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L’affaire des femmes autochtones de Val-d’Or : le poids de l’histoire

Bridget Tolley pleure après l'annonce sur l'Enquête nationale sur les femmes autochtones. Elle tient une photo de sa mère tuée en 2001.

Bridget Tolley pleure après l'annonce sur l'Enquête nationale sur les femmes autochtones. Elle tient une photo de sa mère tuée en 2001.

Photo : La Presse canadienne / Justin Tang/PC

Les Autochtones, nous dit le professeur de science politique à l'Université Concordia Daniel Salée dans une lettre ouverte, ont été représentés comme des citoyens indésirables dans notre histoire. Les gouvernements aujourd'hui perpétuent cette situation.

L’émoi causé par la récente décision du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) de ne pas donner suite aux plaintes portées par des femmes autochtones de Val-d’Or contre des agents de la Sûreté du Québec, qu’elles accusent de multiples sévices à leur endroit, nous rappelle, une fois de plus, la difficile et déplorable réalité avec laquelle celles-ci (et les peuples autochtones de façon générale) doivent composer.

Comment se fait-il que l’on en soit là? D’aucuns, se réclamant de la rigueur et de la raison, répondront qu’en vertu des règles de procédures régissant la décision d’entamer ou non une poursuite criminelle et pénale, le DPCP n’avait pas d’autre choix. Sans preuve suffisante, il ne pouvait aller de l’avant.

Soit. Mais là n’est pas le fond de la question. L’affaire des femmes autochtones de Val-d’Or n’est qu’un triste chapitre de plus dans l’histoire de relations de pouvoir atrocement inégales qui marquent depuis plus de 250 ans les rapports entre Autochtones et Allochtones au Québec et au Canada.

Alors que depuis les années soixante, plusieurs commissions d’enquête et bons nombres de spécialistes se sont évertués à indiquer clairement là où le bât blesse en matière de politique autochtone, comment expliquer que l’on ne parvienne toujours pas aujourd’hui à élaborer et à mettre en place les paramètres d’un vivre ensemble harmonieux et durable avec les peuples autochtones? Comment se fait-il qu’en dépit de nos Chartes exemplaires de droits et libertés et d’une jurisprudence qui balisent les obligations de l’État à l’égard des peuples autochtones, les droits et libertés de ces derniers ne fassent pas l’objet de la même sollicitude ni du même empressement dont on fait volontiers preuve lorsqu’il s’agit de la sauvegarde des droits et libertés des autres citoyens?

C’est à ces questions fondamentales que renvoie l’affaire des femmes autochtones de Val d’Or.

Un Autochtone est-il implicitement un individu néfaste aujourd’hui ?

Les travaux du philosophe italien Giorgio Agamben sur la dynamique politique contemporaine jettent quelque éclairage sur ces paradoxes. Agamben ressuscite un concept juridique de la Rome antique, celui d’homo sacer, pour montrer combien au fond l’État libéral démocratique fonctionne à coup d’exceptions et se garde la latitude nécessaire pour déroger aux grands principes d’inclusion, d’ouverture et de respect de la vie et de la dignité humaine qui l’animent en théorie.

L’homo sacer c’est l’individu jugé néfaste au corps social, dépouillé sans ménagement des avantages de la citoyenneté, réduit à la vie nue, que quiconque peut tuer – littéralement – en toute impunité.

Transposée à l’ère moderne, la figure de l’homo sacer joue un rôle primordial dans le fonctionnement de l’État : elle l’exonère de sa propension à se soustraire à ses obligations de protéger la vie et d’assurer la sécurité des individus. Le corps et la présence de l’homo sacer étant posés comme toxiques par définition, s’en débarrasser, n’y accorder aucune valeur, c’est en fait protéger les corps sains contre une indubitable menace.

Ainsi, même s’il fait fi de certaines vies, l’État n’en accomplit pas moins son devoir puisqu’il protège nombre d’autres vies qui, elles, méritent véritablement ses bienfaits. Dans ce cadre conceptuel et politique particulier, les inconduites et comportements iniques de l’État à l’égard de certains groupes ou individus inconvenants n’ont rien de répréhensible. Ils ont plutôt pour fonction d’assainir la société et participent de la mission fondamentale qui anime l’État moderne.

