : mon Dieu, mais qu'est-ce qui vient de se passer?

Cette agression n’était pas la première. Le conjoint de Nathalie, aujourd'hui décédé, était violent depuis le début, ou presque. Elle l’a rencontré à 16 ans. Son premier amour. Mais cette fois, elle a vraiment cru qu’elle allait y passer. À un moment donné, j’ai arrêté de me débattre.

Par ce bel après-midi d’octobre où les enfants jouent dehors chez leurs amis, Nathalie se retrouve à courir, pieds nus dans l'automne. Une voiture de police est passée près de moi. Les agents sont venus me voir. Ce n'était pas normal. Je pleurais. Je tremblais. J'étais dans tous mes états.

Ces femmes qu'on tue

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 Une femme à contre-jour

Les policiers lui demandent si elle a besoin d’aide. D’emblée, ils proposent de la raccompagner chez elle. Où peut-on se sentir en sécurité, sinon dans sa propre maison? Je me suis mise à trembler encore plus. J'étais incapable de parler et je faisais “non” de la tête. J’étais sous le choc.

Ils ont compris.

Cette première fois, Nathalie ne pourra jamais l’oublier. Ce n'était pas celle de la première agression. Ce n'était pas non plus celle de la pire. C'était la première fois où on lui venait en aide.

« Ça n'arrivera plus »

Les policiers sont venus me mener ici, explique Nathalie. « Ici », c’est au Carrefour pour Elle, une maison d’hébergement pour femmes en situation de violence conjugale qui dispose de neuf chambres. On y accueille aussi les enfants, comme en témoigne la salle de jeux colorée, d’où proviennent les exclamations de quelques-uns qui s’affairent à se distraire.

C'était la fin de l'après-midi quand je suis arrivée. Je me suis couchée et j'ai dormi jusqu'au lendemain matin tellement j'étais vidée. Quand je me suis réveillée, j’ai réalisé que je n’étais pas rentrée dormir. Là, je me suis mise à avoir vraiment peur, raconte-t-elle.

Elle cherche alors le regard bienveillant de Manon Gariépy, assise tout près. Manon accueille les femmes au Carrefour depuis maintenant 28 ans. C’est aussi elle qui nous reçoit pour l’entrevue. L’intervenante écoute attentivement le récit, comme si elle l’entendait pour la première fois. Or, c’est elle qui était en poste lors de la première visite de Nathalie.

Au lendemain de l’agression, Nathalie suit les conseils des intervenantes, dont Manon, et retourne chez elle accompagnée de policiers. Elle doit récupérer son sac à main, prendre au moins des souliers, quelques vêtements, les papiers importants... Lesquels? Et puis quoi d’autre?

Ses trois garçons sont à la maison. À cette époque, ils ont 7, 9 et 11 ans. Ils sont inquiets. Ils supplient leur maman de rester. Nathalie tente tant bien que mal de rassembler ses effets personnels. Mais son conjoint aussi est là. Il pleure. Il demande pardon. Ça n’arrivera plus, assure-t-il. Les policiers expliquent alors à monsieur qu’il ne doit pas s’adresser à madame. Mais c’est trop tard.

Nathalie a pris sa décision : elle reste.

« Si tu pars, je vais me tuer avec les enfants »

De 2001 à 2012, la mère de famille a fait huit séjours en centre d’hébergement. En plus de trois autres chez des proches. En 11 ans, elle est partie 11 fois.

Une des raisons pour lesquelles je suis restée aussi longtemps, c'est pour les enfants, explique-t-elle. [Si tu pars,] tu n'es pas là pour les protéger si jamais il pète une coche. Il n'a jamais battu les enfants. Mais la violence psychologique et verbale, il y en avait.

Et je ne suis jamais venue au centre avec eux, précise-t-elle. Quand arrivait une crise, les enfants n'étaient pas là ou ils étaient couchés. Chaque fois qu’un événement explosif arrivait – s’il me rentrait dans un mur ou s’il me tirait par les cheveux, par exemple –, j'avais juste le temps de prendre ma sacoche. Quand je sentais que ça allait exploser, c'est sûr que je gardais des souliers dans mes pieds.