La notion d’homo sacer élucide en fait l’incongruité apparente que représentent l’exclusion et l’affaiblissement délibéré de certains groupes et individus dans une société vouée pourtant au respect de toute vie humaine, quelle qu’elle soit.

Daniel Salée, professeur titulaire de science politique à l'Université Concordia

Daniel Salée, professeur titulaire de science politique à l'Université Concordia

Photo : Université Concordia

La Loi sur les Indiens officialise la mise au ban des peuples autochtones

Au Canada, la logique inhérente à l’homo sacer est à l’œuvre et s’inscrit à demeure dans le code génétique de la société et de l’État dès la fin du 18e siècle. Afin de se dédouaner de dépouiller les Autochtones de leurs terres et des moyens d’assurer leur subsistance, il a bien fallu se les représenter comme un obstacle à l’accomplissement de plans jugés tellement plus valables de développement territorial et économique et partant, comme une nuisance que l’on se sentira tout à fait justifié de dévaloriser et, à terme, d’exciser du corps social.

La Loi sur les Indiens de 1876, qui, à travers les réserves, officialise la mise au ban des peuples autochtones, les dépolitise et les dépossède de leviers économiques essentiels, de même que le système des pensionnats autochtones, qui n’aura d’autre fin que d’« effacer l’Indien », participent de cette démarche d’autojustification.

On ne peut comprendre le sort réservé aux peuples autochtones – dont les événements de Val-d’Or ne sont qu’un exemple affligeant parmi tant d’autres – sans réaliser au préalable que la société et l’État canadiens émanent d’une violence fondatrice et pratiquement irréversible perpétrée sans remords et répétée sans retenue à l’égard des peuples autochtones. Cette violence est inscrite au cœur de notre ADN sociopolitique et marque si profondément nos rapports avec ces derniers qu’elle n’émeut presque personne.

Aussi, derrière le refus obstiné du gouvernement Harper d’instituer une commission d’enquête nationale sur les femmes autochtones disparues et assassinées, derrière la réticence du gouvernement Couillard à faire la lumière sur les événements de Val d’Or, derrière l’hésitation évidente de la classe politique à endosser les propos de l’observatrice civile indépendante suggérant que l’affaire de Val-d’Or représente un cas de racisme systémique, derrière enfin les voix qui s’élèvent déjà pour douter du bien-fondé des témoignages des plaignantes autochtones et réclamer que soient versées des indemnités aux policiers désormais innocentés continue d’opérer sans relâche le processus sourd d’« homosacerisation » de l’Autochtone.

Des gains sociaux arrachés de haute lutte par les Autochtones

D’aucuns objecteront que cette perspective exagère la situation; les agissements honteux de certains ne sauraient faire foi de tout. Et quoi qu’il en soit, les choses ont quand même évolué au cours des deux dernières décennies : on a vu la Cour suprême rendre un certain nombre de décisions à l’avantage des peuples autochtones, leurs voix se font entendre aujourd’hui avec plus d’intensité, les gouvernements procèdent avec plus de respect et de circonspection à leur égard et les dynamiques de pouvoir brutal et intransigeant d’antan n’ont plus cours.

Peut-être. Mais ces transformations doivent beaucoup plus à la détermination et aux luttes acharnées des peuples autochtones qu’à la magnanimité de l’État ou à un réel désir de la société allochtone de faire amende honorable.

Il en faudra davantage pour modifier la donne des relations entre Autochtones et Allochtones. Les commissions d’enquête et les promesses officielles de réconciliation peuvent bien un temps servir de baume sur les plaies ouvertes des peuples autochtones, mais l’histoire montre qu’elles contribuent rarement à extirper les pratiques fâcheuses de domination et de pouvoir des ornières du passé.

C’est à une mutation en profondeur de notre ADN sociopolitique qu’il faut procéder, rien de moins, si tant est que nous ayons vraiment à cœur de changer les choses. Sans pareille mutation qui nous amènerait d’abord à reconnaître qu’existent toujours des dynamiques de pouvoir inacceptables dans une société qui se veut juste et démocratique, et qui nous inciterait ensuite à les déconstruire, il est fort à craindre que de la coupe aux lèvres la distance n’aille guère en s’amenuisant.

Daniel Salée

Professeur titulaire

Sciences politiques

Université Concordia, Montréal

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