Tu avais appris de la première expérience, résume Manon. L’intervenante parle doucement et prend visiblement soin de ne jamais interrompre Nathalie. C'est toutes les menaces que tu as reçues aussi, si ma mémoire est bonne. Et comme il a déjà exécuté plusieurs menaces, tu sais que ça se peut. Tu sais que c'est vrai. Tu sais que c'est possible.

Les menaces auxquelles Manon fait référence, ce sont celles faites aux femmes et aux enfants et dont l'exécution surgit encore trop souvent dans les pages de la section judiciaire. Ce sont toutes les petites phrases assassines du genre : “Tu le sais que moi je ne peux pas vivre sans toi, mais moi je sais sans qui tu ne peux pas vivre. Si tu pars, je vais me tuer avec les enfants”.

Les craintes de Nathalie étaient donc bien réelles. Tout autant que celles de certains proches. Il n'y avait pas une journée où je ne regardais pas le journal en me disant : "mon Dieu, j'espère que je ne vais rien voir sur Nathalie", raconte sa meilleure amie, Shawna. De nature timide, l’éducatrice en garderie a accepté de témoigner au téléphone.

Les deux femmes se sont rencontrées au travail, à l’époque où Nathalie était cuisinière dans une garderie. Elles sont devenues proches aussi rapidement qu’elles ont été séparées par les mensonges du conjoint qui n'aimait pas trop ça. Shawna se souvient d’un homme très, très, très contrôlant dont elle avait elle-même peur.

Quand lui était là, je pouvais la voir. Mais quand lui a décidé que c'était fini, elle ne me parlait plus vraiment, affirme Shawna. À l’époque, elle savait déjà dans quelle dynamique de violence était maintenue son amie.

J’en savais, mais pas encore à quel point il était violent. [...] Je pense qu’elle s'est un peu ouverte à moi parce que j'avais aussi vécu des choses de mon côté. Pas aussi intenses, mais elle savait que j’étais passée par là, explique Shawna.

Malgré leur complicité, les deux femmes ont fini par couper les ponts. Nathalie ne voulait pas faire de chicane avec lui, donc elle a pris son côté. Quatre ou cinq années de silence se sont donc écoulées. Jusqu’à ce que Nathalie appelle Shawna, depuis une cabine téléphonique, un soir de décembre 2010.

Il est 20 h 45. Nathalie a passé la journée à errer à Place Longueuil, qui doit bientôt fermer ses portes. Elle a trop peur pour rentrer à la maison. La sonnerie retentit dans le combiné. Elle est nerveuse. J’avais honte. Je me disais qu’elle allait me raccrocher la ligne au nez, après cinq ans.

Shawna décroche. Nathalie éclate en sanglot, incapable de parler. La réponse de sa meilleure amie est inespérée : T’es où? Je m’en viens te chercher.

Même encore aujourd'hui, ça vient me chercher, raconte Nathalie.

Depuis le début de l’après-midi, elle est assise sur le bout de son fauteuil gris – un parmi la multitude qui meuble la salle de groupe du Carrefour pour Elle. Au fil de son récit, la nervosité a laissé place à de l’aplomb. Mais là, elle se recueille un instant, en silence. L’émotion prend le dessus pour la première fois.

Tout le monde devrait avoir une Shawna dans sa vie, laisse tomber Nathalie d’une voix légèrement cassée. Mon amie ne m’a jamais jugée, dit-elle.

« Pour qu'aucun autre ne te trouve belle »

Pour Shawna, c’est crucial. Elle s’est en effet toujours fait un point d’honneur de ne pas brusquer son amie, même si elle avait vraiment peur qu'il lui arrive un drame.

C'était important de lui dire que j’étais là pour elle, peu importe la décision qu'elle prend. Ce n'était pas à moi de décider quand elle serait prête à le quitter.

Et comme de fait, Nathalie réintègre la relation une ultime fois. Tout juste après qu’elle s'est réfugiée chez Shawna, son conjoint a tenté de mettre fin à ses jours. C’était violent, il s’est ouvert la gorge avec un couteau de cuisine, raconte Nathalie. Juste avant, il avait pris le soin de découper tous les vêtements de sa femme; manteaux, bottes et bikinis inclus. Pour qu'aucun autre ne la trouve belle dans les vêtements que, lui, il lui avait achetés.

C’est son plus vieux qui, dépassé par les événements, lui a appris la nouvelle au téléphone. J’étais au pied du mur, dit-elle. Je suis revenue. Je suis restée un an. Cette année-là, ça a été la pire de ma vie parce que je savais jusqu'où il était prêt à aller.

L’année en question a aussi été marquée par la troisième tentative de suicide de Nathalie. Un épisode durant lequel son conjoint a refusé de lui porter assistance. Il aimait mieux que je meure dans son lit que de prendre le risque de m'envoyer en psychiatrie et que je raconte pourquoi j'avais tenté de me suicider, dit-elle.

Il n'a jamais appelé l'ambulance. Je ne suis jamais allée à l'hôpital. Je n'ai jamais eu de lavement. J'ai été couchée deux jours de temps dans mon lit, les jambes paralysées. [...] J'ai eu mal à l'estomac pendant des semaines et des semaines.

Si mon fils n’avait pas été là pour prendre soin de moi, je ne serais pas ici pour raconter mon histoire, dit Nathalie.

Après cette année d'enfer, elle a fini par le quitter pour de bon. C'était en 2012.

J'ai pris tout ce qu'on m'a donné pour m'en sortir. Je n'ai rien refusé, répète-t-elle à plusieurs reprises.

Il a mis fin à ses jours en 2014.

Briser le tabou

Nathalie Trottier porte un veston rouge sur lequel est épinglé un ruban blanc, signe de solidarité avec les victimes de Polytechnique.

Après avoir subi de la violence conjugale pendant 25 ans, Nathalie Trottier souhaite partager son expérience afin d'aider celles qui en sont victimes.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Aujourd’hui, la femme est sereine et accomplie. Elle peint, elle travaille, elle profite de sa petite-fille, elle est en amour depuis quatre ans, dans une belle relation saine et égalitaire. Elle milite et s’implique dans une multitude de projets. Elle évacue les vieux réflexes de honte pour partager son histoire, et elle aimerait même donner des conférences.

Nous sommes au début du mois de février, mais sur son veston rouge est épinglé le ruban blanc de Polytechnique. En signe de solidarité avec les victimes de la tuerie du 6 décembre.

En décembre dernier, justement, Nathalie a une fois de plus mis sa timidité de côté pour parler de son expérience. Elle a dénoncé la violence envers les femmes devant une centaine de personnes réunies à Brossard, pour le 30e anniversaire de Polytechnique. En mémoire des 14 femmes qui ont été abattues.

Nathalie Trottier est une survivante. Et elle est pleinement consciente de l’importance de partager son histoire. Pour celles qui ne peuvent le faire. Mais aussi pour toutes celles qui, contrairement à elle, n’ont pas survécu.

L'Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation (OCFJR) estime que de janvier à novembre 2019, 118 meurtres commis à l’endroit de femmes ou de filles sont en fait des féminicides, tous types confondus. De ce nombre, plus de la moitié ont été commis par un partenaire ou un ex-partenaire.

Notre dossier Ces femmes qu’on tue

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SOS Violence conjugale

1 800 363-9010

sosviolenceconjugale.ca (Nouvelle fenêtre)

Ligne québécoise de prévention du suicide

1 866 APPELLE

besoinaide.ca (Nouvelle fenêtre)

Réseau des Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC)

1-866-532-2822

cavac.qc.ca (Nouvelle fenêtre)

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